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Le Figaro économie. – Les 35 heures seront sûrement au menu de votre entretien, cet après-midi, avec Lionel Jospin. Les premiers résultats donnent le sentiment que le film ne correspond pas au générique : il y a plus de flexibilité et moins d’emplois. Quelle est votre analyse ?
Nicole Notat. – il y a bien des manières de se servir des 35 heures. Il n’y a pas de modèle standard, et la réduction du temps de travail n’est pas la solution magique : pour résoudre le chômage, elle en est un des moyens.
Il y a des réalités de branches et d’entreprises : une négociation est bonne à partir du moment où la réduction du temps de travail permet de traiter de l’organisation du travail et de meilleures conditions de travail, de l’emploi et du niveau de celui-ci.
Aujourd’hui, que constate-t-on ? Les négociations se développent, alors qu’on annonçait le blocage du dialogue social, les accords contiennent des changements dans l’organisation du travail, dits de flexibilité, et cela grâce à la réduction du temps de travail (RTT).
Les 35 heures ont été un formidable accélérateur des mutations culturelles et de la construction de nouveaux équilibres entre les besoins des entreprises et les attentes sociales. J’ajoute que la possibilité pour les salariés d’une entreprise de se faire mandater par un syndicat pour négocier a permis de faire entrer les syndicats dans les entreprises où ils n’existaient pas, et a créé de la discussion là où elle ne s’était jamais produite. Enfin, l’impact emploi doit évaluer au fur et à mesure de l’application des accords et se rapproche au nombre de salariés concernés. Sur ces bases, la preuve est faite qu’il y a bien une relation entre l’emploi et temps de travail, même si cette relation n’est pas la même partout. C’est un chantier de très longue haleine : il faut calmer les impatiences.
Le Figaro économie. – Comment expliquez-vous que le gouvernement qui ne voulait pas, l’an dernier, financer le rajeunissement de la pyramide des âges de Peugeot ou de Renault, soit désormais prêt à le faire en échange des 35 heures ?
Nicole Notat. - L’automobile est confrontée à une contrainte de marché, lourde de conséquences sur les conditions de l’emploi. Il n’est pas anormal que les entreprises, même privées, bénéficient de fonds publics pour passer un cap difficile. Ce n’est pas un problème de principe. La question est de savoir au service de quoi l’État apporte son aide, et dans quelles conditions. C’est tout l’enjeu des aides publiques pour la RTT, qui sont, depuis la loi Robien, conditionnées à un accord préalable d’entreprise garantissant la réduction effective et l’effet emploi. Ce qui est envisagé dans l’automobile relève de la même logique. C’est plus ambitieux que les conventions FNE classiques.
Le Figaro économie. – Vous ne pouvez pas nier tout de même que c’est une manière d’acheter les 35 heures. Et c’est encore plus visible avec EDF-GDF.
Nicole Notat. - Acheter les 35 heures, non. En faire un levier pour permettre les mutations lourdes qui s’imposent à certaines entreprises, sans brader l’emploi, oui. Je ne nie pas l’effet d’affichage politique de l’accord EDF. Ne le lire que sous cet angle serait réducteur.
Le Figaro économie. – Et, pour la fonction publique, comment voyez-vous les choses ?
Nicole Notat. - Le gouvernement est confronté à une vraie question. Il va falloir la traiter, en n’oubliant pas que la RTT a des objectifs multiples : l’organisation du travail et du temps de travail, l’efficacité et la qualité des services. C’est l’occasion de faire un bon état des lieux et d’envisager les changements souhaitables.
Le Figaro économie. – Le calendrier gouvernemental est tel que l’on pourrait être tenté de troquer la baisse hebdomadaire ou annuelle du temps de travail contre l’allongement de la durée de carrière pour sauvegarder les retraites.
Nicole Notat. - Je ne ferai pas d’objection de principe à lier les 35 heures et le problème des retraites. Mais il ne faut pas créer de confusion dans le débat retraite. Il est clair que la durée de cotisation, et donc de carrière, est posée. Mais ce n’est qu’un élément. Il faudra aussi parler du niveau et du mode de calcul des pensions, du montant des cotisations, et de la manière de financer le fonds de réserve, dont la création est une bonne idée. Il me paraîtrait légitime qu’une partie de l’argent des privatisations vienne alimenter ce fonds. En tout cas, la question doit être posée.
Le Figaro économie. – Il est bien clair pour vous que les réformes doivent concerner tous les régimes, y compris ceux des fonctionnaires et des salariés du secteur public.
Nicole Notat. - Pour la cohérence des réformes, oui. Il faut, en effet, porter attention aux risques de censure entre les salariés du privé, qui ont le sentiment d’avoir déjà donné avec la réforme Balladur, et les autres. À exacerber cette polémique, on crée des conditions de résistance au changement. J’ai le sentiment, de ce point de vue, que les travaux du plan permettent à chacun de s’approprier les termes du débat.
Le Figaro économie. – Êtes-vous d’accord avec le scénario retenu par Martine Aubry pour la couverture maladie universelle (CMU), qui aboutit, pour la complémentaire maladie, à mettre en concurrence la Sécurité sociale, les mutuelles et les assureurs ?
Nicole Notat. - Martine Aubry a recherché une solution médiane entre des propositions qui pouvaient apparaître comme contradictoires. Ce faisant, le doigt est mis dans un engrenage lourd de développements futurs qui ne sont pas forcément heureux car ils introduisent de nouvelles et inutiles compétitions. Il est nécessaire que chacun fasse bien son métier : la couverture de base pour la Sécurité sociale, la couverture complémentaire pour les mutuelles et les assurances. Je veux croire qu’il est encore possible de ne pas construire une usine à gaz : la Caisse nationale maladie devrait pouvoir s’entendre avec les organismes complémentaires pour élaborer un « code de bonne conduite » garantissant que la couverture complémentaire leur appartient, même si pour faciliter la vie des bénéficiaires, les caisses maladies sont le guichet unique.
Le Figaro économie. – Ne craignez-vous pas que la couverture maladie universelle connaisse une dérive financière comme le RMI ?
Nicole Notat. - C’est, entre autres, pour éviter cela que nous demandons dans les entreprises sur la généralisation de la complémentaire maladie. Il n’est pas normal que des gens qui travaillent à temps partiel ou en CDD, et qui devraient être dans le droit commun, se retrouvent dans la CMU : certaines entreprises usent et abusent des contrats précaires, qui ne bénéficient pas des avantages annexes aux contrats de travail, sur la prévoyance par exemple.
Le Figaro économie. – Bernard Thibault, futur secrétaire général de la CGT, estime que le syndicalisme doit « viser les conquêtes sociales et non gérer les reculs sociaux ». Est-ce votre définition du syndicalisme ?
Nicole Notat. - Parler de conquête sociale implique de se tourner vers l'avenir. L'existence d'une Sécurité sociale pour tous. Qui consiste à ne pas laisser les individus se débrouiller seuls face à la maladie ou face à la vieillesse, par exemple, est un acquis social. Il faut le préserver. Mais on confond parfois cet acquis avec les modalités qui permettent de le conserver. Pour garantir l'acquis fondamental, il est nécessaire de modifier les modalités : c'est ce qui a été fait avec la CSG appliquée aux retraités. Payer la CSG serait-il pour eux un recul ? C'est à mettre en regard du gain collectif, car, sans contribution de tous les revenus à l'assurance maladie, c'est l'ensemble de la protection sociale qui aurait été menacé, celle des retraités avec.
Il y a trois ans, je n'aurais pas parié que la coupure entre les syndicats exclusivement protestataires et ceux qui assument la totalité des fonctions du syndicat puisse évoluer aussi vite. À partir du moment où on est davantage à partager cette vision du syndicalisme, c'est un plus, indéniablement.
Le Figaro économie. – Mais, pour vous, aujourd'hui, qu'est-ce qui serait une conquête sociale ?
Nicole Notat. - Atteindre en France un taux de syndicalisation voisin de ce qu'il est en Europe et généraliser des rapports sociaux plus stables, et échappant aux effets de mode, serait une conquête sociale. De même, faire en sorte que les salariés des PME ne soient pas éternellement à la traine des garanties collectives serait une conquête sociale.
Le Figaro économie. - Vous pensez aujourd'hui que les conditions d'une entente avec la CGT sont remplies, à tel point que vous ne vous opposez plus à son entrée à la Confédération européenne des syndicats (CES) ?
Nicole Notat. - C'est vrai que la CGT ne croyait peut-être pas que nous étions sincères lorsque nous mettions en avant les conditions minimales en deçà desquelles nous pensions qu'elle ne pouvait pas adhérer à la CES. Ses dirigeants se sont rendus compte que nous n'avions pas d'arrière-pensées et que nous n'avions pas fait notre deuil d'une possible évolution du syndicalisme français, Mais la CFDT avait choisi de ne pas escamoter le débat en faisant semblant d'avoir des terrains d'entente alors qu'il y avait et qu'il y a encore des analyses qui sont très divergentes. Il ne s'agit pas de les taire.
Parallèlement, la CGT a décidé de réfléchir sur son propre avenir et sur l'efficacité de son action et donc de sa survie. Elle semble souhaiter, sans oublier le syndicalisme protestataire, gagner les rives du syndicalisme de propositions. Le chantier de la réductions du temps de travail lui en a fourni l'occasion, puisqu'elle en a fait le thème privilégié de son changement.
Les relations sociales en Europe.
La CGT dans les propos qu'elle tient sur l'Europe, qu'elle considère aujourd'hui comme un cadre de réalité, n'est pas atypique au regard des autres syndicats. Il n'y a pas de raison tactique à notre attitude. Les intérêts étroits de l'une ou l'autre organisation n'ont pas pesé sur notre appréciation des événements. Le seul problème qui se pose pour la CGT est de savoir si le changement en cours est celui du non-retour.
Le Figaro économie. - Et par rapport aux autres syndicats... FO et l'Unsa ?
Nicole Notat. - Pour ce qui concerne FO, le seul adjectif qui me vient à la bouche c'est pathétique... Pour ce qui concerne l'Unsa, cette organisation a permis à des syndicats de se fédérer autour d'une vision du syndicalisme proche de la CFDT. Cela facilite les coopérations.
Le Figaro économie. - Toujours est-il que vous allez vous retrouver les uns et les autres dans la Confédération européenne des syndicats. Comment envisagez-vous son avenir au moment de la réalisation des objectifs financiers de l'Union européenne ?
Nicole Notat. - La CES a fait la démonstration qu'elle était capable de synthèse entre des syndicats qui ont des traditions et des systèmes sociaux différents. Elle a défini une vision de l'Europe et de son modèle social. Elle quitte de plus la fonction de lobby qu'elle avait dans le passé pour devenir une force syndicale qui s'attache à se faire reconnaître. Elle rassemble, elle élabore, elle agit par des rassemblements, des manifestations et elle négocie. Nous avons fait à la CES, avec les autres, l'apprentissage de la définition de propositions communes sans être bridé par un quelconque unanimisme ou un droit de veto. C'est une excellente référence dont pourrait s'inspirer le patronat européen (Unice) ou l'Union européenne.
J'ajouterai que le protocole de Maastricht a défini le socle et les procédures des relations sociales en Europe en définissant les rôles respectifs de la Commission et du Parlement et leur articulation avec ceux des partenaires sociaux.
Le Figaro économie. - Pensez-vous que cette clarification puisse avoir un effet en France, notamment pour ce qui concerne les relations entre partis et syndicats ?
Nicole Notat. - En France, l'évolution est amorcée. Déjà, plus personne n'imagine que le modèle de la courroie de transmission soit viable. L'idée même qu'un syndicat doit avoir sa correspondance dans une famille politique est en voie de dépassement. De plus en plus, l'affirmation de l'autonomie des corps intermédiaires par rapport à l'action politique qui assumerait toute sa fonction progresse. Le problème réside maintenant dans l'organisation les relations et de la confrontation entre ces différentes légitimités. La faiblesse du syndicalisme et du patronat français, fruits d'une histoire pendant laquelle l'État a été prépondérant dans l'élaboration des règles, pèse lourdement.
L'État continue à se considérer comme l'élaborateur du changement et sert de bouc émissaire à ceux qui le sollicitent dès que les demandes sociales apparaissent ou qu'un problème se pose. Nous sommes au carrefour d'une vraie réforme de l'État et des relations professionnelles. C'est le défi que les partenaires sociaux doivent relever et principalement les syndicats. Ce n'est pas le pluralisme qui pose un problème mais l'impossibilité de dépasser les affrontements.