Texte intégral
La genèse de l’histoire
À partir de l’accrochage du franc au mark, notre pays va être conduit par étapes successives à s’aligner en tout domaine sur la conception du membre le plus puissant de ce couple déséquilibré, en l’occurrence l’Allemagne. Libéralisme économique, obsession de la monnaie forte, c’est-à-dire très vite surévaluée, libre-échangisme doctrinaire, déconnection entre le politique et l’économie, substitution de la démocratie contentieuse à la démocratie citoyenne, recherche du consensus droite-gauche sur l’essentiel, constituent les caractéristiques principales de cet alignement sur le modèle allemand que les successeurs de M. Giscard d’Estaing à l’Elysée ont pérennisé et approfondi.
Si l’on excepte le court intermède 1981-1983, toutes les politiques menées depuis vingt ans sont surdéterminées par cette unique boussole. C’est cette boussole qui a conduit François Mitterrand à renoncer, en mars 1983, aux ambitions transformatrices de la gauche, c’est cette boussole qui a conduit Jacques Chirac à renier les promesses électorales de lutte prioritaire contre le chômage et de résorption de la fracture sociale.
Naturellement ce processus initié par M. Giscard d’Estaing a connu des aléas et des « à coups » dans son développement. La défaite de la droite en 1981 et l’exigence d’un profond changement de politique qui a porté la gauche au pouvoir ont constitué un frein. Le ralliement deux ans plus tard de la gauche au libéralisme, l’arrivée de Jacques Delors aux commandes de la Commission de Bruxelles, puis la signature de l’Acte unique ont « relancé » la machine infernale. La chute du camp soviétique a emporté ensuite dans le même discrédit tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à des politiques publiques. La diabolisation de l’intervention publique en économie s’est nourrie de la nouvelle hégémonie du libéralisme à l’échelle du monde. L’alignement de la France sur le modèle libéral anglo-saxon s’est traduit par le rejet de la tradition colbertiste. Enfin, la réunification allemande en replaçant l’Allemagne au centre de l’Europe a accentué le déséquilibre fondamental du couple franco-allemand voulu par Valéry Giscard d’Estaing et par François Mitterrand.
C’est dans ces conditions qu’a été négocié et signé le traité de Maastricht. Le projet d’UEM ne descend donc pas du traité de Rome, mais correspond en réalité à l’aboutissement d’un processus engagé depuis 1979 par Helmut Schmidt et Valéry Giscard d’Estaing, qui viennent d’ailleurs – suprême ironie de l’histoire de s’inquiéter tous deux des dérives d’un projet qu’ils ont porté sur les fonts baptismaux. Il n’est donc pas franc de nous faire prendre l’euro pour l’aboutissement naturel de quarante ans de construction européenne alors qu’il s’agit plus modestement du couronnement de vingt ans d’abandon et de renforcement des élites françaises qui ont choisi la monnaie contre l’emploi et mis le débat républicain entre parenthèses tout simplement parce qu’elles ne croient plus en la France.
Le terrorisme intellectuel qui consiste à présenter les partisans de l’euro comme pro-européens et les adversaires de la monnaie unique comme anti-européens n’est pas acceptable. Il y a toujours plusieurs politiques possibles et on peut construire l’Europe sans la monnaie unique.
La monnaie qui désunit
Loin d’être un processus unificateur, la marche forcée à la monnaie unique et son éventuelle adoption constituent de puissants éléments d’une nouvelle division : division interne aux nations et hiérarchisation des nations au sein de l’Union. Les conséquences sur l’emploi et la cohésion sociale, des politiques restrictives monétaires, budgétaires et salariales, menées au nom du respect des critères de convergence et demain, après un éventuel passage à la troisième phase, au nom du pacte de stabilité budgétaire conclu à Dublin aux conditions allemandes, ont et auront de funestes conséquences sur l’emploi et la cohésion sociale dans chacun des pays européens. La fixation de critères de convergence déflationnistes que personne ne parvient à respecter a été pérennisée par le pacte de stabilité. Le but est de casser le modèle social européen pour adapter l’économie aux conditions de la mondialisation libérale : libéralisation financière, orthodoxie monétaire et budgétaire, stratégie de la monnaie forte conduisent à multiplier les délocalisations industrielles, freinent la croissance, creusent le chômage, pénalisent les salaires et le pouvoir d’achat, induisent la remise en cause du droit du travail et de la protection sociale.
Loin d’être une réponse adaptée pour protéger l’Europe des effets dévastateurs de ce qui est ressenti comme « l’horreur économique », le processus de monnaie unique est un élément d’accélération de la mondialisation libérale. Alignement sur la concurrence mondiale, destruction de l’État-Providence, législation européenne de la concurrence, déréglementation des services publics. Tout se tient.
En régime de monnaie unique, en l’absence d’ajustements monétaires entre les différents pays pour faire face aux évolutions économiques inévitablement divergentes, la seule régulation sera assurée par les salaires et donc par le chômage. La logique de la monnaie unique est de happer les uns après les autres, des pans toujours plus nombreux de souveraineté. Après la souveraineté monétaire, c’est la souveraineté budgétaire. Le pacte de stabilité budgétaire accepté à Dublin par la France institue un système d’amendes très lourdes. C’est un mécanisme qui revient à enfoncer sous l’eau la tête de ceux qui n’arrivent pas à nager.
Après la souveraineté budgétaire ce sera le tour de la souveraineté fiscale. Les capitaux, dans la zone euro, demanderont partout et encore plus fort, le régime le plus favorable : on réformera la fiscalité, mais à l’envers de ce qu’il faudrait faire !
Ce mécanisme est lourd de risques de fracture durable en Europe.
La monnaie unique – si elle voit le jour – ne sera pas le couronnement du marché unique. D’un côté, il y aura autour de la fusion franc-mark une zone de monnaie surévaluée, la zone euro, et de l’autre, des monnaies sous-évaluées : la livre britannique, la lire italienne ou la peseta espagnole. Les critères de Maastricht fonctionnent à l’évidence comme des critères d’exclusion vis-à-vis de l’Europe du Sud et de l’Europe orientale. Le pacte de stabilité est pour l’Allemagne le moyen d’écarter durablement les pays latins de la zone euro.
Par ailleurs, l’idée que l’euro permettrait de concurrencer le dollar fait l’impasse sur le fait que la domination du dollar reflète l’hégémonie globale des États-Unis. Ce que personne en Europe n’est prêt à contester, et surtout pas l’Allemagne du chancelier Kohl, qui s’accommode fort bien de son rôle de fondé de pouvoir des États-Unis en Europe.
Revenir devant le peuple
Partout en Europe, des sacrifices sont demandés aux peuples au nom de la course à la monnaie unique. Cette cécité collective des élites européennes entraîne des réactions de plus en plus vives. Certaines quand il s’agit de mouvements sociaux offensifs et dynamiques sont positives et peuvent trouver un débouché politique. D’autres lorsqu’il s’agit de convulsions régressives xénophobes et racistes font planer le spectre du retour aux idéologues nauséabondes des années trente qui ont fourni le terreau du fascisme. On peut s’inquiéter aussi bien de la victoire de Mme Mégret à Vitrolles que de l’évolution du débat public en Allemagne qui conduit Helmut Kohl à préconiser la préférence nationale devant l’explosion du chômage !
Prisonniers et solidaires de leur acceptation concertée de Maastricht, les dirigeants libéraux et sociaux-démocrates n’ont ni le ressort ni la vision qui leur permettraient de changer de cap. Il est donc essentiel que les peuples s’en mêlent. L’explosion du chômage, le non-respect des critères de convergence par l’ensemble des pays concernés, et la montée de l’exaspération sociale manifestent l’urgence de redresser la construction européenne.
Au plan juridique, il est parfaitement possible de renégocier le traité de Maastricht, y compris dans le domaine monétaire. La lecture de l’article N du traité démontre qu’une procédure de renégociation est prévue et que cette renégociation peut concerner la monnaie : cet article dispose, en effet, que « le Gouvernement de tout État membre, ou la Commission peut soumettre au Conseil des projets tendant à la révision des traités sur lesquels est fondée l’Union.
Si le conseil après avoir consulté le Parlement européen et, le cas échéant, la Commission, émet un avis favorable à la réunion d’une conférence des représentants des gouvernements des États membres, celle-ci est convoquée par le Président du Conseil en vue d’arrêter d’un commun accord les modifications à apporter auxdits traités. Dans le cas de modifications institutionnelles dans le domaine monétaire, le conseil de la Banque centrale européenne est également consulté. »
Plusieurs pays de l’Union ont d’ailleurs décidé soit d’un référendum – Danemark, Grande-Bretagne – soit d’un vote du Parlement – Allemagne, Suède, Finlande – avant l’éventuel passage à la troisième phase. Il serait donc singulier que la France s’en remette à un vote du Conseil européen à la majorité qualifiée pour décider de son avenir. Ayant ratifié le traité par référendum, à une courte majorité en 1992, le peuple français ne peut être dessaisi de la décision du passage ou non à la troisième phase. L’organisation de cette consultation populaire serait, en réintroduisant la démocratie, le moyen de refaire de la politique en Europe pour construire une alternative à la monnaie unique.
L’Europe raisonnable
La monnaie unique ne se justifierait que s’il existait un peuple européen. Elle devrait être le toit d’une maison dont les fondations ne sont pas encore construites ! On ne décrète pas, par traité, l’existence d’un peuple européen. La Nation demeure le cadre essentiel de la démocratie, l’espace pertinent du débat public, et le lieu où se construisent les solidarités collectives. On le voit chaque jour, le sentiment commun d’appartenance n’existe pas suffisamment à l’échelle de l’Europe. Les routiers français ne sont pas solidaires des routiers espagnols… Pour bâtir l’Europe raisonnable, il faut mettre les grands enjeux sur la table. Comment faire de l’Union européenne un moteur pour la croissance et non un frein ? Pourquoi ne pas lancer de grands emprunts européens pour transformer l’épargne de précaution en projets industriels, technologiques, sociaux, environnementaux ? Ces questions trouveraient réponse si par exemple on substituait à l’aventure de la monnaie unique une monnaie commune stable, adoptée ensemble par les quinze pays et utilisée pour les échanges avec l’extérieur, tout en laissant subsister à côté d’elle ces amortisseurs indispensables et ces outils de liberté que sont les monnaies nationales.
Pourquoi ne pas mettre en débat ces vraies questions : quel rôle la puissance publique doit-elle et peut-elle jouer dans l’organisation de l’économie ? Comment maintenir face à la compétition mondiale, le socle de services publics et de la Sécurité sociale ? Comment intégrer nos immigrés ? Comment harmoniser nos conceptions de la nationalité ? Comment faire vivre dans un espace politique commun des hommes et des femmes aux croyances différentes ? Ce qu’on appelle en France la laïcité peut-elle s’appliquer ailleurs ?
Comment organiser la sécurité de l’Europe hors de la tutelle américaine ?
Toutes ces questions finiraient par trouver réponse si la construction européenne était publiquement débattue et s’appuyait sur les aspirations populaires. Redresser l’Europe c’est d’abord y faire vivre le débat public. C’est supprimer dans les traités tout ce qui ressemble à une Charte libérale octroyée. C’est simplifier le droit européen. Rendre publics les votes au Conseil et à la Commission. C’est enfin donner un rôle accru aux Parlements nationaux pour introduire dans la construction européenne une légitimité démocratique incontestable afin de donner son vrai sens à la notion de subsidiarité.
La France en s’appuyant sur son peuple peut contribuer – à partir des valeurs républicaines - à construire une Europe raisonnable. Pour cela, elle doit être capable d’exister, de parler fort et de parler franc… en particulier pour établir sur de nouvelles bases l’indispensable coopération avec l’Allemagne, nullement exclusive d’ailleurs des autres coopérations.