Editoriaux de Mme Arlette Laguiller, porte parole de Lutte ouvrière, dans "Lutte ouvrière" des 6, 13, 20 et 27 novembre 1998,sur la situation de l'emploi, la réhabilitation des mutins de 1917, le PACS, l'immigration clandestine et l'exclusion sociale.

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Média : Lutte Ouvrière

Texte intégral

6 novembre 1998

Lutter contre le chômage c'est contester la domination des patrons sur l'économie
Au moment où les travailleurs des Ateliers et Chantiers du Havre manifestaient leur désespoir et leur colère à l'annonce brutale de la fermeture de leur entreprise, le Gouvernement et le patronat se félicitaient de concert du « recul du chômage ».

Les manipulations statistiques ne garantissent pas l'emploi et le salaire de ceux dont l'entreprise va être fermée, ou qui sont menacés de plans de licenciements. Et lorsque des grandes entreprises comme Rhône-Poulenc, Alstom, Chausson, Giat-Industrie, Levi-Strauss, Thomson, ou Moulinex, et peut-être demain Philips suppriment des emplois, il s'agit surtout d'emplois en contrats à durée indéterminée. Les embauches par contre, lorsque embauche il y a, se font en intérim, en CDD, en contrats précaires.

Ce que le patronat et le Gouvernement ont le culot d'appeler « amélioration de la situation de l'emploi » n'est que la généralisation de la précarité. Aux emplois stables déjà mal payés, on substitue des emplois où l'on n'a du travail qu'au gré des seuls besoins patronaux et avec une paie diminuée. Car ceux qui sortent des statistiques du chômage, ne sortent pas pour autant de la misère.

Le chômage est, pour tous les travailleurs, la principale des catastrophes, car ils en subissent tous les conséquences, même ceux qui ne sont pas chômeurs. C'est en se servant de la pression du chômage que le grand patronat freine les salaires, augmente les cadences, impose des conditions de travail insupportables et des horaires qui rendent impossible la vie personnelle et familiale.

Il n'y a qu'un seul moyen de créer le nombre d'emplois utiles pour faire disparaître le chômage : utiliser à cette fin une partie des profits énormes accumulés par les entreprises depuis des années. Car ce ne sont pas les besoins qui manquent mais l’argent pour financer ces emplois.

Il faut prendre l'argent là où il est. Il serait infiniment plus juste, sur le plan humain comme sur le plan économique, que le profit des grandes entreprises et des banques soit utilisé en priorité à créer les emplois utiles qui manquent, plutôt qu'à alimenter la spéculation internationale. Mais pour imposer cela, il faut mettre en cause le droit du patronat à diriger seul et sans contrôle l'économie.

Mais le gouvernement de la « gauche plurielle » est tout autant à plat ventre devant les puissances de l'argent que ses prédécesseurs de droite. Il continue à prendre aux pauvres pour donner aux riches.

Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale, qui vient d'être voté, vise à restreindre un peu plus les dépenses de santé de la population. On fait pression sur les médecins pour qu'ils prescrivent moins, on ferme des hôpitaux et des maternités de proximité. On se prépare à introduire la retraite par capitalisation, ce qui signifiera priver d'une retraite décente tous ceux dont le salaire est trop bas pour qu'ils puissent cotiser à des fonds de pensions privés. Et tout cela en invoquant la nécessité de faire des économies pour assurer l'équilibre des caisses sociales.
Mais en même temps, le projet de loi gouvernemental reconduit, comme si de rien n'était, tous les dégrèvements sur les cotisations sociales consentis aux patrons, dont le montant dépasse, et de loin, le déficit de la Sécurité sociale. On économise sur la santé de la population de quoi arroser le grand patronat, sous le prétexte éculé de l'inciter à créer des emplois, alors qu'il continue à en supprimer en encaissant les cadeaux.

Mais qu'ils se méfient tous : la colère qui se lisait  sur le visage des travailleurs du Havre jetés à la rue finira inévitablement par se propager et se traduire par cette explosion sociale qui, seule, peut contraindre à reculer un patronat avide et un gouvernement à son service.
 

13 novembre 1998

Jospin fait des gestes pour plaire à gauche, sans déplaire au patronat.
En proposant à l’Assemblée le Pacte civil de solidarité, la majorité socialiste a voulu faire un geste de gauche qui ne coûte rien - et surtout pas au patronat – mais qui accorde quelques avantages aux couples non mariés, hétérosexuels ou homosexuels. Cette proposition a déclenché du côté des calotins et des réactionnaires un charivari qui n’est pas fini et ledit pacte n’est toujours pas voté.

Et voilà qu’une déclaration de Jospin, proposant que « les soldats fusillés pour l’exemple » au printemps 1917, pendant la première guerre mondiale, « réintègrent pleinement notre mémoire collective », déclenche de nouveaux tollés à droite.

Après le Président de la République, c’est le défilé des ténors de la droite pour s’indigner que l’on puisse même seulement évoquer ces milliers de soldats qui, après deux ans de boue et de sang dans les tranchées, se sont révoltés contre les brutes galonnées qui les ont envoyés à un massacre aussi incertain qu’inutile sur le Chemin des Dames. Cette polémique montre seulement que ces gens-là, larbins qu’ils sont de la bourgeoisie, continuent à assumer les pires crapuleries de leurs maîtres même pour le passé. Les exécutions pour l’exemple sont un des épisodes les plus abjects dans une guerre criminelle dans son ensemble. Les dirigeants disaient à l’époque aux ouvriers, aux paysans envoyés dans la boue des tranchées, qu’ils avaient à défendre la patrie. Ils allaient en réalité mourir par millions pour les grands groupes capitalistes, les uns pour ceux de France ou d’Angleterre, les autres pour ceux d’Allemagne qui se disputaient leurs zones de pillage respectives dans les colonies ou ailleurs.

C’est au printemps 1917, c’est-à-dire après deux ans et demi de boucherie, qu’un général a lancé une  nouvelle offensive au Chemin des Dames, dont tout le monde savait qu’elle ne pouvait qu’échouer. 80 000 morts, sans parler des blessés, pour rien. Le général Nivelle, responsable direct de ce massacre, fut relevé de son commandement. Mais lorsque la colère a conduit des soldats de plusieurs régiments à se mutiner, son successeur, Pétain, alors général, a déclenché une répression violente, faisant fusiller plusieurs dizaines de soldats et envoyant plusieurs milliers d’autres à la mort certaine des bagnes militaires .
C’est qu’en 1917, ce n’est pas seulement sur le front du Nord de la France, mais sur bien d’autres fronts que le pouvoir de la bourgeoisie responsable de la guerre et le pouvoir des bouchers galonnés commençaient à être contestés par des mutineries, par de grèves à l’arrière ou par des insurrections. En Russie, la révolte est devenue révolution. Les ouvriers, l es paysans en uniforme n’en sont pas restés à contester les ordres criminels de leurs généraux : ils les ont chassés, pour élire dans les casernes des conseils qui les représentaient vraiment, comme le faisaient leurs frères en civil dans les usines et dans les villages. Ce sont ces conseils, appelés soviets en russe, qui allaient quelques mois plus tard, le 7 novembre 1917, chasser le gouvernement bourgeois en place, prendre le pouvoir puis commencer à transformer la société en expropriant les propriétaires terriens et les capitalistes.

C’est la possibilité d’un tel développement que la bourgeoisie voulait tuer dans l’œuf par la répression. A quel point la crainte de la bourgeoisie était fondée, l ‘année suivante allait l’illustrer avec la révolution en Allemagne, en Finlande, en Hongrie, ouvrant la possibilité que toute une partie de l’Europe soit gouvernée par les travailleurs. Et si les capitalistes ont fini par l’emporter, c’est qu’ils ont trouvé un allié dans la social-démocratie, d’autant plus efficace pour étouffer la révolution qu’elle était à la tête même du mouvement ouvrier.

Jospin n’a évidemment pas évoqué tout cela. Il n’a même pas poussé le courage jusqu’à réhabiliter les fusillés pour l’exemple. Mais le problème n’est même pas cette lâcheté-là et il ne concerne pas le seul passé.

Les gestes de gauche de Jospin ne sont justement que des gestes, faits pour éviter d’affronter les véritables problèmes, et en particulier celui d’un chômage dramatique pour le monde du travail. Pour répondre à ce problème, il faut plus que des gestes, il faut des mesures radicales, visant à puiser dans les profits patronaux et dans les fortunes bourgeoises. Faute de faire cela, la misère continuera à s’accroître, ce que les gestes de gauche ne feront pas oublier. En outre, ils donneront des armes et des prétextes pour donner de la voix à l’opposition de droite, en favorisant ses composantes les plus réactionnaires et les plus antiouvrières.

20 novembre 1998

Jospin se fâche contre les sans-papiers mais recule face au patronat.
Un gouvernement ferme contre les pauvres, à plat ventre devant les riches.

On sait maintenant que le Premier ministre est capable de se fâcher. Le 17 novembre à l'Assemblée nationale il a critiqué les déclarations de sa ministre de l'Environnement, Dominique Voynet, en faveur des sans-papiers et s'est emporté contre ceux qui d'après lui, en soutenant les grèves de la faim engagées par ceux-ci pour leur régularisation, « jouent avec la peau des autres par procuration ».
Quel mépris pour les sans-papiers qui ont choisi ce moyen de lutte et qui, selon Jospin, n'ont donc pas pu faire ce choix consciemment mais parce que quelqu'un le leur a dit ; raisonnement de type policier qui attribue toujours les luttes à des manipulations et pas aux choix  des hommes qui les mènent.

Et puis surtout, c'est bien le gouvernement Jospin qui, en refusant de régulariser quelques dizaines de milliers de sans-papiers, joue avec la vie de ceux-ci et même pas par procuration. Ce sont des dizaines de milliers de personnes qui vivent en France et souvent y ont un emploi et des proches, et que les choix du Gouvernement condamnent à rester dans la clandestinité, à vivre dans la hantise d'une arrestation et à être les otages des marchands de travail noir.

Ce sont des dizaines de milliers de personnes à qui Jospin ne laisse d'autre choix que la grève de la faim pour tenter de se faire entendre, ou bien de se jeter d'un vague espoir à un autre, comme ces centaines de sans-papiers qui ont tenté de rejoindre l'Italie sur la foi de l'information, fausse, que leur régularisation y serait possible, avant d'être rejetés en France par la police italienne. On apprend maintenant que le seul fait d'avoir quitté le territoire français quelques heures leur ôterait tout possibilité de régularisation en France. Pourquoi ? parce que ce sont les règles de l'administration à laquelle préside Jospin et que bien entendu il respecte.

Jospin qui avait promis avant son élection de régulariser les sans-papiers et d'abolir les lois Pasqua-Debré n'a fait ni l'un ni l'autre. C'est ce qui s'appelle jouer avec l'espoir des autres. Et maintenant il joue bien avec « la peau des autres » en refusant de céder aux grèves de la faim au nom du  respect de « la loi, rien que la loi », alors que c'est lui-même qui l'a faite…

Voilà sur quoi Jospin a choisi d'élever la voix pour montrer sa fermeté. On avait oublié qu'il en était capable à voir comment, depuis que ce Gouvernement est en place, il a plié l'échine devant toutes les volontés du patronat.

Il ne s'est pas fâché, Jospin, quand les premiers accords sur les 35 heures ont montré que les patrons étaient prêts à empocher toutes les subventions, à profiter de toutes les facilités que leur donne cette loi pour instaurer la flexibilité des horaires aux dépens de leur personnel, tout en refusant de s'engager sur la moindre embauche, ce qui était pourtant le prétexte de la loi.

Il ne se fâche pas non plus lorsque chaque jour apporte sa moisson de plans de licenciements et de fermetures d'entreprises montrant que le patronat se moque complètement des objectifs de lutte contre le chômage affichés par le Gouvernement. Elle ne se fâche pas non plus, la ministre de l'Emploi, Martine Aubry, quand elle est forcée de constater que le patronat use et abuse de l'emploi précaire et que les contrats d'intérim ont augmenté de 35 % en un an. On vient même d'apprendre que le Gouvernement a renoncé à modifier la loi sur les licenciements, contrairement aux promesses électorales de revenir sur la suppression de l'autorisation administrative de licenciement décidée par la droite.

La dernière tentative de faire un geste qui soit un peu de gauche a été le projet de loi sur le PACS, choisi parce qu'il avait l'avantage de ne rien coûter, de n'impliquer aucune dépense pour le patronat.
Mais même là-dessus, Jospin est en train de reculer puisque le PACS finalement ne serait pas voté avant 1999 !

Oui, face à la droite, face aux puissances d'argent, face à un patronat qui réclame toujours plus de facilités, qui proclame son droit à licencier et à faire ce qu'il veut de son argent - et de l'argent de l'État qu'il touche à poignées -, ce prétendu gouvernement de gauche s'aplatit honteusement et s'assoit sur ses promesses électorales sans même éprouver le besoin de s'expliquer. Il n'y a que quand il s'agit de quelques malheureux réduits à la grève de la faim que Jospin sait élever la voix. L'occasion est trop belle de faire la cour à l'électorat  de droite qui ne lui en sera même pas reconnaissant.

Ce gouvernement est à plat ventre devant les riches, mais ferme contre les pauvres qu'ils soient sans-papiers, travailleurs que l'on licencie ou chômeurs de longue date. La fermeté, ce sera aux travailleurs d'en faire preuve en luttant contre les diktats du patronat avec leurs armes propres qui sont celles de la grève et de la manifestation, pour renverser un rapport de forces depuis trop longtemps en faveur des plus riches et auquel ce n'est pas ce gouvernement qui changera quoi que ce soit.

27 novembre 1998

Il y a eu six morts le dernier week-end parmi les sans-logis, à la première vague de froid. A l'approche de l'hiver, la misère ne peut plus être cachée, elle tue.
Les commentaires bien intentionnés réclament des mesures d'urgence pour les sans-domicile et reparlent de solidarité et de lois contre l'exclusion. Assurer le gîte et le couvert de ceux qui n'en ont pas serait la moindre des choses dans une société qui se prétend civilisée, et c'est bien un signe des temps que même dans ce domaine, on doive plus à Coluche et aux Restos du cœur qu'à l'État. Mais chacun sait que la misère extrême est la dernière étape dans l'appauvrissement qui touche un nombre sans cesse croissant de personnes : des chômeurs, bien sûr, mais aussi de plus en plus celles et ceux qui n'ont qu'un emploi précaire ou un temps partiel imposé, payé juste assez pour ne plus donner droit au RMI. Combien de familles n'évitent l'expulsion que parce qu'en hiver c'est interdit ? Combien sont contraintes de faire des économies même sur la nourriture ?

Le même week-end, la télévision montrait des images d'une exposition de bijoux sur les Champs-Élysées à Paris. Leurs prix avaient beau tourner autour de dix ou vingt millions, les bijoux n'ont aucun mal à trouver acquéreur. Toute l'économie capitaliste s'exprime là : pour accumuler la richesse à un pôle, elle secrète en permanence la misère à l'autre.

Il n'est pas possible de combattre l'exclusion sans mettre fin au chômage et à la précarité. Et il n'y a pas moyen de mettre fin au chômage et à la précarité sans utiliser pour cela les profits dégagés par les grandes entreprises. Ces profits ne servent aujourd'hui qu'à gonfler les fortunes des grands bourgeois, propriétaires ou actionnaires des entreprises, alimenter leurs dépenses de luxe ou leurs spéculations. Moins de la moitié de ces profits cumulés suffirait pourtant à financer le nombre d'emplois utiles nécessaires pour que chacun ait un travail et une paie.

Mais il faudrait mener une politique qui donne la priorité aux intérêts vitaux de la majorité de la société, pas aux privilèges d'une minorité. Ce n'est pas ce que fait le gouvernement.

Que l'on ne prenne que cet exemple : les cheminots sont en grève cette semaine, le lundi pour protester contre l'abandon du service public et l'ouverture à la concurrence, et le vendredi pour réclamer de l'embauche, comme l'on fait pendant plusieurs jours ceux de Marseille. Le moindre bon sens dicte qu'il est de l'intérêt des cheminots et des voyageurs que la SNCF embauche. Il est de l'intérêt de toute la société de diminuer le chômage, tout en améliorant un service public indispensable mais qui faute de personnel se dégrade dans les banlieues et sur des lignes secondaires. La SNCF étant encore nationalisée, le Gouvernement peut le décider. Eh bien, non, la SNCF non seulement refuse d'embaucher, mais continue à réduire les effectifs.

Et il en va de même dans tous les domaines. Un quotidien populaire a titré la semaine dernière sa première page : « Juppé en rêvait, Jospin l'a fait ». Le gouvernement de la « gauche plurielle » privatise plus encore que son prédécesseur de droite, réduit les prestations sociales des plus pauvres et augmente l'imposition des retraités pour pouvoir continuer les subventions au patronat, pour lui assurer des dégrèvements fiscaux et des baisses sur la part patronale des cotisations sociales. Il applique le plan Juppé sur la Sécurité sociale, supprime des hôpitaux et des maternités de proximité, et se prépare à substituer, au régime des retraites, des fonds de pension qui laisseront plus encore dans le dénuement sur leurs vieux jours qui ne peuvent pas verser des cotisations élevées.

Comme Juppé, Jospin prend aux plus pauvres pour donner aux plus riches. Voilà comment ils contribuent à fabriquer la misère et l'exclusion. Mais Jospin est plus efficace pour servir les riches : son étiquette de gauche lui permet de mieux désamorcer la réaction des classes populaires. Jusqu'à ce que cela explose et que les travailleurs en lutte imposent la seule « loi contre l'exclusion » qui vaille : obliger à payer ceux qui profitent de la crise et de la misère, leur enlever le droit de diriger l'économie à leur guise.