Texte intégral
Q. : Commençons par la question rituelle : au juste, qu'est-ce que la francophonie ?
R. : C'est une notion malheureusement mal connue. Et cela à l'intérieur même de la France ! Peut-être parce que le fait de parler naturellement le français empêche de s'interroger sur l'importance qu'il y a à partager cette langue avec 200 millions de personnes représentant 49 États. Cette dimension internationale, qui manifeste non seulement un rayonnement mais aussi un certain poids politique, n'est pas assez connue. Il est vrai que jusqu'à présent, nos actions ont été plutôt culturelles et consacrées à l'aide au développement. Mais il y avait un plus à donner à la francophonie, et c'est le poids politique que nous lui avons donné au Sommet de Cotonou, au Bénin l'an dernier. À l'heure où l'anglo-américain est plus présent que jamais, la francophonie représente l'alternative, le refus de l'uniformité et du laminage culturel. Bref, la francophonie, c'est la diversité.
Q. : Un sérieux coup de frein a été donné aux budgets dévolus à la francophonie. Le manque de conscience que vous évoquez n'est-il pas aussi le fait des politiciens ?
R. : Je ne peux pas accuser tous les politiciens français de faire défaut. Je connais de grands défenseurs de la francophonie. Quant aux budgets, ce ne sont pas ceux de la francophonie qui ont été visés en particulier. Les contraintes budgétaires nous ont concernés comme tous les ministères. Évidemment le budget de la direction générale, de la coopération culturelle, scientifique et technique en a souffert.
Q. : La francophonie, c'est un mélange d'aspects culturels, politiques, voire même économiques. D'où son caractère quelque peu abstrait dénoncé par ses détracteurs...
R. : Il y a pourtant une véritable interaction entre tous ces domaines. Le partage de la culture peut se traduire sans problème par des échanges économiques. Le partage d'une langue peut favoriser l'installation d'entreprises de langue française dans différents pays. Il y a là une interaction tout à fait logique. Quant au poids politique, c'est une notion toute nouvelle. La conférence ministérielle de la francophonie à Bordeaux a permis d'offrir une tribune à certains pays qui n'ont pas de capacité de s'exprimer sur la scène internationale. Prenons l'exemple de pays africains comme le Niger : les pays de la francophonie peuvent contribuer à analyser beaucoup plus finement leur situation dans une enceinte internationale comme l'ONU, l'aider à mieux élaborer ses règles, son droit pour sortir de l'impasse.
Q. : Il demeure que la francophonie, comprise de manière différente par des gens différents, doit être bien difficile à défendre ?
R. : C'est aussi sa richesse. Je puis affirmer qu'un point douteux, en la matière, a été éclairci et bien compris : la francophonie n'est en aucun cas un instrument de colonisation de la part de la France. À preuve, ce sont les pays d'Afrique qui ont été à l'origine de ce grand regroupement des États francophones : à leur tour, les pays d'Europe de l'Est souhaitent entrer aujourd'hui dans la francophonie. Par ailleurs, je répète qu'il n'y a pas d'antinomie entre l'aspect culturel et l'aspect économique ou politique. C'est bien à travers ces derniers que se renforcent la pratique et l'échange d'une langue.
Q. : Autre difficulté : la dissolution de l'URSS et l'ouverture de la Chine à l'économie de marché ne rend-elle pas le combat de la francophonie particulièrement difficile ?
R. : Des pays comme la Pologne ou la Géorgie souhaitent ardemment faire partie de la francophonie. Alain Juppé s'est rendu récemment au Kazakhstan ; il s'est dit étonné de la qualité des francophones dans ce pays. Il y a incontestablement, chez les Russes, un grand attrait pour la langue française.
Q. : On entend souvent dire que la francophonie « côtoie » l'ambition européenne. De quelle manière ?
R. : L'un des atouts de l'entrée dans la francophonie des différents anciens pays de l'URSS, c'est qu'à l'heure où ces États entreront dans l'Union européenne ce seront des États francophones. Cela nous permettra, au sein de l'Union européenne, de défendre un certain niveau de francophonie qui est aujourd'hui battu en brèche par l'anglais.
Q. : La Suisse adhérera officiellement en avril prochain à l'Agence technique de coopération culturelle et technique (ACCT), organe exécutif de la francophonie, avec une participation de 4 millions de francs. Qu'en attendez-vous ?
R. : J'attends des Suisses ce que j'attends des autres pays contributeurs comme le Canada, le Québec ou la Belgique : qu'ils soient à l'origine de certaines initiatives. Dans le domaine des autoroutes de l'information, par exemple, vous avez déjà une certaine présence. Vous avez élaboré des stratégies destinées à la francisation des programmes sur Internet. Vous avez aussi un remarquable avantage sur nous : le multilinguisme. Mieux que tout autre, la Suisse est à même d'illustrer la réussite multiculturelle de la francophonie.
Q. : À l'ONU, 70 % de ce qui se produit l'est en langue anglaise. Le combat se déroule donc aussi là-bas ?
R. : Oui, l'ONU est même une des cibles privilégiées du combat de la francophonie. La place du français n'y est pas assez défendue. Je rappelle très régulièrement aux fonctionnaires de l'ONU que le français est aussi une langue de travail et que les interprètes doivent être systématiquement présents.
Q. : Que gardez-vous et que jetez-vous de la politique de Jacques Toubon à qui vous avez succédé ?
R. : Jacques Toubon a été ministre de la Francophonie et de la Culture. Il a élaboré une loi extrêmement intéressante (ndlr : loi Toubon pour la défense de la langue française). Elle a malheureusement été combattue par une espèce d'intelligentsia, parisienne, davantage que française. Les Canadiens n'ont d'ailleurs pas été insensibles à cette résistance. Il faut qu'ils sachent que l'intelligentsia n'est pas, loin s'en faut, la France entière.
Q- La francophonie est-elle un « club de défense du français » ?
R. : Ah, non, Dieu merci ! Il y a bien sûr cet élément, mais au-delà, il y a une dimension de solidarité que connaissent peu de grandes organisations internationales, un poids politique, je le ressouligne, qui permet de faire entendre notre voix.
Q. : Le jour où nous nous entretenons est la Journée mondiale des femmes. Quels sont les objectifs de la francophonie pour améliorer les droits de la femme ?
R. : Il faut rappeler que la personne la mieux à même de transmettre une langue, c'est la femme. On ne dit pas par hasard « langue maternelle ». Elle est au reste la plupart du temps à l'origine du plurilinguisme de ses enfants. Cela dit, j'ai une réserve sur ce type de manifestation : la Journée de la femme, ce devrait être celle de tous les jours. Mais, en la matière, nous concentrerons notre attention sur les pays les moins développés, où les droits de la femme sont bafoués. Plus généralement, améliorer la situation de la femme, cela revient à défendre les Droits de l'Homme.
Q. : Le Vietnam attend beaucoup du prochain sommet qui se tiendra à Hanoï en novembre 1997. Mais la francophonie n'a-t-elle pas également beaucoup à gagner de l'intérêt que lui porte le Vietnam ?
R. : Le déplacement du centre d'intérêt vers le Sud-Est asiatique, qui est en plein développement, donnera sans doute un grand coup de pouce au Vietnam – mais il donnera incontestablement une dimension supplémentaire à la francophonie elle-même. Le Sommet d'Hanoï démontrera que celle-ci a véritablement une dimension universelle. Nous devons être présents dans toutes les parties du monde. Nous devons démontrer que les pays d'Afrique doivent coopérer avec les pays d'Asie, ce que le prochain sommet favorisera.