Interview de Mme Martine Aubry, membre du bureau national du PS et présidente du Mouvement Agir, dans "Le Nouvel Observateur" du 16 novembre 1995, sur la progression de l'extrême droite en France, intitulé "Face à Le Pen, le pire serait de se taire".

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Circonstance : Parution du livre co-signé par Martine Aubry et Olivier Duhamel "Le petit dictionnaire pour lutter contre l'extrême droite"

Média : Le Nouvel Observateur

Texte intégral

À propos du "Petit dictionnaire pour lutter contre l'extrême-droite"

"Face à Le Pen, le pire serait de se taire !"

Un entretien avec Martine Aubry et Olivier Duhamel

Le Nouvel Observateur : Ce livre que vous cosignez ne vient-il pas un peu tard ? Douze ans après Dreux !

Martine Aubry : Il n'est jamais trop tard. Notre ambition est de mettre à la disposition de ceux qui veulent prendre leur part dans la lutte contre les idées d'extrême-droite et leur banalisation un outil leur donnant des éléments de réponse et des arguments. La pire des choses aujourd'hui serait de se taire. Notre conviction est que maintenant l'extrême-droite est l'affaire de tous.

Le Nouvel Observateur : Vous relevez que l'extrême-droite progresse nettement plus dans notre pays que dans tous les autres. Pourquoi ?

Olivier Duhamel : Les facteurs sont évidemment multiples. L'un me semble dominer, lié à des données strictement institutionnelles, à savoir le mélange de ces périodes d'alternance accélérée, matinées de cohabitation. La combinaison de la cohabitation, de la corruption mise au grand jour, ainsi que de la crise économique, a donné le sentiment d'un establishment solidaire coupé des masses, mais de présentant comme l'unique alternative offerte à l'extrême-droite.

Martine Aubry : J'ajouterai ce que nous avons vécu lors de la dernière élection présidentielle : le discours de Jacques Chirac sur la fracture sociale a encore accru la confusion. La responsabilité de Chirac dans la montée actuelle du Front national est grande. La politique qu'il mène aujourd'hui est pratiquement la même que celle de Charles Pasqua : une politique de concurrence vis-à-vis du Front national. À vouloir gagner sur le terrain du FN, on ne fait que le renforcer. L'échec de Charles Pasqua l'a démontré.

Le Nouvel Observateur : Vous plaidez dans votre livre pour une "revitalisation" du clivage gauche-droite. Un vœu qui semble aller à l'encontre des tentatives récentes de voir se constituer un "front républicain" pour contrer la poussée du FN ?

Martine Aubry : En période d'urgence, le front républicain est utile. En revanche, c'est une erreur grossière que de l'envisager comme un projet politique central. Nous avons au contraire intérêt à montrer aux Français qu'il existe deux modèles de société qui s'affrontent, que la seule alternative à la politique actuelle, ce n'est pas l'extrême-droite et le simplisme de ses propositions, mais que la gauche est capable de leur présenter un vrai projet, de répondre concrètement à leurs préoccupations : chômage, l'exclusion, le logement…

Le Nouvel Observateur : Autre question : faut-il diaboliser le Front national ?

Martine Aubry : J'ai toujours pensé que, autant il fallait être impitoyable avec les militants du Front national qui défendent des thèses racistes et xénophobes, autant il important d'aller à la rencontre de ceux qui, aujourd'hui, abandonnés par les militants des formations politiques traditionnelles, se réfugient dans le vote du FN. Ces gens-là, je le sais et je le vois, acceptent le débat, sont prêts à remettre en question un certain nombre de choses si on leur apporte, comme nous le faisons dans le livre, des arguments.

Le Nouvel Observateur : Un autre dilemme sous-jacent dans votre livre peut être relevé : fallait-il, dès le départ, interdire le Front national ?

Olivier Duhamel : Ce qui nous heurte, c'est qu'on ne se soit jamais sérieusement posé la question. C'est pourtant la bonne question. Dans une démocratie digne de ce nom, on se doit de fixer les principes, les limites, de définir des procédures. Dès lors, chacun connaîtra la règle du jeu.

Le Nouvel Observateur : Quelle vous semble être la première urgence ?

Martine Aubry : C'est de reconstruire un projet de gauche. Mais cette entreprise prendra du temps. En attendant, il y a nécessité absolue à recréer le militantisme contre les idées du Front national. Comme nous avons commencé à le faire avec notre association Agir, chacun d'entre nous peut se transformer en grand témoin du racisme. Aller devant les tribunaux, supporter ceux qui sont attaqués, instaurer le débat avec ceux qui votent Front national, lutter contre leurs fantasmes.

Le Nouvel Observateur : Parlant récemment de la montée d'un "gaucho-lepénisme", Laurent Fabius expliquait l'urgence pour les socialistes de savoir s'adresser à nouveau aux couches moyennes et aux couches défavorisées. Admettez-vous cet impératif ?

Olivier Duhamel : Si douloureuse soit-elle, cette réalité doit être affrontée ; Non seulement ce "gaucho-lepénisme" existe, mais il risque encore de progresser. C'est une autre urgence que d'arrêter cette hémorragie-là.

Le Nouvel Observateur : Pensez-vous réellement que si la politique d'Alain Juppé venait à échouer, le "balancier" partirait demain encore plus à droite ?

Olivier Duhamel : Si la reconstruction d'une idéologie de gauche ne se fait pas, si la rénovation des forces politiques de la gauche ne réussit pas, si le retour de l'action militante tarde, si un certain nombre d'acteurs économiques, sociaux, politiques, médiatiques restent sur une ligne de stricte neutralité, si le réveil civique n'a pas lieu, je pense en effet qu'il y a un risque considérable de voir l'extrême-droite devenir une force d'alternative susceptible de conquérir le pouvoir

Le Nouvel Observateur : Estimez-vous que les "acteurs médiatiques", ainsi que vous les appelez, ont une responsabilité particulière dans ce combat ?

Martine Aubry : Aujourd'hui, la manière dont est traitée l'information – par exemple les attentats des dernières semaines – peut accroître le racisme. Les journalistes ne doivent pas être militants, mais ils doivent être extrêmement attentifs.

Olivier Duhamel : On ne peut pas traiter le racisme et l'extrême-droite en général comme n'importe quel événement spectaculaire. Une société démocratique doit, de temps en temps, se rappeler qu'elle a des valeurs t les principes, qu'il y a des choses qui ne se font pas. Traiter Le Pen comme n'importe quel sportif populaire qui amuserait les masses, ce n'est plus possible.

Propos recueillis par Daniel Carton