Interview de M. Charles Millon, ministre de la défense, dans "Le Point" du 11 mai 1996, sur la réforme de l'armée, la loi de programmation militaire et les économies réalisées sur le budget militaire.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Le Point

Texte intégral

Le Point : Il y a un an, on vous reprochait parfois votre manque d'expérience en matière de défense. Quel bilan tirez-vous de cette première année au gouvernement ?

Charles Millon : Assumer une charge ministérielle n'est pas affaire de spécialiste : elle s'inscrit dans une démarche politique. Sinon, il faudrait avoir un médecin à la Santé, un agriculteur à l'Agriculture ! La tentation serait grande de tout voir par le petit bout de la lorgnette, de réduire la question ministérielle à résoudre des problèmes techniques ou à répondre à des questions corporatistes. Quant aux réformes entreprises au ministère de la Défense, certains s'imaginaient qu'elles seraient plus difficiles à conduire qu'ailleurs. Or, c'est tout l'inverse ! Il existe dans l'institution militaire non seulement une vraie capacité à se remettre en question, à renoncer aux habitudes et à remettre en cause les structures, mais également une réelle volonté de prendre en compte les nouveaux besoins de la défense pour s'adapter aux nouveaux défis du XXIe siècle.

Le Point : Le message de félicitations que vous venez d'adresser aux armées est-il autre chose que du baume mis par avance sur les plaies ?

Charles Millon : La réforme engagée n'est pas le résultat de réflexions de technocrates en chambre. C'est bien au contraire, l'aboutissement de travaux menés depuis dix mois par le pouvoir politique et aussi par les responsables militaires et civils qui seront conduits à décliner cette réforme dans les années et les administrations de la Défense.

Le Point : Vous trouvez que les armées s'adaptent bien ?

Charles Millon : Je suis admiratif, je le répète de cette capacité d'évolution – voire de « révolution » – des armées dans une société tétanisée, sinon paralysée, par bien des conservatismes et des corporatismes. Je ne suis pas certain qu'il y ait dans notre pays beaucoup de corps sociaux qui pourraient vivre une réforme d'une telle envergure, avec un sens aussi prononcé de l'intérêt général et un souci aussi affirmé de l'Etat. N'oublions pas que c'est la seconde grande réforme que les armées vont vivre depuis 1958 ! Si la société française réagissait d'une façon aussi dynamique et positive à la réforme, bien des avancées seraient possibles…

Le Point : N'avez-vous pas l'impression que le débat sur le service national a été mal présenté ?

Charles Millon : Pas du tout ! Le président de la République a tiré les conclusions des analyses stratégiques énoncées dans le « livre blanc » de 1994 pour annoncer le passage progressif d'une armée de conscription à une armée professionnelle. C'est un bouleversement trop important, pour ne pas provoquer discussions et débats. C'est pourquoi il n'y a pas de jugements uniformes au sein des armées, notamment chez les cadres. Certains insistent plus sur l'impératif de défense. Ils souhaitent que la conscription soit revue de fond en comble et ils soutiennent qu'il n'est pas nécessaire d'avoir un service national obligatoire. D'autre soulignent le rôle social du service national obligatoire, lieu d'intégration. Cette diversité des opinions illustre l'intérêt du débat ouvert depuis le mois de mars.

Le Point : Que vous disent aujourd'hui les militaires ?

Charles Millon : Ce qui actuellement provoque le plus d'interrogation chez les militaires, ce sont les restructurations et, notamment, la crainte de voir disparaître un certain nombre d'unités, même s'ils savent que le passage à l'armée professionnelle se fera en six ans. Nombreux sont ceux qui redoutent les conséquences de la réforme sur leur vie personnelle et familiale, et éprouvent une certaine inquiétude. Je le comprends ! C'est pourquoi, après le vote de la loi de programmation militaire (1997-2002), seront déposés sur le bureau du Parlement plusieurs projets de loi : l'un sur le service national, un autre sur les réserves, un autre, enfin, relatif titulaires, économiques et sociales pour les militaires.

Le Point : Les parlementaires, eux, ont semblé accueillir plutôt fraîchement votre réforme.

Charles Millon : Il est légitime qu'une réforme d'une telle ampleur suscite questions, interrogations et contradictions. D'ailleurs, les nombreux débats organisés à travers le pays démontrent, s'il en était, besoin, combien l'avenir du service national soulève intérêt et passion et touche au cœur des Français. C'est également manifeste à travers les travaux très denses de la mission parlementaire de l'Assemblée nationale, présidée par Philippe Séguin, ou de la commission parlementaire du Sénat, présidée par Xavier de Villepin.

Le Point : Concrètement, que tirez-vous de ces travaux ?

Charles Millon : Depuis sa création, en 1905, le service national a acquis une double dimension : celle de la défense du pays et celle d'un lieu de brassage social, d'éducation, d'apprentissage. Les Français attendent une réponse sur ces deux thèmes : comment maintenir les capacités de défense de la nation tout en garantissant la cohésion sociale ? Il y a dix ou quinze ans, il était de bon ton dans un certain milieu de se moquer de l'armée, d'être plutôt antimilitariste. Cet antimilitarisme a aujourd'hui disparu. Le lien armée-nation est un lien auquel tient chaque Français.

Le Point : Comment le maintenir ?

Charles Millon : Trois idées méritent d'être approfondies. D'abord quel que soit le caractère du service national, chaque année, il faudra organiser la participation de 25 000 à 40 000 jeunes au service de défense dans les forces armées ou la gendarmerie. Ensuite, une nouvelle organisation des réserves devra voir le jour. Enfin, il faut que nos jeunes compatriotes qui désirent faire une carrière courte dans les armées puissent se réinsérer facilement sur le marché du travail. Ce sont toutes ces données qu'il faudra prendre en compte au terme de ce grand débat national civique qui anime le pays.

Mon ambition est de contribuer à établir dans ce pays un nouveau consensus sur la défense, un consensus qui implique les citoyens.

Le Point : Philippe Séguin s'est montré un assez ardent défenseur du service militaire.

Charles Millon : Philippe Séguin a une énorme qualité : celle d'entrer dans un dossier sans a priori. Il n'a pas de conclusion toute prête dans la poche. J'apprécie sa distance par rapport aux courants idéologiques du moment.  L'acuité de son jugement lui permet de défricher et d'avancer. Le président de l'Assemblée nationale a eu raison d'utiliser la méthode du doute. Il n'y a pas de question taboue. Je ne sais pas si nous parviendrons aux mêmes conclusions, mais nous avons le même souhait de parvenir à une armée efficace tout en préservant le lien armée-nation. Nous avons exactement les mêmes objectifs, même si les responsabilités de l'exécutif et du législatif ne sont pas similaires.

Le Point : Mais n'avez-vous pas commis une faute de méthode en organisant au Parlement la discussion sur la loi de programmation avant celle sur le service, donnant ainsi l'impression de mettre la charrue devant les bœufs ?

Charles Millon : De grâce, ne confondons pas les fins et les moyens ! La défense n'a pas à être organisée en fonction de la forme du service national mais, bien au contraire, c'est la nature, l'organisation, les formes du futur service national qui découlent du concept de défense retenu dans la programmation militaire et de l'organisation de nos forces armées.

Le président de la République a été très clair. Seule une armée professionnelle sera répondre aux menaces analysées dans le cadre géostratégique actuel. Ce choix étant arrêté, une loi de programmation militaire (1977-2002) est nécessaire pour décider des équipements dont seront dotés ces soldats professionnels définir le format définitif de cette armée et, en conséquence, choisir la nature d'un futur service national. Ce dernier point est donc bien une conséquence de la loi de programmation qui arrête le cadre législatif dans lequel sera construite notre armée professionnelle. Le calendrier choisi par le gouvernement est parfaitement logique. J'ajoute que le projet de loi qu'il a élaboré préserve les choix qui seront faits quant au service national et qu'en tout état de cause entre 25 000 et 40 000 jeunes Français auront leur place dans les années et la gendarmerie.

Le Point : En avez-vous discuté avec certains des adversaires les plus déterminés de ce calendrier, notamment avec vos amis de l'UDF ?

Charles Millon : Bien sûr ! Mais, convenons-en, il y a parfois une certaine confusion des esprits. La défense nationale n'est pas toujours le seul critère du jugement sur le service national. On lui associe l'intégration sociale, l'aménagement du territoire.

Le Point : L'une des principales innovations de la nouvelle loi de programmation réside dans le fait que son financement sera garanti sur six ans. Etes-vous certain que, dans six ans, votre successeur disposera des fonds dont vous allez disposer pour le budget 1997, soit 185 milliards de francs ?

Charles Millon : Le président de la République a garanti le respect des 185 milliards de francs constants (1995) qui seront affectés à la Défense durant les six prochaines années. J'ai confiance dans cet engagement, qui est une première en la matière, signe de l'intérêt du chef des armées pour ces questions. Mais je voudrais également souligner le très grand effort fourni par mon ministère pour la baisse des dépenses publiques. La future loi de programmation militaire est en retrait d'une vingtaine de milliards par an par rapport à la précédente.

Le Point : Votre ami Bruno Durieux vous a remis il y a quelques jours un rapport sur les exportations d'armement, rapport dans lequel il se montre d'une extrême sévérité pour la manière dont les Etats-Unis se comportent actuellement sur le marché mondial d'armements. Avez-vous le sentiment que l'industrie d'armement française est visée par une offensive commerciale américaine ?

Charles Millon : Évidemment. La France est reconnue par le monde entier comme ayant une excellente industrie d'armement. Les Etats-Unis, de leur côté, ont enregistré, depuis plusieurs années déjà, une baisse des budgets militaires, et les autorités publiques américaines ont donc encouragé l'industrie américaine à s'engager plus fortement dans la conquête de marchés extérieurs. Une certaine forme de « guerre économique » a fait son apparition en matière d'armement. Les Européens doivent donc coopérer entre eux pour y faire face. C'est le sens de notre action.

Le Point : La concurrence américaine est-elle loyale ?

Charles Millon : Je réponds oui, même si elle est agressive.

Le Point : La France est prête à envoyer des militaires au Liban. Pourrez-vous mener cette mission d'interposition en même temps que celle en Bosnie ?

Charles Millon : La France participe déjà à la Finul au Sud-Liban. Le président de la République est décidé à faire participer la France à une action multinationale qui aurait une mission nouvelle de surveillance. L'armée française a pu mener simultanément des opérations en Bosnie, en Somalie, au Rwanda. Je rappelle toutefois que si le président a annoncé que la France devait dorénavant passer d'une armée de conscription à une armée professionnelle, et ce dans les six prochaines années, c'est pour pouvoir justement nous permettre d'avoir une fore de projection de 50 000 hommes. La projection de forces n'est pas comme certains l'ont dit, le seul objectif de nos armées, mais c'est l'un des objectifs essentiels. La France doit être présente, notamment pour défendre les valeurs humanistes et démocratiques qui sont les siennes – comme au Rwanda ou en Bosnie, par exemple. La France doit être présente, enfin, pour tenir ce que le général de Gaulle appelait « son rang » !