Article de M. Charles Millon, ministre de la défense, dans "L'Armement" de décembre 1996 janvier 1997, sur la réforme des armées basée sur quatre fonctions opérationnelles (dissuasion, prévention, projection, protection), leur professionnalisation, un nouveau service national et une coopération européenne pour l'industrie d'armement.

Prononcé le 1er décembre 1996

Intervenant(s) : 

Média : L'Armement

Texte intégral

Réformes des armées
     
La réforme de notre défense engagée par le Président de la République est comparable, par son ampleur, à celle que mena le général de Gaulle au début des années 60, et qui fut à l’origine de la modernisation de nos armées et de la création des forces nucléaires française. C’est un outil de défense rénové, adapté à l’environnement décrit dans le Livre blanc sur la défense de 1994 et anticipant les évolutions du siècle prochain, que dessine la planification à l’horizon 2015 dont la loi de programmation militaire pour les années 1997-2002 constitue la première étape.

Une telle réforme requiert naturellement une approche globale, qui harmonise doctrine, effectifs, équipements et politique industrielle. La défense de notre pays doit être replacée dans un environnement international, évalué de manière réaliste, tant en ce qui concerne les menaces que les perspectives de coopération. Elle doit être conçue dans une logique d’ensemble, intégrant et rééquilibrant les fonctions et les moyens de l’outil militaire ; elle doit s’enraciner plus que jamais dans la nation.

Contexte géostratégique
     
L’effondrement de l’Union soviétique et la dissolution du pacte de Varsovie ont mis fin à une bipolarité qui fixait notre conception de la menace et gelait toute initiative pour transformer les relations internationales. Tout ceci a changé et continue de changer au rythme des instabilités qui se développent un peu partout dans le monde, y compris sur notre continent. Plus positivement, les réformes entreprises pour renforcer la solidarité internationale, européenne et atlantique, influent, dans le sens de la stabilité, sur l’évolution stratégique de notre continent et du monde.

La disparition de l’URSS a mis fin à la division de l’Europe en deux blocs rivaux et à la menace militaire massive qui existait à nos frontières et à celles de nos alliés. Il subsiste cependant, à l’Est de l’Europe, et pour de longues années encore, des arsenaux militaires surdimensionnés, dont le contrôle demeure une source de préoccupation.

Menaces-risques
     
En Europe, il n’existe plus de source de conflit majeur, mais la paix demeure fragile ; l’apparition de tensions, liées à des désaccords frontaliers, au statut de certaines minorités ou à des rivalités interethniques, ne peut être ignorée. Au-delà des frontières de l’Europe, les ambitions de certaines puissances régionales ou la prolifération d’armes de destruction massive peuvent représenter des risques réels pour la paix dans le monde et la sécurité de notre pays. Par ailleurs, notre politique de défense doit également prendre en compte des menaces qui ne s’exercent pas dans le cadre des rapports interétatiques traditionnels, qu’il s’agisse de l’activité de mouvements nationalistes et terroristes, du crime organisé, des trafics d’armes et de drogue. Si nos frontières sont aujourd’hui en paix, le monde qui nous entoure ne l’est pas. La France doit maintenir sa garde et conserver les moyens de sa défense et de sa sécurité.

Politique de défense (de l’autonomie stratégique à la dimension européenne)

Depuis le début de la Ve République, la politique de défense de la France allie préservation de l’autonomie stratégique et respect des solidarités. Le défi à venir sera de lui donner sa dimension européenne, clé des décisions prises par le Président de la République en matière militaire, en matière industrielle, comme en ce qui concerne les institutions de coopération internationale.

La nouvelle politique de défense servira donc en priorité la construction d’une défense européenne crédible, à la fois bras armé de l’Union européenne et moyen de renforcer le pilier européen de l’Alliance. En Europe, la France, membre de l’Union européenne, de l’UEO et de l’Alliance atlantique, est en effet au cœur de ce réseau de solidarités qui tendent à faire de notre continent un espace commun.

Depuis la création du Corps européen, d’autres initiatives (Eurofor, Euromarfor, Groupe aérien européen…) montrent la vitalité de l’approche européenne de la coopération militaire. Les travaux actuels concernant la réforme de l’alliance, auxquels la France participe activement, laissent entrevoir la possibilité, pour les Européens, de prendre davantage de responsabilités dans une Alliance rénovée, élargie, fondée sur une solidarité accrue entre tous les alliés, y compris les États-Unis, et garante de la sécurité de l’ensemble de l’espace européen.

Armées (missions)
     
Aujourd’hui comme hier, les missions des forces armées consistent à garantir la protection des intérêts vitaux de la France, la sécurité du territoire et des populations, à assurer le respect de ses engagements internationaux et à lui permettre d’assumer les responsabilités particulières qui sont les siennes sur la scène du monde.

Ces missions permanentes, décrites dans le Livre blanc de 1994 et confirmées par la réforme de 1995, s’inscrivent dans un nouveau contexte international qui se caractérise par l’incertitude et la diversité des menaces. Les moyens pour y répondre sont donc conçus de manière souple autour de quatre grandes fonctions opérationnelles (dissuasion, prévention, projection et protection) plus intégrées et rééquilibrées, en particulier en ce qui concerne la place des ressources humaines.

Dissuasion

Élément fondamental de la stratégie de défense de la France, la dissuasion doit désormais prendre en compte la perspective européenne et le renforcement de nos solidarités. Elle doit surtout tirer parti du répit qu’offre la situation actuelle pour redéfinir ses moyens et la posture de nos forces. Sur le plan des moyens, cela signifie tenir compte de l’existence de milliers d’armes nucléaires dans les arsenaux hérités de la guerre froide et de l’apparition des nouvelles menaces issues de la prolifération des armes de destruction massive ; cela signifie aussi, a contrario, tenir compte des évolutions favorables de l’environnement international, dans le strict respect des principes de suffisance et de crédibilité.

Prévention

Nouvelle priorité de notre stratégie, la prévention, par sa contribution à la stabilité et à la paix, constitue la meilleure garantie contre la réapparition de grandes menaces. Elle favorise la résolution des crises au plus bas niveau d’engagement de forces, et donc au coût humain et financier le plus bas. Elle s’appuie sur le renseignement, qui verra ses moyens humains et techniques s’accroître sensiblement, et par les forces pré-positionnées, dont l’organisation et le format seront réexaminés avant la fin de l’année 1996.

Projection

La projection, quant à elle, devient le champ d’action prioritaire de nos forces classiques. Désormais, même pour une action en Europe, la nouvelle donne stratégique implique la projection de forces. En outre, l’existence de capacités suffisantes dans ce domaine crédibilise notre stratégie de prévention des crises. Comment définir ce « seuil de suffisance » en matière de projection ? Par la capacité de contrer une menace dans le cadre de nos alliances, de répondre à l’appel d’organisations internationales de sécurité, notamment les Nations unies, et de délivrer, si nécessaire, un signal politique fort, là où nos intérêts ou ceux de nos partenaires seraient directement mis en cause.

Projection

La protection, enfin reste une mission traditionnelle de forces armées mais revêt des formes nouvelles. La défense du territoire national doit davantage prendre en compte, à côté des missions proprement militaires, les missions de sécurité intérieure. Les menaces liées au terrorisme, au crime organisé, au trafic de drogue, exigent une grande souplesse d’adaptation et un grand professionnalisme, mais aussi des moyens accrus, notamment pour la gendarmerie. Reste à assurer, comme par le passé, la sûreté et la défense aérienne du territoire et celle des approches maritimes, en coopération avec les moyens de nos alliés.

Le rééquilibrage des fonctions opérationnelles a des conséquences majeures sur les hommes qui constituent plus que jamais le socle de notre outil de défense. Professionnalisation complète des forces armées, nouveau service national, réforme des réserves ; les décisions qui touchent ceux qui servent la défense de notre pays sont au cœur de la réforme.

Professionnalisation des armées

La professionnalisation des forces armées résulte d’un triple constat : d’abord, la nature des risques à affronter imposera la projection, dans des délais très brefs, de forces immédiatement disponibles ; ensuite, le cadre d’engagement exigera de nos forces une très grande faculté d’adaptation ; enfin, l’évolution des systèmes d’armes nécessitera du personnel de plus en plus qualifié et spécifiquement entraîné.

Afin d’être en mesure d’accomplir les missions de protection, de dissuasion, de prévention et de projection définies par le chef de l’État, les forces armées doivent être composées d’unités professionnalisées. Les engagés appartenant à ces formations verront leur situation améliorée en termes de rémunération et d’environnement matériel. Cette évolution, ainsi que la perspective offerte à tout engagé de participer à des opérations extérieures, devrait susciter un nombre suffisant de candidatures.

Volontaires du nouveau service national

Pour autant, le nouveau dispositif conçu dans le cadre de la réforme du service national soumise au vote du Parlement comporte un domaine « sécurité-défense » qui permettra aux forces armées d’accueillir des jeunes volontaires, dont le nombre atteindra 27 200 en 2002. Des fonctions attrayantes, ainsi que la manifestation concrète de la reconnaissance de la nation, seront le meilleur gage de réussite de cette formule.

Réserves

L’adaptation de notre politique de défense, la professionnalisation de nos forces et la modification du service national ont pour corollaire une transformation simultanée de la réserve. Au terme de l’évolution entreprise, celle-ci, composée, d’une part, d’anciens militaires de carrière ou sous contrat et, d’autre part, de citoyens volontaires, s’organisera en deux ensembles :
    - le premier, constitué de 100 000 hommes environ, sera destiné à renforcer les unités d’active dans les délais courts ;
    - le second ensemble jouera un rôle important pour renforcer le lien armée-nation. Cette réforme permettra aux réserves, inférieures en nombre mais supérieures en efficacité, de remplir pleinement leur rôle militaire, ainsi que leur fonction civique.

Réduction de notre posture nucléaire et modernisation de cotre force de dissuasion ; professionnalisation des armées et réduction de leur format ; nouvelles priorités d’équipement ; adaptation de l’industrie de défense au nouveau modèle de défense : il n’est aucun secteur qui ne soit concerné par la réforme.

Pourquoi avoir écarté une approche fragmentée ou séquentielle des divers volets de la politique de défense ? Pour faire prévaloir une cohérence d’ensemble entre les grandes orientations politiques, militaires et industrielles. D’une part, la défense doit participer à l’effort national de la maîtrise de ses finances publiques. D’autre part, la rénovation de notre outil de défense doit s’appuyer sur une base technologique et industrielle saine. Enfin, la réforme de notre défense doit s’enraciner dans un renouveau du civisme et de l’esprit de défense.

La loi de programmation pour les années 1997-2002 permet à la défense de participer à l’effort de maîtrise des finances publiques. Dès le début de l’exercice de planification, le Président de la République a fixé comme objectif de réduire, puis de limiter à un niveau raisonnable les crédits consacrés par l’État à sa défense. C’est donc une enveloppe de ressources substantiellement inférieure aux annuités de la loi de programmation 1995-2000 qui a été retenue. S’ils représentent une réduction importante, ces crédits maintiennent cependant la France au premier rang des nations d’Europe dans le domaine de la défense.

Le ministère de la Défense conduit aujourd’hui un effort important d’économie et de rigueur. Il lui faut, avec des moyens ainsi redéfinis, réussir à la fois la professionnalisation des forces armées et les restructurations qui en résultent, la modernisation des forces classiques et le renouvellement, à terme, des forces nucléaires, tout en préservant une industrie de défense adaptée à nos objectifs nationaux et européens.

Industrie de défense

L’existence d’une base industrielle et technologique forte est, depuis plus de trente ans, une composante essentielle de la politique de défense de la France. Comme l’ensemble des composantes de cette politique, l’outil industriel de notre pays doit s’adapter à l’évolution de son environnement. C’est l’objet de la nouvelle politique industrielle définie par le Gouvernement, avec un souci constant de préparer l’avenir grâce à une nouvelle politique de recherche.

Pour notre industrie d’armement, les progrès en termes de compétitivité et de réduction des coûts des programmes représentent véritablement une question de survie. Ils conditionnent en particulier ses succès à l’exportation, mais aussi la tenue des objectifs de la loi de programmation. Cela implique, pour les grands maîtres d’œuvre, la recherche, métier par métier, d’une taille suffisante, et d’une dimension européenne qui constitue une clé de l’autonomie stratégique et de l’assise politique de l’Europe. La politique industrielle sera directement associée à l’effort de coopération au niveau européen et à la construction d’une Europe de l’armement.

La préparation de l’avenir passe également par la mise en œuvre d’un nouveau type de partenariat, plus équilibré, entre l’État et l’industrie. Il reposera sur un partage du financement, des risques, mais aussi des fruits liés au développement des nouvelles technologies. Le ministère de la Défense veillera particulièrement à maintenir et renforcer les secteurs qui lui paraîtront stratégiques, mais dans la plupart des cas prévaudra une vision européenne. La politique de recherche du ministère de la Défense fera donc l’objet d’une réforme, dont les principes seront examinés dans les mois qui viennent.

Réforme du service national

Au-delà de l’enjeu stratégique, financier, militaire et industriel, la place de la défense dans notre pays procédera avant tout d’une ambition civique. Réussir la réforme du service national est maintenant l’adhésion des Français à l’égard de la défense, en renforçant le lien qui doit les unir à ceux qui ont fait le choix de s’y consacrer, voilà le défi que nous devons relever.

Les propositions du Président de la République relatives au rendez-vous citoyen et au volontariat sont précisément une façon de relever ce défi, de renouveler la rencontre entre la nation et la jeunesse, en conciliant l’universalité d’une initiation forte à la citoyenneté et un choix personnel qui s’exprimera au service de la sécurité et de la défense, de la solidarité, ou encore de la coopération internationale et humanitaire.

Le 10 septembre dernier, devant l’Institut des hautes études de Défense nationale, le Premier ministre déclarait : « Les orientations fixées par le Président de la République dessinent l’horizon de notre défense dans des différents aspects pour une vingtaine d’années. Le nouveau modèle d’armée, la restructuration de notre industrie d’armement, l’affirmation de l’Europe et la réforme de l’Alliance atlantique font partie d’un même projet : prévenir les conflits au prochain siècle et assurer notre défense ».

Du succès de ce projet dépend en grande partie notre avenir. Chacun doit se mobiliser pour la réussite de cette réforme ambitieuse. Le cap est donné, à nous de piloter le navire.