Interview de Mme Michèlle Demessine, secrétaire d'Etat au tourisme, dans "L'Humanité" du 21 janvier 1999, sur la lutte contre l'emploi précaire dans le tourisme et l'action pour les vacances des personnes défavorisées.

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Média : L'Humanité

Texte intégral

L’Humanité
Présentant vos vœux mardi soir, vous avez annoncé : « Nous ne laisserons pas s’échapper le bénéfice de la Coupe du monde de football ! Qu’entendez-vous par là ? »

Michelle Demessine
Cet événement a été pour la France l’occasion d’accomplir des progrès considérables sur le terrain touristique. Pour certains pays, cela fut même une sorte de révélation. Il serait dommageable de l’oublier et de tourner la page ! S’appuyant sur l’immense travail réalisé, nous pouvons faire fructifier cette bonne image que nous avons donné de nous-mêmes, de notre convivialité, de notre capacité à accueillir nos hôtes étrangers, et à organiser une manifestation de cette ampleur. Un potentiel existe, il convient de l’exploiter à fond.

L’Humanité
Tout va donc pour le mieux ?

Michelle Demessine
Je n’irai pas jusque-là. En notant cependant que cela va quand même bien. Depuis 1997, il y a une vraie progression, avec un taux de croissance constant, tant en été qu’en hiver. Cela permet d’envisager l’avenir avec beaucoup d’ambition. Mais il ne faudrait pas relâcher nos efforts. Un tourisme à visage humain ne peut se développer durablement que sous l’impulsion d’une véritable politique nationale.

L’Humanité
Dans vos chantiers, l’emploi occupe une grand-place…

Michelle Demessine
Dès mon arrivée, j’ai vu dans ce secteur un formidable potentiel pour répondre aux attentes face au chômage. Je m’y suis engouffrée. Pendant ces dix-neuf mois, nous avons beaucoup travaillé, cherché, dialogué. On va voir maintenant les résultats. La première échéance sera justement la remise de ce rapport sur les travailleurs saisonniers. Avec toute une équipe, Anicet Le Pors a planché près d’un an. C’est une première en France et en Europe. L’enjeu est de taille. Près d’un demi-million de salariés sont concernés. Et pourtant, nous avons tous entête cette phrase : « En dehors des variations saisonnières ! » Cela veut dire que mentalement nous ne les prenons pas en compte. Ils n’ont pas vraiment d’identité. Un des premiers objectifs du rapport est d’affirmer l’existence, l’unité sociale de ces travailleurs. D’emblée, j’avais souhaité y voir clair sur cette question. Il me semblait en effet que pour développer l’emploi, il fallait vaincre cette notion fortement ancrée de précarité. Ce n’est pas une fatalité. Avec la dynamique actuelle, on peut avancer. C’est d’autant plus important que nous sommes un vieux pays touristique qui se trouve en concurrence avec de nouveaux pays. La différence se fera sur la qualité de l’offre, qui pour moi est indissociable de la qualité de l’emploi. Nous avons de gros progrès à réaliser. En matière de formation, d’expérience, de carrière professionnelle. La précarité nuit. Aujourd’hui, les jeunes identifient ces professions aux loisirs, à la liberté, à la joie. Très vite, ils se rendent compte que ce n’est pas rose, que se posent tous les problèmes de couverture sociale, d’accès à la santé, au logement… Certains sont contraints par exemple d’avoir recours aux bons médicaux, comme les RMIstes, alors qu’ils sont salariés. C’est indécent. Il faut rompre avec ces pratiques passéistes, donner de la dignité à ces salariés, combler les vides. C’est possible si tous les acteurs s’y mettent.

L’Humanité
Avec les déséquilibres actuels de l’offre touristique, est-il possible d’absorber les nouveaux flux annoncés ?

Michelle Demessine
Les politiques d’aménagement de ces trente dernières années ont favorisé quelques zones, les plus prestigieuses. Autour de l’idée que nous avons les plus belles côtes, le plus beau domaine skiable, et la plus belle ville du monde. De gros efforts d’investissement ont été réalisés là où la pression touristique est la plus forte. Si cela permet d’accueillir plus de 67 millions de touristes, cela a aussi créé de gros déséquilibres. Les statistiques prévoient 90 millions de touristes étrangers dans les 15, 20 ans à venir. Il est donc nécessaire de procéder à des rééquilibrages. En mesurant que tout le territoire est riche de potentialités touristiques. L’État doit d’autant plus aider, impulser le développement touristique des régions, que les investissements nécessaires ne représentent pas des coûts énormes, que la dynamique locale de valorisation du patrimoine, du territoire culturel est forte, et que cette démarche colle aux nouvelles attentes des populations en matière de vacances.

L’Humanité
Mais tout le monde n’y accède pas encore.

Michelle Demessine
Même si l’offre touristique est extrêmement diversifiée, des personnes ne partent pas du tout. Il y a là un vrai devoir de l’État, 40 % des Français ne partent pas en vacances. C’est pourtant un droit. Au même titre que le travail, le logement, l’éducation, la santé. C’est un élément constitutif de la citoyenneté. De ce point de vue, l’attribution des chèques-vacances aux salariés des petites et moyennes entreprises de moins de 50 salariés - le projet de loi qui devraient concerner 7 millions et demi de salariés et leurs familles sera discuté à l’Assemblée nationale en avril - peut constituer une avancée. De même que la mise en place de la bourse-solidarité-vacances qui réunira dans une démarche de solidarité les compétences des associations caritatives, de celles des chômeurs, et les offres de séjours et de transports disponible chez les professionnels pour faire partir en vacances les familles les plus démunies. Tout cela, avec l’aide continue au tourisme social, va dans le bon sens.

L’Humanité
En vous affirmant « la ministre de tous les tourismes », ne craignez-vous pas de délaisser ce dernier aspect ?

Michelle Demessine
On a toujours opposé tourisme social et tourisme marchand. Ce n’est pas juste. Les deux sont complémentaires. Je l’ai dit aux professionnels dès ma prise de fonction. En leur rappelant que s’il n’y avait pas eu ce tourisme social, cet effort des comités d’entreprise, la fréquentation serait bien moindre. En même temps, ce qui fait la force de notre tourisme, c’est sa diversité. Il faut la préserver, en évitant les coups de balancier. Chacun a sa place et mérite le soutien de l’État. Y compris le tourisme d’affaires qui est un moyen parmi d’autres pour lutter contre la saisonnalité et favoriser l’emploi.

L’Humanité
Vous y revenez toujours.

Michelle Demessine
C’est mon point de repère. Cela permet de lier l’ensemble des éléments sans les opposer. Lorsque l’on parle emploi, il est plus simple de voir comment avancer. Y compris sur la délicate question des 35 heures. Cela semblait impossible dans ces professions. Pourtant, il n’y a aucune raison que ces salariés restent à côté du progrès social. L’idée avance. Aucune porte n’est fermée et des négociations vont commencer entre partenaires sociaux.

L’Humanité
L’Europe est-elle une de vos préoccupations ?

Michelle Demessine
Il y a des enjeux, avec là encore l’emploi, et la reconnaissance des qualifications. Les professions du tourisme bougent beaucoup, avec des risques de dumping. Travailler à une harmonisation par le haut des garanties sociales serait une bonne chose. Tous ceux que nous ferons en France pour aller dans ce sens sera, je crois, très regardé. J’observe ainsi que de nombreux pays européens sont très attentifs à notre expérience en matière de chèques vacances. Nous engageons d’ailleurs une réflexion sur la réciprocité possible de leur utilisation avec d’autres pays. L’Europe est pour moi un terrain où l’on peut utilement marier économique et efficacité sociale.