Article de M. François Fillon, ministre délégué à la poste aux télécommunications et à l'espace, et ancien président de la commission de la défense à l'Assemblée nationale, dans "Le Monde" du 22 février 1996, sur la réforme de l'armée et du service national, intitulé "Vers l'armée de métier".

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • François Fillon - ministre délégué à la poste aux télécommunications et à l'espace

Média : Le Monde

Texte intégral

Tout changement géopolitique pose une alternative : tenter vainement de relativiser la nouveauté ou se renouveler. En se prononçant en faveur de la professionnalisation de nos forces armées, le président de la République a tranché. Les tabous et contre-vérités qui ont longtemps tronqué le débat sur le service militaire s'éclipsent au profit du seul choix conforme aux exigences de notre temps.

Ce choix devrait mettre un terme à une politique de défense qui finissait par relever de la quadrature du cercle. On ne pouvait plus longtemps à la fois réduire le format des armées, accroître leur professionnalisation et prétendre renforcer l'égalité du service militaire. Ce triptyque devenait intenable. Qu'on le veuille ou non, la question de la conscription devait se poser un jour.

L'aggiornamento voulu par le chef de l'État et le ministre de la Défense répond à une nécessité stratégique et politique. L'outil de défense doit obéir à ces deux critères. Tout en dépend, tout en découle.

Depuis la fin du pacte de Varsovie, nulle menace militaire massive et dirigée n'est susceptible, à l'horizon prévisible, de remettre en cause l'intégrité du sol national.

Nous devons, en revanche, répondre à de nouveaux risques qui échappent à notre dissuasion nucléaire, dont le rôle, nécessairement plus silencieux qu'hier, sera celui d'assumer une veille stratégique. Les crises se caractérisent par leur éloignement géographique de l'Hexagone, mais dans un monde de plus en plus interdépendant les risques d'escalade ne peuvent être ignorés, appelant notre intervention. La guerre du Golfe et celle de Bosnie constituent bien un révélateur cruel et exemplaire des défis qui nous attendent : la sécurité de la France se joue désormais dans notre contribution au maintien de la paix en Europe et ailleurs.

Cette nouvelle donne place la France devant un tournant historique. Depuis le mythe fondateur de Valmy, notre conscience nationale privilégie la défense aux frontières. Durant la guerre froide, la nature de la menace soviétique nous a conduits à l'actualiser sous la forme d'une manoeuvre dissuasive aux abords du sanctuaire. Celle-ci perpétuait, à sa façon, une logique séculaire dans laquelle la conscription gardait son sens. En dehors de cette mission vitale, la stratégie d'action par la projection de forces revêtait un caractère secondaire.

C'est cette logique qui s'inverse aujourd'hui : la stratégie d'action devient au moins aussi importante que la stratégie de dissuasion. La question du service militaire prend ici tout son sens puisque les conscrits ne peuvent être engagés dans des conflits périphériques où la survie de la Nation n'est pas en jeu. Dès lors, la conscription est condamnée à l'anachronisme, contrariant l'organisation d'une armée appelée à se concentrer sur ses missions extérieures.

En ignorant cet état de fait, nous prendrions le risque de nous retrouver un jour paralysés par la contradiction entre une politique étrangère marquée par de larges responsabilités en matière de sécurité et un dispositif militaire focalisé, pour l'essentiel, sur la défense du sanctuaire national. C'est précisément l'erreur qui nous fut fatale en 1940.

Nous rejoignons là un impératif : l'outil de défense doit être en adéquation avec les objectifs de notre diplomatie, à l'ONU au service du droit et de la stabilité internationale, et dans le cadre de la construction européenne en matière de sécurité, où tout reste à faire, tant l'incertitude de nos partenaires domine. Ici, la volonté politique et militaire de la France ne se jugera plus à son seul statut de puissance nucléaire, mais à la crédibilité de ses armées organisées pour intervenir plus vite, plus fort et plus loin. Les Européens mesureront notre détermination à l'aune de leurs garanties opérationnelles : ils ne lâcheront pas la proie pour l'ombre, c'est-à-dire la suprématie américaine pour un dispositif de forces françaises et européennes qui demeureraient inadaptées aux nouvelles exigences de la sécurité internationale.

Alors rapporteur de l'armée de terre, j'avais proposé en octobre 1991 un plan de passage à une armée de professionnels. Il préconisait une transition sur cinq à six années, une réduction du format des forces, des conditions attractives de recrutement et une refonte structurelle de l'outil militaire.

J'avais alors dû essuyer un véritable tir de barrage. Pour l'essentiel, les critiques étaient de nature financière, bien qu'aucune étude sérieuse ne fût réalisée. Cette hostilité masquait mal, en réalité, l'absence d'arguments de fond : la question du service national restait passionnelle. Elle le demeure. La conscription a longtemps été l'âme de notre défense et l'expression d'un projet de société. Cette dimension républicaine ne peut être aujourd'hui totalement ignorée, d'où la nécessité de réfléchir au service civil. En revanche, le service militaire, tel qu'il est actuellement conçu, ne peut échapper à l'examen critique de notre stratégie, dont trois des principaux fondements sont désormais caducs : la menace continentale directe ; l'omniprésence américaine en Europe ; l'omnipotence du nucléaire.

Hier en lisière du jeu stratégique européen, notre pays est à l'heure actuelle contraint par les faits politiques et stratégiques de se recentrer.

C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre les orientations affichées par le président de la République : politique nucléaire concertée ; rénovation de l'OTAN au profit du pilier européen ; professionnalisation de nos forces. Tous ces objectifs constituent les éléments cohérents d'une politique de défense rénovée qui redéfinira les termes de notre autonomie stratégique.