Texte intégral
Le Monde : La démarche fondatrice de Médecins sans frontière (MSF) a pris corps au Biafra. Comment ?
Bernard Kouchner : Par hasard et par nécessité. Par hasard, parce que nous étions la première équipe de la Croix-Rouge française mise à la disposition de la Croix-Rouge internationale (CICR) et la première constituée sur place, en septembre 1968. Elle regroupait deux étudiants en médecine, un anesthésiste, un infirmier et deux médecins. Par nécessité, parce que nous nous sommes retrouvés face à une situation médicalement très difficile et humainement insoutenable. On soignait notamment des enfants malnutris. La première fois, ils reprenaient force, comme une plante qu’on arrose ; au bout de trois semaines, ils repartaient dans leurs villages ; deux trois mois après, ils revenaient dans le même état, on les ressoignait et, la troisième fois, ils mourraient.
Le Monde : Vous avez soigné et témoigné…
Bernard Kouchner : Nous nous étions engagés envers le CICR à ne pas révéler ce que nous verrions. Mais cet engagement n’avait rien à voir avec le serment d’Hippocrate. On avait affaire à des massacres de masse. Avec quelques amis, pour témoigner, nous avons enfreint ce serment du silence. Cela, après un épisode douloureux au cours duquel une équipe de la Croix-Rouge yougoslave et des religieuses britanniques furent abattues à Uli par les soldats nigérians. Le silence n’avait pas empêché leur mort. Donc, il valait mieux parler.
Le Monde : Et s’organiser ?
Bernard Kouchner : Nous savions que l’armée nigériane tuait les malades dans leur lit d’hôpital. Nous voulions protéger les nôtres. Nous les avons évacués. Tous les médecins du Biafra se sont alors réunis, à notre appel. Ce jour-là, nous avons commencé à prendre conscience de ce travail spécifique qu’est la médecine en temps de guerre. Et aussi de la nécessité de protéger en amont, d’agir sur les causes, donc de s’ingérer. Si l’on ne prévient pas, on est quelque part complice. Ensuite, j’ai lancé le Comité international contre le génocide au Biafra, qui comprenait, outre des personnalités de gauche et de droite, des médecins, des journalistes et des pilotes. Enfin, une quarantaine de médecins ont fondé le Comité médico-chirurgical d’intervention d’urgence. Ce fut le noyau de MSF, association créée en décembre 1971. Je savais que ce serait un grand mouvement politique au sens noble du terme. Protéger la vie des hommes, c’est de la politique.
Le Monde : Quelles leçons avez-vous tirées de cette expérience initiatrice ?
Bernard Kouchner : J’ai découvert un tiers monde que je ne connaissais que de manière livresque. La réalité vous sautait aux yeux et à la gorge. J’ai appris la nécessité de transformer les études médicales pour une grande partie du monde ? Nous n’étions pas préparés à cette médecine du geste, et de l’urgence, où l’immense disproportion entre les besoins et les moyens oblige à choisir. J’ai appris aussi la réalité africaine et ses malheurs. J’ai découvert un peuple avec sa conscience politique et son extraordinaire culture, un peuple qui voulait exister en tant que tel. Le Biafra, ce fut aussi la première famine télévisée. Il y eut le geste de Pierre Sabbagh disant aux téléspectateurs : « Ne fermez pas la télévision, les Biafrais ont besoin de vous ! » Bien sûr. C’était très compassionnel et pas encore politique. Pour moi, qui était « de gauche », le Biafra était un « mauvais » pays, combattu par toute la gauche officielle.
Le Monde : Du Biafra au Rwanda, le progrès n’est pas évident…
Bernard Kouchner : En trente ans, l’action humanitaire a pris beaucoup d’ampleur et sauvé de nombreuses vies. Mais, dernièrement, elle a régressé. Au Rwanda, ce fut la chronique d’un génocide annoncé. L’action humanitaire est un aiguillon, elle rend visible, elle oblige à faire des choses. Or, au Rwanda, elle a complètement échoué, victime notamment d’engagements politiques assassins. Mais à côté de ce contre-exemple immonde, il y a tout de même eu l’Albanie, dont personne ne parle. En Albanie, l’ingérence est réussie pour le moment. Et si les élections ont lieu comme prévu le 6 juin, la communauté internationale aura été garante sur place de la poursuite de l’évolution démocratique.