Texte intégral
Je voudrais, en ouverture de ces « Entretiens Science et Défense 1996 », vous faire partager une conviction intime : la France est condamnée à l'innovation. Nous n'avons pas le choix : la croissance, la compétitivité, l'emploi sont commandés par l'innovation.
Innovation
Très concrètement, il nous faut faire comprendre que le processus de l'innovation doit établir le lien entre la découverte la plus fondamentale et le produit ou procédé innovant. Par ces ruptures salutaires, nos entreprises se verront ouvrir de nouveaux marchés.
Pour cela, l'observation de l'ensemble de notre tissu national de recherche et d'innovation montre que nous disposons d'une force : l'importance de notre effort public en faveur de la recherche, et d'une faiblesse : le niveau insuffisant des dépenses de Recherche et Développement dans les entreprises.
Il faut maintenir notre effort de recherche.
Un indicateur souvent utilisé de l'effort d'une nation en faveur de la recherche est le Rapport dépense intérieure de Recherche et Développement sur le Produit intérieur brut. Ce ratio est pour la France maintenu à 2,4 - 2,45 %, et nous plaçait ainsi au quatrième rang mondial, derrière les USA, le Japon et l'Allemagne. Or, vous avez peut-être noté que, suivant les chiffres de 1994, la France, avec un effort de 2,38 % est passée, aux incertitudes de calcul près, devant l'Allemagne dont le rapport Défense Intérieure de Recherche et Développement (DIRD) sur Produit Intérieur Brut (PIB) serait de 2,34 %.
Je n'en tire aucune gloire ni aucun sentiment de victoire ; mais j'observe que l'Allemagne, face à cette situation, a décidé de réagir vigoureusement par une série de mesures destinées à redonner du tonus aux activités de Recherche et Développement en particulier à destination des entreprises. Nos voisins d'outre-Rhin ont parfaitement compris le lien entre l'effort de recherche et la compétitivité d'une nation. Nous devons nous en féliciter et comme eux nous interdire de relâcher notre effort.
Recherche et Développement militaire
Il faut rappeler l'importance de l'effort de Recherche et Développement mené par la défense : la dépense budgétaire de Recherche et Développement militaire est de 30 milliards de francs en 1994. À l'intérieur de cet agrégat, le budget « recherche militaire » est comptabilisé à 5,3 milliards de francs.
Or, force est de pronostiquer que la baisse déjà réalisée et encore prévisible des crédits de défense induira une contrainte très forte sur la Recherche et Développement qui lui est liée. Il est à craindre, comme cela s'est produit, que ce soit la dépense extérieure, c'est-à-dire les contrats vers les entreprises, qui supporte cette évolution.
Face à cette tendance, il est essentiel à mes yeux que notre pays ne baisse pas la garde, poursuive son effort de recherche qui est l'investissement pour notre compétitivité à venir : gardons-nous de manger notre blé en herbe ! J'observe d'ailleurs que les États-Unis ont soigneusement préservé leur effort de recherche amont des coupes sévères qu'a connues leur budget de défense. Mais, face à la contrainte budgétaire qu'il serait vain de nier, il me semble que deux parades existent :
Recherche industrielle
– la première consiste à inciter les entreprises à augmenter leur effort propre. Notre recherche industrielle est en effet trop faible : la France se classe première en effort public de recherche (0,9 % du PIB) mais n'est que troisième (ou quatrième) en effort global, car la Recherche et Développement exécutée dans les entreprises (1,5 % du PIB) est très inférieure à celle de nos principaux concurrents, pour qui elle représente de 1,8 à 2,2 % du PIB. Face à ce constat, nous devons augmenter l'effet de levier de nos crédits incitatifs (le Fonds de la Recherche et de la Technologie notamment) et développer des mesures fiscales appropriées : la reconduction du crédit d'impôt recherche me paraît à ce titre un pas important.
Intégration des « bases de recherche et développement technologiques » civiles et militaires
– la deuxième parade, tout aussi essentielle, consiste à rapprocher les « bases de Recherche et Développement technologiques » civiles et militaires. Pour illustrer mon propos, permettez-moi de représenter le processus de Recherche/Développement et innovation technologique comme un cône, dont le sommet représente la part recherche, et qui après un volume croissant de développement débouche à la base du cône sur le produit ou le procédé innovant.
Il m'apparaît que le cône « innovation » civil et le cône « innovation » de défense étaient dans le passé largement distincts. Certes, de nombreux liens existaient dans la phase de développement, et en particulier au sein des entreprises industrialisant les produits : il faut poursuivre l'effort en ce domaine.
Mais il nous appartient aussi de nous consacrer au rapprochement de la partie la plus en amont, des sommets des deux cônes de l'innovation, civil et militaire. Si nous arrivons à entrelacer, à mélanger intimement les compétences, les méthodes, les projets des deux communautés de recherche, nous obtiendrons des gains d'efficacité considérables.
Nous devrions de plus en obtenir un effet multiplicateur bénéfique sur les dépenses de recherche et développement des entreprises : face à un marché élargi et unifié, à la fois civil et militaire, les entreprises décideront plus facilement, j'en fais le pari, de lancer le développement de nouveaux produits performants.
Nous devrions ainsi nous inscrire dans un cercle vertueux, davantage de produits innovants induisant une meilleure santé des entreprises et donc des moyens dégagés pour de nouveaux investissements en recherche et développement.
Mais ce que nos amis américains ont baptisé du terme de « paradigme d'intégration civil-militaire » ne doit pas rester au niveau du discours : il doit se traduire dans les faits, et je voudrais dans la suite de cet exposé vous convaincre que mon action s'inscrit résolument dans cette perspective, avec une préoccupation de concret. Je voudrais très rapidement développer devant vous trois idées :
– des actions se développent d'ores et déjà pour promouvoir les synergies entre recherche civile et de défense ; il faut les renforcer et les prolonger ;
– les quatre thèmes choisis pour les Entretiens cette année s'inscrivent naturellement dans une dynamique de développement de ces synergies : il faut s'en féliciter ;
– enfin, je voudrais aller plus loin et vous faire part de quelques propositions concrètes. Celles-ci pourront conduire, je l'espère, les acteurs de la recherche à traduire dans le quotidien les idées plus générales et stratégiques que je viens d'évoquer.
Recherche civile et de défense (synergie)
Dans un premier temps, j'aimerais donc insister sur quelques aspects d'une dynamique manifestement déjà lancée. Le développement des synergies entre recherche civile et de défense est en effet, d'ores et déjà sorti du cadre théorique du discours pour entrer dans celui du concret.
Des initiatives ponctuelles le prouvent et ont valeur d'exemple. Un exemple : je rappellerai ainsi à titre d'illustration l'initiative de création d'un centre franco-allemand pour les applications industrielles des lasers de puissance dont le partenaire français est organisé autour d'un GIP associant CNRS, CEA, DGA et 4 PME innovantes du domaine. Le partenaire allemand est l'ILT (Institut für Laser Technik), un de ces instituts Fraunhofer dont l'efficacité dans l'association entre la recherche et l'industrie est très largement vanté.
Cette expérience pilote doit être menée à son terme ; les enseignements doivent en être tirés. Je suis d'ores et déjà convaincu que de tels montages franco-allemands sont mutuellement bénéfiques. D'autres démarches de ce type seront engagées rapidement dans des domaines tels que la mécanique ou la chimie.
Actions communes DGA-Secrétaire d'État à la Recherche
Je veux d'abord prendre acte et encourager les actions communes engagées entre la DGA et les services du ministère de la Recherche. Elles visent, par une analyse commune du contenu, à concrétiser mieux les synergies entre recherche civile et recherche de défense dans les domaines d'intérêt commun. Les moyens employés sont au nombre de trois :
– à partir d'un bilan des relations existantes, une liste de thèmes de recherche d'intérêt commun a été établie : leur mise en pratique est engagée, en particulier par des actions incitatives, j'y reviendrai plus loin ;
– mes services développent également leur action dans ce domaine par l'exercice de la tutelle sur les organismes de recherche, en particulier à travers la politique de contractualisation entre état et organismes. Je compte donner des directives aux directions des organismes sous tutelle pour leur faire partager plus encore ma préoccupation de rapprochement avec le monde de la défense ;
– enfin, les allocations de thèses constituent à mon sens un outil extrêmement stratégique. C'est en effet en contribuant à préparer les compétences de notre tissu scientifique et technique, public et privé, que le responsable de la recherche que je suis peut préparer l'avenir avec la plus grande efficacité. Cet avenir repose sur la compétitivité de nos industriels, sur leur capacité à innover, et en dernière analyse sur les compétences et le talent des hommes et des femmes qui l'animent.
La formation par la recherche, loin de se limiter à la seule fonction de renouvellement du tissu universitaire et académique, constitue un outil fondamental de la politique que je souhaite conduire pour contribuer à la compétitivité globale de notre industrie. Dès à présent, 150 bourses cogérées avec la DRET sont ainsi allouées chaque année ; ceci correspond à un « stock » de 450 bourses et à un budget de 75 millions de francs. Les deux tiers de ces thèses sont exécutées dans des laboratoires du CNRS ou des universités.
Plus globalement encore, parmi les actions déjà engagées, je voudrais souligner la nécessaire évolution de nos efforts pour tenir compte de l'atout que représente la construction européenne. Dans le domaine civil, les coopérations multilatérales et, lorsqu'une valeur ajoutée en résulte, les coopérations communautaires, le PCRD notamment, ont montré leur efficacité sur un point au moins : elles contribuent à structurer les réseaux de Recherche et Développement Technologique en Europe.
En matière de relations européennes aussi il faut tirer toutes les conséquences d'un constat qu'il est devenu banal de proférer, mais qui n'est pas encore totalement entré dans les mentalités : dans des domaines de plus en plus nombreux, le secteur civil est à l'origine du progrès, détermine l'évolution scientifique et technique.
Ceci n'est pas seulement vrai dans le secteur des composants électroniques qui en constituent l'exemple le plus connu.
Coopération civile et militaire
Ceci doit nous inciter à une concertation renforcée entre projets civils et de défense, sur un plan national, afin de consolider notre position avant de porter nos projets communs au niveau européen. Je souhaite insister sur la priorité que j'attache à ce que la concertation s'exerce d'abord au niveau national. Cette façon de faire permettra de conserver le caractère fondamentalement civil des crédits de Recherche et Développement Technologique communautaires, tout en développant les synergies entre intérêts civils et de défense dans notre propre réseau de recherche et d'industrialisation.
Je souhaite également insister sur l'intérêt des coopérations bilatérales et multilatérales. Aussi bien dans le domaine de la recherche scientifique que dans celui de la défense, l'association de partenaires motivés est une garantie de succès durable des initiatives communes.
Actions incitatives, tutelle, formation, action européenne, voilà donc une série de chantiers engagés d'ores et déjà. Parmi les thèmes que vous avez choisi de traiter au cours des « Entretiens Science et Défense 1996 », il me semble que « l'homme face aux contraintes de son environnement » et « des images aux données géographiques opérationnelles » illustrent particulièrement bien mon propos.
Sur le premier thème, je retiendrai la contribution que la recherche peut apporter à la maîtrise des systèmes complexes. L'exemple de l'avion est particulièrement parlant. Près de 90 % des accidents graves dans l'aviation civile sont attribués à des erreurs humaines. On trouve là un champ d'investigation encore peu exploré sur les mécanismes d'apprentissage, outre bien entendu les progrès constants réalisés sur les automatismes.
Dans des domaines aussi divers que le pilotage d'une centrale nucléaire ou la conduite automobile, la recherche doit s'appliquer à explorer les questions de représentation des phénomènes complexes et de sécurité de fonctionnement.
Espace
Dans le domaine des données géographiques opérationnelles, je retiendrai l'intérêt des satellites civils de la filière SPOT pour l'établissement de spatiocartes, de modèles numériques de terrain avec le développement des capacités d'une imagerie en 3 dimensions que nous permettra SPOT-5. Outre les synergies technologiques bien établies entre SPOT et HELIOS, je vois la profondément, une communauté d'utilisation des résultats.
Ces deux exemples choisis parmi vos thèmes de travail, démontrent concrètement l'ampleur des enjeux qui s'offrent à nous, qui ne seront correctement traités que par une stratégie coordonnée civil-défense.
Dans la troisième partie de mon intervention, j'aimerais ouvrir quelques pistes pour aller plus loin, plus concrètement encore.
Fonds de la Recherche et de la Technologie
Je voudrais revenir en premier lieu sur le caractère structurant, à fort effet multiplicateur, d'actions scientifiques d'intérêt commun instruites et financées en commun par les ministères de la Défense et de la Recherche. Sur la base du portefeuille d'actions d'intérêt commun défini avec la Direction des recherches et technologies, j'ai décidé d'identifier une ligne nouvelle sur le Fonds de la recherche et de la technologie, qui est l'outil incitatif dont dispose la Secrétaire d'État à la Recherche. J'affecterai, en 1996, 20 Millions de francs au financement de ces actions communes avec nos partenaires de la DGA. Dans le contexte budgétaire difficile que nous connaissons tous, il s'agit d'un effort important et dont j'espère un fort effet de levier.
Personnels (mobilité)
En second lieu, il m'apparaît qu'une clé du développement des relations entre recherche civile et de défense est, à l'évidence, le développement des échanges de personnels. La mobilité entre les deux communautés, le croisement des cultures sont des conditions essentielles pour une bonne compréhension mutuelle. La DGA a entrepris depuis déjà plusieurs années une politique active en ce sens. J'ai ainsi au sein de mon propre ministère la possibilité d'accueillir des ingénieurs issus de la Défense qui travaillent au contact de l'administration de la recherche civile, dans l'intérêt commun de la recherche nationale. Je souhaite confirmer mon entier accord à cette démarche, dont je crois qu'elle pourrait avec profit être étendue dans les organismes de recherche.
Chercheurs (mobilité)
Mais la mobilité des personnels doit également être entendue depuis les organismes publics de recherche vers les services proches de la recherche de défense. De la même façon que je souhaite favoriser la mobilité des chercheurs depuis la recherche publique vers la recherche industrielle, afin, au total, de mieux mettre les compétences de nos chercheurs au service des enjeux socio-économiques de notre pays.
Défense globale
La défense, de plus en plus conçue comme une fonction globale de l'économie et de la société, est l'un de ces enjeux, que la communauté scientifique, avec ses talents spécifiques, doit contribuer à aborder efficacement. J'ai donc mis à l'étude le projet de renforcer dans les organismes de recherche les services chargés de favoriser le rayonnement des chercheurs vers le monde de l'entreprise, ou vers celui de la défense, pour ce qui nous concerne aujourd'hui. Cette action suppose bien entendu d'avoir connaissance d'une claire expression des besoins de la part du partenaire d'accueil. Je souhaite fermement développer les contacts avec la DGA sur ce point.
Cette mobilité devrait nous permettre aussi de développer l'association des chercheurs civils aux grands programmes technologiques conduits par la DGA, et de leur faciliter l'accès aux grands équipements associés.
Labels
Une autre piste d'action que Charles Millon et moi-même comptons engager concrètement consiste à promouvoir la notion de « label » délivré conjointement par les deux ministères pour des projets de recherche d'intérêt commun. Chacun des deux secteurs doit en effet rester en quelque sorte souverain pour l'établissement de ses propres priorités. Mais dans le secteur d'intérêt commun, il convient de faire savoir, d'une même voix, aux acteurs de la recherche, aux équipes des laboratoires, publics ou privés, que nous souhaitons travailler ensemble. C'est clairement pour moi une façon d'affirmer la priorité que j'accorde à cette évolution, notamment en incitant les organismes de recherche à engager des actions concrètes en ce sens.
J'ai déjà parlé du portefeuille d'actions de recherche d'intérêt commun. En 1996, la concrétisation par des actions de recherche cofinancées sera lancée dans deux ou trois domaines dont l'analyse a montré qu'ils offraient un haut niveau de priorité. Sans préjuger du travail des groupes d'experts qui élaborent ces projets, je peux annoncer ici les voies les plus avancées. Il s'agira :
– d'une action dans le domaine des sciences de la vie, plus précisément de la parasitologie ;
– d'une action dans le domaine des systèmes complexes temps réel posant des problèmes critiques de sûreté de fonctionnement ;
– d'une action dans le domaine des composants optroniques, plus particulièrement des sources laser de basse et moyenne énergie et des protections de l'œil contre les faisceaux laser.
Mais en parallèle de ces actions identifiées à partir d'un examen par les services de nos administrations, je voudrais ici promouvoir les actions à l'initiative des acteurs, les actions « bottom-up » comme il est de coutume de les désigner dans le jargon des projets coopératifs. Les équipes de recherche elles-mêmes doivent en effet pouvoir faire monter vers les services des ministères des projets concrets de recherche développant la politique que les tutelles souhaitent voir amplifiée. Le label « projet de recherche d'intérêt commun civil défense » permettrait ici aussi de distinguer ces projets d'un grand intérêt stratégique tant pour la recherche civile que pour la Défense.
Prix « Recherche civile défense »
Enfin, pour couronner cet ensemble de projets qui je l'espère sera fourni et fécond, Charles Millon et moi-même avons décidé d'instaurer un prix « synergie recherche civile défense ». Son objectif sera de couronner une action exemplaire. Permettez-moi de décrire le lauréat idéal :
– il s'agira bien entendu d'un projet de recherche associant le civil et le militaire, dûment labellisé par nos deux ministères ;
– ce projet fédérera des équipes de recherche publique et industrielle ;
– il sera d'un haut niveau scientifique, l'excellence de ses résultats scientifiques sera bien sûr déterminante ; il ouvrira des débouchés à un produit ou service innovant, pour lequel un marché potentiel civil et militaire aura été identifié ; le projet associera une ou plusieurs PME pour le développement et l'industrialisation de ce produit.
Face à un succès aussi éclatant de nos initiatives concertées, nous serons, le ministre de la Défense et moi-même, heureux et fiers de décerner le prix « recherche civile-défense » aux acteurs d'une réussite de cette classe. Il me reste à formuler le vœu ardent que les compétiteurs seront légion !
J'espère vous avoir convaincu que le développement des relations entre recherche civile et de défense constitue pour le ministère chargé de la Recherche, pour François Bayrou et moi-même, une priorité d'action stratégique. Ces « Entretiens Science et Défense 1996 » sont le symbole de cet effort, essentiel pour notre pays. Il nous faut remercier la DRET, organisatrice pour la DGA de cette manifestation à l'utilité essentielle. Je serai particulièrement attentif aux résultats de vos travaux et aux suggestions permettant de progresser en ce domaine. Soyez tous assurés de ma détermination et de ma volonté d'aboutir.