Article de M. Bernard Stasi, vice-président de Force démocrate, vice-président de l'Association des maires de France et président de Cités Unies France, dans "Démocratie moderne" du 15 mai 1996, sur le développement de l'Afrique du Sud et l'aide que peuvent apporter les villes françaises aux villes sud-africaines, intitulé "Afrique du Sud, les exigences d'une démocratie pluri-raciale".

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  • Bernard Stasi - vice-président de Force démocrate, vice-président de l'Association des maires de France et président de Cités Unies France

Circonstance : Voyage d'une délégation de maires et d'élus locaux en Afrique du Sud du 14 au 18 mai 1996

Média : DEMOCRATIE MODERNE

Texte intégral

De ce bref séjour en Afrique du Sud je garderai, tout d’abord, le souvenir de deux prêtes. Le père Emmanuel Lafont, prêtre catholique, a vécu pendant quinze ans au cœur de Soweto, ville de plus d’un million d’habitants, qui a été, pendant de nombreuses années, le foyer, parfois incandescent, de la lutte contre l’apartheid.

Soweto, aujourd’hui, est pratiquement interdit aux Blancs. Guidés par le père Lafont, dont nous avons mesuré l’extraordinaire popularité, notre délégation a pu, pendant de nombreuses heures, parcourir les rues, les ruelles et les terrains vagues de cette immense cité et parler amicalement avec ses habitants, mais aussi constater les conditions épouvantables dans lesquelles vivent la plupart d’entre eux.

Le révérend Cyril Hartland est, lui, Noir et de religion méthodiste. Il a passé plusieurs années en prison pour son opposition au régime de l’apartheid. Et s’il continue à habiter dans son township, parmi les plus défavorisés de ses administrés, il affirme en toutes circonstances qu’il est le maire de tous, Blancs, Métis et Noirs, et tous se plaisent à louer son sens de l’équité et sa disponibilité.

Si l’on juge les apparences, l’Afrique du Sud est « bien partie ». Me souvenant du profond malaise que j’avais ressenti, il y a une vingtaine d’années, en voyant des pancartes « white only » (« réservé aux Blancs ») dans tous les lieux publics, j’ai été heureux de parcourir un pays où les enfants noirs peuvent désormais jouer dans les mêmes squares que les enfants blancs (que vienne le temps où ils joueront tous ensemble !). Mais, cet état de grâce durera-t-il ? Après plus de trois siècles de développement séparé, après un demi-siècle d’apartheid institutionnalisé et souvent imposé par la violence, il n’est pas facile de construire en quelques années, ni même en quelques décennies, une démocratie pluriraciale. Au-delà des aspects proprement ethniques, il s’agit d’intégrer dans la communauté nationale une population très largement majoritaire qui, jusqu’à une date récente, campait totalement en marge de la vie institutionnelle, économique et sociale du pays. La tâche est d’autant plus rude que la société sud-africaine reste profondément divisée : la communauté noire, qui représente les 3/4 de la population, est formée de huit ethnies, dont la plus importante est formée par les Zoulous, lesquels sont très majoritairement hostiles à toute intégration. Par ailleurs, les différences de revenus sont fortes entre les ethnies : le revenu moyen des Blancs est huit fois supérieur à celui des Noirs et près de quatre fois supérieur à celui des Métis.

Enfin, les besoins d’équipement sont immenses : plus du quart de la population n’a pas d’accès direct à l’eau, plus de la moitié ne dispose pas de sanitaires adéquats. 60 % est privé d’électricité. Si l’on ajoute que, de plus en plus attiré par un pays considéré désormais comme un eldorado, des migrants, originaires des pays voisins (et parfois même de plus loin) viennent s’installer clandestinement en Afrique du Sud au rythme de plusieurs milliers par semaine, on mesure l’énormité de la tâche que doivent assumer les dirigeants du pays.

Comment ne pas se poser cette question avec angoisse : les plus défavorisés auront-ils longtemps encore la patience d’attendre ? Lorsqu’ils se rendront compte que, malgré le fait qu’ils soient devenus citoyens à part entière, leurs conditions de vie ne s’améliorent guère, lorsque Nelson Mandela, cet homme exceptionnel, qui prêche inlassablement la réconciliation et le travail, mais qui a plus de 78 ans et qui est très fatigué, aura quitté la scène politique, comment ne pas redouter que le mécontentement, l’impatience, l’inquiétude se manifestent avec une certaine véhémence ?

Comment ne pas imaginer un « scénario catastrophe », qui verrait un jour les habitants des townships déferler vers les centres-villes, dont la population reste – pour la plupart d’entre elles – très majoritairement blanche ? Pourtant, à l’issue de ce voyage, nous ne voulons pas désespérer de l’Afrique du Sud. Grâce à la volonté, au courage et à la sagesse de Nelson Mandela et de Frederik de Klerk, ce pays a su mettre fin à l’apartheid, dans un climat de relative sérénité et dans un esprit de réconciliation. Faisons confiance aux Sud-africains pour mener à bien, si rudes soient-elles, les tâches de la paix et de la reconstruction d’une Afrique du Sud nouvelle.

Les villes françaises, en faisant bénéficier les villes sud-africaines de leur savoir-faire en matière de gestion municipale et de services publics, en participant à l’immense effort de formation, qui est entrepris pour permettre aux nouveaux élus locaux et au personnel municipal d’assumer leur lourde tâche, doivent apporter leur contribution à la construction de cette grande démocratie, dont le continent africain a tant besoin, à la fois comme modèle et comme force d’entraînement.