Texte intégral
Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, Mers Chers Collègues,
« La preuve du pudding, c'est qu'on le mange », disent les Anglais. Ainsi en va-t-il de l'euro, ce curieux amalgame de politique française, de finance allemande et de morgue technocratique. Et dans quelques jours, nous allons confier notre destin monétaire et, partant, économique et social, à cette oligarchie financière dont nul ne sait de laquelle de ces trois conceptions elle s'inspirera : le politique, la finance ou la technocratie. Le politique primera, nous assure Monsieur Jospin. La monnaie avant tout, affirme, le Chancelier Kohl. Indépendance ! Indépendance ! Martèlent les eurocrates. Bref, la France va brûler ses vaisseaux, le 2 mai prochain à Bruxelles, sans avoir la moindre idée de ce sur quoi elle s'embarque, prenant l'euro pour l'Europe, un peu comme le singe de Monsieur de la Fontaine prenait le Pirée pour un homme.
Eh bien non, Monsieur le Ministre, l'euro n'est pas l'Europe. Et s'il était l'Europe, alors c'est que l'Europe aurait définitivement renoncé à être ce qu'elle est : une civilisation, fondée sur le progrès général des peuples qui la composent, chacun d'entre eux étant réuni au sein d'une démocratie véritable.
Car c'est bien de cela qu'il s'agit, Monsieur le Ministre, vous le savez bien, comme le sait le Premier ministre, qui nous l'avait excellemment expliqué lorsqu'il n'était encore qu'aspirant à cette fonction. On peut discuter sans fin des avantages économiques de l'euro ou de ses inconvénients - les faits nous départageront - mais l'on ne peut pas nier cette réalité : une fois dans l'euro, les peuples n'auront plus jamais leur mot à dire sur la plus grande part des politiques qui les concernent directement, puisque la valeur de la monnaie, comme le volume du budget de la Nation ne seront plus du ressort de la démocratie représentative.
Quand on sait qu'à travers la politique monétaire, notamment le niveau des taux d'intérêt, comme à travers la politique budgétaire, notamment par la dépense publique, un pays peut choisir de privilégier le court ou le long terme, d'investir ou non pour son avenir, de corriger ou non les disparités entre les hommes et entre les territoires, on voit de quoi nous nous privons à tout jamais. Nous entrons bien dans l'ère de la politique unique, au sein de laquelle les choix proposés aux électeurs seront tout à fait marginaux.
C'est bien pourquoi ce projet de monnaie unique a pu être qualifié, un jour ou l'autre, de technocratique, voire de totalitaire, par tous les hommes politiques de ce pays, à commencer par l'actuel Président de la République et l'actuel Premier ministre. Définition exacte, tant le totalitarisme consiste aussi à vouloir faire le bien des gens contre leur gré. C'est à dire leur demander de renoncer à tout pouvoir de décision. C'est bien ce à quoi l'euro va aboutir.
La seconde République inventait le suffrage universel. Nous en célébrons ce jour même, 23 avril, le 150e anniversaire. Les IIIe et IVe Républiques consacraient la souveraineté de la loi, donc du Parlement. La Ve a instauré la souveraineté du peuple français. C'est bien avec ces quatre Républiques, autant dire avec la République tout court, que vous allez rompre.
Et qu'on ne nous parle pas de souveraineté collective ou partagée. La souveraineté ne se partage pas. La souveraineté, c'est le pouvoir de dire non. On peut, en toute honnêteté je vous l'accorde, penser que nous allons avec l'euro partager ou bénéficier d'une influence plus grande que celle que nous avions jusqu'ici. Mais on ne peut en aucun cas prétendre qu'il existe, avec le Traité de Maastricht, une autre souveraineté monétaire que celle de la Banque centrale. Et nous n'avons aucune raison de penser que celle-ci n'assumera pas complètement l'indépendance que le Traité lui a disons « dévolue », puisque Monsieur Jospin n'aime pas le mot d'abandon. Et l'on ne peut pas nier qu'au sein de cette instance suprême nous disposerons de 10 ou 12 % des voix, ce qui, vous me l'accorderez, est un peu court pour parler de souveraineté.
La réalité, Monsieur le Ministre, c'est que la souveraineté collective existe bien, mais qu'elle porte un nom : l'état fédéral, et que cet état fédéral, parce qu'on sait que les Français ne le souhaitent pas, ou qu'on n'ose pas le leur demander - qui a peur, Monsieur le Ministre ? Qui a peur des Français ? Moi ou vous ? - Cet état fédéral, disais-je, on nous l'impose de façon subreptice, politique après politique. Aujourd'hui, la monnaie et le budget. Demain, avec le Traité d'Amsterdam, la sécurité et le droit, tout le droit national subordonné au droit communautaire.
A part la Défense, l'état fédéral américain n'a pas plus de pouvoirs que n'en aura, dès l'an prochain, cet état artificiel, arbitraire, discrétionnaire, que vous appelez l'Europe. Je sais bien, pour avoir entendu le Premier ministre à l'Assemblée, que, dans ce Lego technocratique et juridique, l'absence de tout contrepoids politique, comme de toute vie démocratique, vous chagrine un peu. Lionel Jospin a donc décidé de s'en remettre à la Providence pour « aller plus loin » et trouver « les procédures politiques correspondantes, conciliant démocratie et efficacité », je le cite. L'enfer, on le sait, est pavé des meilleures intentions.
Le problème, Monsieur le Ministre c'est qu'on ne connaît pas de démocratie - c'est-à-dire une vie politique régie par le suffrage universel direct - dont le périmètre franchisse les limites d'une nation ou dépasse le sentiment d'un peuple. Et bien, qu'on l'invente ! nous dit M. Jospin. Certes. En attendant cet heureux événement, ce que nous sommes en train de faire, c'est de sauter d'un avion avant l'invention du parachute. Mais, jusqu'ici, tout va bien ...
Ainsi va l'Europe depuis qu'elle a renoncé au grand dessein politique que lui avaient assigné ses concepteurs, Churchill et de Gaulle, puis au projet de société que ses fondateurs, Schuman, Monnet, Spaak, de Gaspéri, avaient défini, dessein et projet au sein desquels les peuples européens, tous les peuples européens, de l'Atlantique à l'Oural, auraient effectivement pu inscrire leur destin et mettre en commun leur avenir. C'est cela qui s'appelait l'Europe.
En lieu et place, nous aurons l'Euroland et ses institutions hermétiques, ses rites secrets, ses desseins obscurs - convergence, stabilité, subsidiarité - et, maintenant, ses oukases quasi quotidiens !
Eh bien, M. le Ministre, me démontrerait-on par a+b que ce Big Brother-là va nous assurer la prospérité que je n'en voudrais à aucun prix, je vous le dis, moi, en toute clarté. Mais de prospérité, nous n'en aurons aucune et d'emplois encore moins, du moins de ce côté-là. La course à la monnaie unique nous aura déjà coûté un gros million d'emplois et la résurgence d'une misère indigne d'une société développée. Elle nous aura coûté un sous-investissement massif depuis qu'en 1990 vous avez choisi la politique dite du franc fort, sous-investissement dont nous sortons à grand peine, pour le secteur privé, et pas du tout pour l'investissement de l'État.
Nous savons bien, même si vous n'osez pas le dire, que la Banque centrale Européenne appliquera une politique monétaire stricte, restrictive, du moins pendant toute la période probatoire de l'euro. Crédibilité aux yeux des marchés financiers oblige, et obligera d'autant plus que la zone euro va englober dès le départ des pays dont l'orthodoxie n'est pas avérée aux yeux de nos amis allemands et hollandais.
Voilà pourquoi le Chancelier Kohl, qui ne pratique pas le double langage, l'a clairement indiqué : « l'euro ne créera pas d'emplois ».
Il ne créera pas par lui-même davantage de croissance, n'en doutez pas, M. le Ministre. Le retour de la croissance dont vous profitez actuellement doit tout à la hausse du dollar ; il y a d'ailleurs quelque incroyable aveuglement à vouloir créer un euro fort, c'est-à-dire cher par rapport au dollar, quand on sait que c'est en réalité le dollar fort qui favorise les économies européennes.
Alors, que M. Jospin, si lucide il y a un an, ne nous fasse pas prendre aujourd'hui des vessies pour des lanternes. Il ne s'agit avec l'euro ni de croissance, ni d'emploi, ni de solidarité. La croissance, l'emploi et la solidarité qui seront, je l'espère, au rendez-vous des années qui viennent le seront sans l'euro ou malgré l'euro.
Voilà, M. le Ministre, ce que je voulais vous dire après avoir entendu et écouté avec attention l'intervention du Premier ministre, mardi dernier. Vos voeux pieux n'y changeront rien. L'euro est une mécanique destinée à fabriquer de toutes pièces un Super État détaché de toutes les contingences démocratiques et politiques. N'en attendez rien d'autre et, surtout ne faîtes rien croire d'autre aux Français. Ils ne vous suivraient pas. Et ne pas les consulter directement est sans doute la meilleure des façons d'éveiller leur méfiance. Réfléchissez-y avant de faire ratifier à la sauvette le Traité d'Amsterdam. Là encore, j'ai envie de vous dire, Monsieur le Ministre, et à travers vous au Premier ministre : qui a peur de la politique ? Qui ? Pas moi en tous cas, je vous l'assure. Une politique malthusienne. Des Institutions opaques. La démocratie éludée avant d'être escamotée. Où est-elle, cette Europe censée associer les peuples à une grande ambition, cette « cathédrale » dont parlait le général de Gaulle ? Oui, où est-elle ? « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme » dit le poète. Monsieur le Ministre, le 2 mai prochain, nous allons entrer dans l'Europe sans conscience.