Article de M. Valéry Giscard d'Estaing, président de l'UDF, dans "L'Express" du 4 janvier 1996, sur la nécessité de faire des réformes pour s'adapter, intitulé "Un projet d'avenir pour la France".

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Texte intégral

Nous avons vécu des semaines dures, en novembre et en décembre, qui ont secoué fortement notre pays et dégradé son image extérieure. Il y a beaucoup à dire sur l’incapacité de la France à réaliser les réformes qui lui sont indispensables, mais le trait le plus frappant de cette période, parce qu’il était nouveau, fut celui d’un pays qui avait perdu confiance dans son avenir.

Perte de confiance chez les grévistes, durcis dans leur refus d’accepter des adaptations dont beaucoup savaient pourtant qu’elles sont inévitables. Mais crainte de l’avenir également chez les non-grévistes, qui, malgré leurs efforts admirables pour se rendre sur leur lieu de travail et pour aider à la survie de leur entreprise, exprimaient une forme de solidarité envers ceux qui cherchaient à retarder l’agression du futur.

Aux causes permanentes et tragiques du refus des réformes en France – sur lesquelles je reviendrai – s’en ajoutait une : à quoi bon accepter des réformes qui préparent à un avenir dans lequel nous n’avons pas envie d’entrer, et à une mondialisation qui fera reculer notre progrès social ?

Cette crainte de l’avenir se nourrit des difficultés du présent. Les Français constatent que l’expansion économique, succédant à la crise, ne réduit pas le chômage. L’immigration clandestine a largement dépassé le seuil au-delà duquel l’assimilation devient impossible, et la culture des nouveaux arrivants ne renforce pas notre capacité d’adaptation. Nos compatriotes assistent au déclin continu de l’influence française dans les affaires européennes et comprennent difficilement pourquoi on accepterait, aujourd’hui, de donner à une Europe que son élargissement rend hétéroclite les pouvoirs qu’on refusait de partager, hier, avec les pays voisins du nôtre, dans une Europe encore homogène.

Les difficultés du présent sont perçues, je crois, comme les signes annonciateurs d’un avenir qui ne nous sera pas favorable. Le monde qui vient, pensent beaucoup de Français, ne sera pas facile pour nous. Et il est vrai que les grandes évolutions en cours ne vont pas dans un sens qui nous soit favorable.

L’évolution démographique favorise les pays dont la population se compte en centaines de millions, voire en milliards, d’habitants. La croissance économique a déserté l’Europe pour se poursuivre en Asie. Le taux de l’expansion prévu pour l’immense Chine atteindra 9 % par an au cours des cinq prochaines années, alors que la nôtre s’essoufflera pour gagner 3 % par an. La population de ces nouveaux continents travaillera plus que nous, sera aussi compétente, et beaucoup moins rémunérée que nous : comment éviter qu’ils ne gagnent des parts de marché ?

À côté de nous, l’ensemble germanique se reconstitue, à partir de la réunification allemande et de l’entrée successive dans l’Union européenne des anciennes composantes de l’Empire austro-hongrois : l’Autriche, la République tchèque et la Hongrie. Face à cette puissance économique et culturelle, ancrée au cœur de l’Europe, de quel poids pèsera la France, incertaine quant à ses projets politiques européens et incapable de défendre le nom qu’elle avait fait donner, avec l’accord de ses partenaires, à la monnaie européenne ?

À l’intérieur, on évoque une fracture sociale. La réalité est plus inquiétante : les structures sur lesquelles la France avait bâti son équilibre et sa culture sont en voie d’affaiblissement ou de dislocation : le monde rural, la « France fille aînée de l’Église », l’austère vertu républicaine, le respect de l’écriture, la convivialité des petits métiers, la politesse. Tout ce qui définissait la manière de vivre à la française, simple, chaleureuse, tolérante, est remis en question.

Que faire ? Se résigner ? Baisser les bras ? Ou donner, ou plutôt rendre, un projet d’avenir à la France ?

C’est le but même de la vie publique. Sur la longue durée, le rôle du pouvoir politique a consisté, d’abord, à définir et à garantir le territoire de la France. Il a été, ensuite, d’y installer, après de multiples soubresauts, une vie démocratique et une culture sociale qui représentent la synthèse des aspirations et des capacités de notre peuple.

Sur cette trajectoire, l’importance relative de sa population et de son développement économique lui a donné, de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la guerre de 1914, un rôle de puissance mondiale. Certains de nos dirigeants gardent la nostalgie de cette époque. Ils pensent que la meilleure manière de servir la grandeur de la France consiste à contester aux autres le rôle de puissance mondiale. Certains de nos dirigeants gardent la nostalgie de cette époque. Ils pensent que la meilleure manière de servir la grandeur de la France consiste à contester aux autres le rôle que le changement des données objectives leur confère aujourd’hui. Ce refus du réel entretient chez les Français un immense sentiment de frustration.

Il n’y a aucune utilité à nous comparer à la taille des autres. Notre problème est de définir la manière dont nous entendons vivre, définir notre place à nous dans le monde futur.

La France dispose d’immenses atouts : une situation géographique et climatique privilégiée ; un territoire étendu et peu pollué ; une capitale à rayonnement mondial ; un niveau culturel et scientifique élevé ; aucune menace militaire sur ses frontières ; un mode de vie apprécié et envié. Elle peut constituer, dans notre univers tourmenté, un havre de civilisation et représenter sur notre planète un État ayant atteint la qualité de vie à laquelle l’immense progrès matériel permet désormais de prétendre.

Pour réussir, elle doit s’adapter, et sortir des fantasmes et des convulsions qui ont marqué le XIXe siècle – des « orages désirés » qu’appelait l’opinion de l’époque – et recouvrer sa vraie nature, raisonnable, paisible, honnête, ferme et conciliante. Réformer pour réformer soulève les tempêtes des intérêts menacés et des habitudes dérangées. Réformer pour s’adapter, c’est ouvrir une fenêtre sur l’avenir et nous interroger ensemble sur la manière d’être et de faire dans la France de demain.

Notre système constitutionnel est bicéphale : une tête pour gérer, celle du Premier ministre, et une tête pour concevoir et proposer, celle du président de la République. De même qu’il existe des monarchies constitutionnelles, de même vivons-nous, sous la Ve République, dans une « république constitutionnelle ».

Les sociétés sont conduites par des idées, et sont malheureuses lorsqu’elles ne connaissent pas leur avenir. Je souhaite que le chef de notre « république constitutionnelle » conçoive et explique aux Français le projet d’avenir de la France.