Interview de M. Bernard Kouchner, président délégué du PRS, dans "L’Événement du jeudi" du 15 mai 1997, sur la nécessité d'imposer l'Europe sociale dans les propositions de la gauche pour les élections législatives de 1997.

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Circonstance : Elections législatives les 25 mai et 1° juin 1997

Média : L'évènement du jeudi

Texte intégral

L’Évènement du Jeudi : Juppé n’est pas capable de donner suite à ce modèle. Vous pensez que la gauche peut inventer une synthèse ? Étatisme latin, capitalisme rhénan ?

Bernard Kouchner : Elle est en train de se faire, et elle s’appelle l’Europe. Elle s’appelle même l’Europe sociale. Elle sera moins étatique et plus partenariale.

L’Évènement du Jeudi : Sur l’exemple Tony Blair, on a bien vu à part vous, la manière dont le PS était timoré et on voit bien la difficulté pour le PS de choisir un autre modèle que cet étatisme latin aujourd’hui. La gauche au fond n’est-elle pas conservatrice ?

Bernard Kouchner : On ne gouverne pas sans grands partis. Ils ont une histoire. La France est le dernier des pays d’Europe, si tant est qu’elle l’ait fait correctement, à avoir introduit l’enseignement de l’économie dans l’enseignement secondaire. Nous sortons donc d’une cinquantaine d’années pendant lesquelles le seul enseignant d’économie du peuple de France s’appelait la CGT. Et vous voudriez que cela ne laisse pas de trace !

Ça fait quarante ans qu’avec Jacques Delors je mène le combat pour la rénovation de la pensée économique de la gauche. Nous avons été battus par Mitterrand, au congrès de Metz en 1977, on réémerge et je maintiens que ce qu’on vient de sortir comme programme est quand même le plus adapté au monde moderne et le plus proche des techniques de gestion de l’économie d’aujourd’hui que nous n’avions jamais produit. Quand on compare le nôtre avec les cinq pages lamentables de la droite qui ne dit rien, qui ne s’engage sur rien de précis, on est plutôt fiers.

L’Évènement du Jeudi : On ne voit pas toujours sur quel thème le PS pourrait – par gain de crédibilité ou qui sait ? d’enthousiasme – gagner l’élection. Le chômage ? Les 750 000 emplois proposés, vous y croyez ?

Bernard Kouchner : Oui. Pour comprendre l’équilibre du système, il faut commencer par la grande affaire qui est le chômage indifférencié avant de s’occuper des jeunes qui viennent en complément. Le chômage est un fléau d’une nature telle qu’il faut utiliser tous les outils disponibles. Nous avons une très grande maladresse à gérer le marché du travail. La Suède, l’Autriche, l’Allemagne ont un seul office. En France, il y a quatre organismes dont aucun n’est finalement responsable du placement à la sortie. Notre système est tel qu’il n’y a pas d’incitation à les sortir du chômage. Il faut faire cela et de la croissance. D’où le programme des grands emprunts européens pour les infrastructures.

Reste que, à 4 % de croissance, on diminuera le chômage de 1 % par an, on en a pour trente ans. Et socialement on ne tient pas trente ans. Je crois que la réduction de la durée du travail est la seule possibilité pour en sortir, mais le sujet est pollué de trop de souvenirs, de fantasmes et de craintes. Les trente-neuf heures payées quarante ont été à cet égard mauvaises. On n’a fait que 50 000 ou 60 000 emplois sur sa lancée. Et cela a éteint pour plus de dix ans toute négociation entre salariés et patrons.

Donc, ça ne peut sortir que de négociations par unité de production, et non par entreprise. Comme on fait ? Peut-on ou doit-on préserver les payes ? Nous sommes en insuffisance de la demande. Éthiquement, un pays où le salaire moyen n’est pas encore tout à fait à 10 000F, ce n’est pas du luxe. Il est clair que demander des réductions de salaires, fussent-elles de 2 ou 3 %, ne passera jamais. Si on veut le faire par des négociations d’unités de production, il faut qu’elles soient demandées. Elles ne le seront que si les petits et moyens salaires sont préservés.

A partir de là, qui paie ? Nous dépensons 400 milliards de francs par ans à peu près pour soutenir le chômage. Il s’agit d’affecter différemment ces sommes économisées par la puissance publique aux entreprises, pour compenser les pertes de salaires. Nous avons des réponses maintenant. Il s’agit de la modulation du taux de charges sociales. Il faut en indexer la baisse sur celle du temps de travail. Il ne reste plus qu’à les mettre en œuvre…

L’Évènement du Jeudi : Si demain la gauche gagne, qu’avez-vous envie de faire ?

Bernard Kouchner : Je suis disponible. L’indispensable c’est ça : la lutte contre le chômage. Aux finances, je pourrais contribuer à le mener. Mais sur ce quoi je suis engagé également relève des affaires étrangères. Je suis dans le désarmement nucléaire, dans la diplomatie préventive, dans l’élaboration d’une politique étrangère européenne et président de la commission de développement.

L’Évènement du Jeudi : Pensez-vous qu’automatiquement le chef du Parti socialiste doive être à Matignon ?

Bernard Kouchner : La Constitution ne dit rien de précis là-dessus, c’est un confort parlementaire.

L’Évènement du Jeudi : On dit beaucoup, autour de Jacques Chirac, qu’on préfèrerait vous avoir à Matignon plutôt que Lionel Jospin.

Bernard Kouchner : C’est gentil à eux mais ça dépend de Lionel Jospin qui est le candidat à cette responsabilité.

L’Évènement du Jeudi : La gauche peut-elle gagner ?

Bernard Kouchner : Tout était fait pour qu’elle perde… Mais l’impopularité du Premier ministre, la trahison des engagements présidentiels, le bilan tellement négatif sur le chômage et les prélèvements obligatoires : voilà ce qui pourrait conduire à une victoire par surprise, ou plutôt par défaut…

L’Évènement du Jeudi : Ce serait inquiétant pour l’avenir ?

Bernard Kouchner : Ces dix dernières années, les victoires d’un camp sur l’autre se sont remportées grâce aux faiblesses de l’adversaire. Mais il serait dommage de manquer l’occasion historique qui nous est offerte de reconstruire la gauche. À cette fin, il faut commencer par ressortir le drapeau européen que l’on cache dans sa poche. Les socialistes ont l’Europe trop honteuse, alors qu’ils devraient en être fiers : elle est la seule idée de ce siècle, pour la jeunesse. Elle signifie la fin de ces nationalismes et de ces guerres qui nous ont fait tant de mal. L’Europe est notre dernier romantisme en même temps qu’une espérance de progrès très concrets…

L’Évènement du Jeudi : Mais il semble que les dirigeants socialistes aient avancé des réticences pour faire plaisir aux communistes et à une partie de leur base anti-européenne…

Bernard Kouchner : Il ne faut pas raconter n’importe quoi : nous sommes engagés dans l’euro et il n’est ni souhaitable ni possible d’arrêter le processus. Les rendez-vous sont fixés. Mais ce que nous pourrons, ce que nous devons imposer, c’est l’Europe sociale, l’Europe de la santé, l’Europe de la prévention des risques… Pourquoi ne pas avoir de débat là-dessus ? Nous sommes peut-être en désaccord avec des militants socialistes et communistes, mais nous les convaincrons d’autant plus facilement que nous serons convaincus et que nous aurons exorcisé nos peurs. Il faut remettre l’Europe au centre de la campagne, montrer qu’elle est un rêve et en même temps, qu’elle est créatrice de richesses et d’emplois. C’est sur des sujets comme celui-ci que la campagne doit s’emballer !

L’Évènement du Jeudi : Pas sur l’ENA ?

Bernard Kouchner : Certainement pas sur l’ENA que des énarques comme Juppé propose de supprimer. Comme si moi, Dr Kouchner, je proposais de supprimer les facultés de médecine. Il faut maintenir l’ENA. Mais les énarques ne doivent pas accaparer le pouvoir. Il faut que les représentants de la société civile puissent avoir accès à la carrière politique autrement que par effraction. Au bout de deux mandats, on devrait prévoir un mandat sabbatique obligatoire, ainsi que des facilités pour retourner dans le privé. Facilités dont seuls disposent les fonctionnaires aujourd’hui. Et puis ne nous contentons pas d’un cumul des mandats strictement surveillé ; je suis pour le mandat unique !

L’Évènement du Jeudi : Et vous croyez aux propositions socialistes en faveur de l’emploi ?

Bernard Kouchner : Elles ont été mal formulées ; ce ne sont pas des emplois de fonctionnaires qui vont être créés, mais de nouveaux métiers pour les jeunes, des métiers de convivialité qui vont être inventés à travers les associations. Pour s’occuper des personnes âgées, des enfants, de l’environnement et de la sécurité : il y a tant de besoin qui ne sont pas satisfaits. La réduction du temps de travail à trente-cinq heures est un progrès, mais n’est-il pas plus clair de se battre pour la semaine de quatre jours qui est à la fois génératrice d’emplois et qui, elle, peut changer la vie quotidienne ? Enfin, nous proposons de casser les villes et de les reconstruire avec les habitants. Détruire les quartiers criminogènes, en inventer d’autres, voilà qui créerait un environnement plus humain et relancerait en même temps l’activité du bâtiment, créatrice d’emplois : 200 000 au moins. Donner aux gens la possibilité de changer leur quotidien et en même temps lutter contre le chômage, c’est cette double ambition que nous devons défendre. Tony Blair, en Grande-Bretagne, a gagné en l’incarnant.

L’Évènement du Jeudi : Où est le Tony Blair français ?

Bernard Kouchner : Peut-être n’est-il pas loin de vous…(rire). Moi, je suis sous-utilisé. Pourtant, Lionel Jospin, qui est l’homme politique le plus intègre que je connaisse, me semble trop seul dans cette campagne. Il est d’une gauche respectable et classique. Sans doute devrait-elle s’enrichir d’autres apports.

L’Évènement du Jeudi : Vous êtes populaire. Pourquoi ne vous voit-on pas davantage dans cette campagne ?

Bernard Kouchner : Ce n’est pas à moi qu’il faut le demander… On me punit peut-être, mais c’est une punition toute relative : j’apporte mon soutien à tous ceux qui le souhaitent. Et je ne chôme pas…