Texte intégral
Paris Match. Vous êtes fidèle à votre coiffeur et à votre coiffure. C'est à peu près la seule chose intime que l'on connaisse de vous.
Martine Aubry. C'est vrai. Peut-être par pudeur. Je tiens à conserver mon jardin secret. Je ne souhaite pas mêler à ma vie publique ma fille, ma famille, mes amis, même si je comprends que d'autres puissent faire des choix différents.
P.M. Je ne parlais pas de votre vie privée, mais de vous, de votre personnalité. Vous cultivez le mystère ?
M.A. Pas du tout. On me pose rarement des questions sur moi, mais ça ne me dérange pas de parler de ce qui me plaît et qui, souvent, se trouve loin de mes préoccupations professionnelles. C'est même un plaisir d'en parler. Mes amis sont plutôt peintres, architectes, sculpteurs. Nous avons des goûts et des passions en commun. Il y a beaucoup de gens du Sud aussi.
P.M. Vous avez un lien personnel avec le Sud ?
M.A. Maman est basque. Je suis très attachée au Pays basque, où j'ai passé toutes mes vacances pendant mon enfance. Mes vacances, aujourd'hui, je les passe en Italie, à laquelle je suis très attachée. Je pense qu'en Italie les gens ont un sens inné de la beauté, une façon de vivre ensemble forte et solidaire. Ce que j'ai retrouvé dans le Nord. Le nord de la France qui est le sud du Nord. Les femmes et les hommes du Nord savent accueillir, aiment la fête. Je partage cela avec bonheur.
P.M. Le Sud, c'est l'exubérance, le rire, la folie...
M.A. Oui, c'est la vie !
P.M. Vous semblez si loin de tout ça !
M.A. Je pense que dans mon travail je suis quelqu'un de rigoureux, mais, rassurez-vous, j'aime la vie. J'aime faire la cuisine pour ma famille, mes amis. J'ai une passion pour la peinture, l'opéra. Je retrouve tout cela dans le Nord comme en Italie.
P.M. Puisque sur le divan on en revient toujours à l'enfance, que diriez-vous de la petite fille que vous étiez pour expliquer ses goûts antinomiques pour la rigueur et l'imagination, cette image de forte en thème et cette propension à rire, que l'on constate quand on vous rencontre ?
M.A. Je n'étais pas une très bonne élève, pas vraiment sage. Le petit diable. Celle qui parle tout le temps, qui fait rigoler les autres. J'étais en avance, donc plus jeune. On me reprochait d'être immature. J'ai eu une enfance très heureuse dans une famille très unie. Nous allions en vacances chez mes grands-parents en Corrèze et au Pays basque. Mon grand-père était un peu le sage du village que l'on consultait pour qu'il arrange des affaires entre voisins. C'était un Basque pur. Il avait, comme ma grand-mère, le sens de la justice, une grande rigueur mo[illisible] et en même temps une immense joie de [illisible]. C'est aussi ce mélange que j'ai reçu de mes parents. Mon père me poussait vers la réflexion, le développement moral et intellectuel, et maman vers les autres, vers la vie, en gardant les pieds sur terre.
P.M. Votre père ne souhaitait-il pas, tout de même, que vous soyez la première de la classe ?
M.A. Pas tellement, en vérité. Bien sûr, il était un peu exaspéré par le fait que je n'étais pas tellement au niveau, plus d'ailleurs sur le plan de la conduite que sur le plan du travail. Mais mes parents voulaient surtout que j'ouvre les yeux sur tout ce qui construit un être en dehors des études. On allait très souvent au cinéma, voir des expositions de peinture. Mais je devais aussi assister aux courses cyclistes et aux matchs de foot avec mon frère. Là, c'était parfois un peu dur mais il me reste une passion pour le foot ! Je n'ai commencé à travailler sérieusement qu'à partir de la troisième année de fac, grâce à des professeurs exceptionnels en économie.
P.M. On ne peut pas dire que vous étiez dévorée par l'ambition. On pense pourtant que les grandes carrières se construisent dès l'enfance sur la volonté farouche de réussir. Aujourd'hui, cependant, vous êtes vice-Premier ministre de la France et présidentiable un jour...
M.A. Je n'y ai jamais pensé. En fait, je voulais faire de la recherche en économie. En même temps que la fac, j'ai fait l'Institut des sciences sociales du travail et Sciences po. Puis j'ai présenté l'Ena, j'y suis entrée mais je n'avais jamais vraiment envisagé de le faire. Je pensais plutôt me consacrer à la recherche, mais j'ai pris un chemin différent. Et aujourd'hui je suis ravie de ce que je fais. Je me bats pour ce que je crois et c'est une chance formidable. Mais je n'ai pas rêvé toute ma vie de faire de la politique. Si je devais ne plus en faire, ce ne serait pas un drame pour moi, même si je pense que la politique est le moyen privilégié pour faire bouger les choses. J'ai un très bon souvenir de mes années passées dans l'entreprise mais je préfère me battre pour faire avancer la société plutôt que gagner un marche même si les deux sont utiles. En politique, j'arrive à faire coïncider l'intérêt intellectuel et la proximité de terrain. La politique me plaît pour ce qu'elle permet de faire, pas pour ce qu'elle est. Les attributs du pouvoir ne m'intéressent pas, je dirais presque que c'est ce qui me gêne le plus.
P.M. Pourtant, vous êtes maintenant une élue. Un élu est contraint à des compromissions, ne serait-ce que pour les campagnes électorales, auxquelles n'est pas soumis un expert qui appartient au gouvernement pour ses compétences.
M.A. Au contraire, parce que dans la vie d'un élu local les gens vous connaissent comme vous êtes, alors que l'image de quelqu'un qui dé fend un dossier est forcément schématique. Le combat contre le chômage ne m'amène pas à rire quand j'en parle, alors que dans la vie de tous les jours je suis quelqu'un qui aime rire. Aussi bien à Lille que dans ma circonscription, c'est plus facile de me montrer telle que je suis, parce que le contact est simple. Le rapport de proximité est plus important que la connaissance technique d'un dossier. Je me sens plus à l'aise et plus détendue moi-même quand je suis sur le terrain. C'est pour ça que le mandat de maire me semble le plus beau. On touche à la réalité. On fait bouger, certes, un bout de terrain peut-être plus petit que celui que je fais bouger aujourd'hui, mais on connaît ceux qui vont en bénéficier. J'ai besoin, sans arrêt, du lien entre la réalité et la réflexion. La vie n'a pas de sens, si à la fin de ses jours on se dit : "Bon qu'est-ce que j'ai fait ? J'ai gagné de l'argent ? J'ai ac cumulé des biens ?" Si je peux dire : "Comme maire, j'ai aidé à rénover ma ville, à faire connaître des artistes, des chômeurs, des personnes âgées, des handicapés à mieux vivre", je n'ai pas perdu mon temps. Et comme ministre, je m'inspire de ces actions locales pour leur donner une dimension plus large. Tout cela a un sens.
P.M. Et vous dans tout ça ?
M.A. Eh bien, j'ai de la chance. Je fais ce que j'aime. Je me bats pour ce à quoi je crois.
P.M. Le sens d'une vie, le bonheur, ce peut être aussi de s'accomplir soi-même. Là Vous semblez vous accomplir à travers...
M.A. Ah, non ! Pas du tout ! Quand je réussis dans un de mes projets, je suis heureuse, je vous assure !
P.M. Mais ce n'est pas une perspective égoïste, hédoniste, nécessaire à tous les individus, c'est encore en terme de défi !
M.A. Non. Je ne pense pas que ce soient des défis. Ou alors ils sont considérables. Si on prend ce ministère, entre le chômage, la Sécurité sociale, les handicapés, les personnes âgées, les immigrés... C'est énorme ! Ce qui est important pour moi, c'est que pendant mon passage ici je fasse avancer les choses, je fournisse quelques réponses.
P.M. Et votre famille, alors ! Quand vous parlez, il semble que vous soyez entrée dans les ordres.
M.A. Oh non, quelle horreur ! Les ordres ne sont pas la vie ! Or moi, je ne fais pas de différence entre cette action et la vie. Et si je fais tout cela, c'est parce que, justement, j'aime vivre, j'aime les gens. Pour moi, tout est lié. De formation, je suis économiste, je continue à avoir des raisonnements économiques, et si j'interviens dans le domaine social en politique, c'est parce qu'il y a les gens derrière.
P.M. Mais est-ce que vos proches n'ont pas le sentiment de passer après les autres, tous ces autres si innombrables ? Vous n'avez plus de temps à leur consacrer.
M.A. Je passe une grande partie de mon temps libre avec ma fille. J'ai sans doute plus besoin d'elle, qu'elle de moi. Elle a 20 ans ! Mais nous avons beaucoup de goûts communs : nous adorons nous balader, aller au théâtre, voir des expositions et tout simplement discuter le week-end lorsqu'elle est là.
P.M. Le week-end, vous devez aussi vous rendre à Lille. Alors combien de week-ends pouvez-vous lui consacrer par mois ?
M.A. Un sur deux disons, mais je lui téléphone presque tous les jours.
P.M. Vous êtes une boulimique du travail, c'est combien d'heures par jour ?
M.A. Beaucoup, mais je ne suis pas une boulimique du travail. J'aime faire bien ce que j'ai à faire. Il faut se donner à fond pour que cela avance. Comme j'ai horreur de comprendre les choses à moitié, je travaille beaucoup.
P.M. Trente-cinq heures par jour ?
M.A. C'est à peu près ça. Mes collaborateurs ont fait une pétition pour avoir trente-cinq heures de sommeil par semaine !
P.M. Vous n'avez pas, parfois, le regret de ne pas avoir de temps pour vous ?
M.A. C'est ce qui me manque le plus. Mais ce que je vis aujourd'hui est exceptionnel. Quand on a la responsabilité de traiter les problèmes de chômage de la Sécurité sociale, de la santé, il faut s'y donner à fond, ou alors ce n'est pas la peine de faire de la politique. C'est sûr que je rêve parfois de me retrouver chez moi, tranquille, voir ceux que j'aime et faire aussi ce que j'aime, moi. Aller au marché pour préparer un bon dîner, aller au théâtre. J'arrive juste à prendre un peu de temps pour aller voir quelques expositions de peinture.
P.M. Et la lecture ?
M.A. J'achète des tas de livres. Ils s'empilent dans ma chambre en attendant des jours plus calmes. J'aime beaucoup les écrivains latino-américains, bien sûr les Italiens, mais aussi les Japonais. J'ai lu, récemment, deux romans de Ryu Murakami, "Les bébés de la consigne automatique" et "Kyoko". Ils mêlent la violence et l'efficacité japonaise à la poésie et une grande imagination.
P.M. Nous avons commencé avec l'Italie et maintenant vous parlez du Japon en dévoilant un goût pour l'imagination, un côté baroque. Est-ce que le secret que vous cachez sous un aspect sérieux, c'est justement ce côté baroque ?
M.A. Ce n'est pas un hasard, si j'ai une passion pour la musique, l'opéra et l'architecture baroques. Je pense que c'est la sublimation de ce que sont les hommes. Le baroque, c'est vrai pour l'opéra, c'est vrai pour l'architecture, nécessite une très grande technicité et une très grande rigueur auxquelles s'ajoutent une imagination débridée et parfois même un peu de folie. Pour moi, un être humain, c'est cette somme : un mélange de force et de fragilité. C'est aussi ce que je suis même si l'on me perçoit souvent autrement dans mes fonctions actuelles. La réalité a pris le pas sur le rêve.
P.M. Comment en arrive-t-on à une telle abnégation ?
M.A. Mais ce n'est pas de l'abnégation !Je suis très heureuse ! J'ai la chance extraordinaire de pouvoir faire ce à quoi je crois. Si l'on n'est pas prêt à s'engager, il ne faut pas faire de la politique ! Quand je serai à Lille, j'aurai le même engagement, mais le rythme sera peut-être moins soutenu. Au ministère, je ressens la lourdeur de la charge et des responsabilités. Le jour où je me dirai : "Je n'y arrive plus", j'arrêterai. Je ne resterai pas pour être accrochée à mon poste. Mais aujourd'hui je me sens en pleine forme et j'ai envie de réussir ce que nous avons entrepris avec l'ensemble du gouvernement. C'est une chance formidable de faire bouger les choses, de les faire avancer.