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Le président de la République va clôturer vendredi prochain, un colloque consacré au cinquantenaire du Commissariat général du plan. Celui-ci fut créé par le général de Gaulle, par un décret de janvier 1946 contresigné par neuf ministres, dont quatre communistes et un socialiste…
Une question simple se pose : existe-t-il encore un avenir pour la « planification à la française » et pour le Commissariat général du plan ?
Le plan figurait dans le programme du Conseil national de la Résistance comme l'instrument essentiel de la modernisation économique et de l'établissement d'une démocratie sociale. La réalité fut quelque peu différente, mais les polémiques à ce propos cessèrent très vite devant l'emprise de la nécessité : reconstruire une économie démunie de ressources matérielles et financières. Et chacun s'accorde à reconnaître que les plans successifs contribuèrent fortement aux changements positifs qui se produisirent dans les années d'après-guerre. La France tournait alors résolument le dos à un certain conservatisme et à des mentalités malthusiennes.
Ce fut le succès de la méthode mise en œuvre par le premier commissaire général au plan, Jean Monnet. Il s'agissait, selon sa propre philosophie, d'amener chaque acteur à participer à l'élaboration d'un consensus sur les objectifs et à situer son propre effort dans la voie choisie pour le développement économique et social.
Le général de Gaulle, revenu au pouvoir, fit du plan « l'ardente obligation » illustrée par les objectifs ambitieux assignés au IVe et au Ve Plan, de 1962 à 1970. Jamais, si l'on excepte Jean Monnet, l'influence du commissaire au plan Pierre Massé ne fut aussi importante. C'était également l'époque où la gauche politique et syndicale s'enflammait pour la planification démocratique. Ce fut aussi une chance ratée pour la France, avec l'échec des tentatives menées par l'équipe du plan de faire accepter une politique des revenus, pour lutter contre le mal français de l'inflation et permettre une plus juste répartition des fruits de la croissance. Mais le IVe Plan fut, en premier lieu, celui où les équipements collectifs furent reconnus comme l'un des piliers indispensables à la qualité de la vie et à l'efficacité de l'économie. Quant au Ve Plan, menacé par les réticences d'une partie de la majorité d'alors, il fut confirmé dans son rôle directif par de Gaulle lui-même.
Après les événements de Mai-68 et ses conséquences économiques et monétaires, après le passage au flottement des monnaies, après le premier choc pétrolier, s'ouvrait une période très ingrate pour le Commissariat général du plan. Les plans successifs étaient enfermés dans des textes législatifs vite oubliés. Des rapports, souvent remarquables, étaient publiés, mais ne donnaient pas lieu, faute d'impulsion politique, aux grands débats nationaux dont notre démocratie a pourtant un grand besoin.
L'humeur du temps n'y est sans doute pas étrangère. La médiatisation de la vie publique fait que l'événement l'emporte sur le fait essentiel et durable. Le laisser-faire, laisser-aller a marqué de nombreux points ces vingt dernières années, dans tous les courants politiques. La mondialisation réduit les marges de manœuvre des États nationaux. Faut-il pour autant jeter l'idée de planification aux orties et supprimer le Commissariat général du plan ? Je ne l'ai jamais cru, et ce, au nom de trois impératifs : l'anticipation, l'évaluation et la cohésion nationale.
Tout décideur doit avoir la capacité d'anticiper, qu'il s'agisse de la nation, d'une collectivité publique ou d'une entreprise. Comment y réussir sans se livrer à un travail de prospective, en décelant les facteurs porteurs d'avenir ainsi que les ruptures, et de prévision, en prolongeant les tendances actuelles ? Par ailleurs, dans cette action publique subissant la contrainte des faits et des aléas, n'est-il pas indispensable d'analyser la cohérence et les conséquences à terme, des décisions que l'on va prendre, en termes de coûts financiers certes, mais aussi au regard de la justice sociale et de l'aménagement du territoire ?
Enfin, le plan offre plus que jamais, par sa tradition et par sa méthode, une opportunité de renforcer la cohésion nationale dans une période où des craintes sont émises quant à sa solidité. Je pense non seulement aux commissions composées de représentants des diverses forces économiques et sociales, ainsi que des représentants de l'État et des autres collectivités publiques. Mais aussi au sentiment d'adhésion que peut provoquer, au nom de l'ardente obligation du plan, l'annonce des ambitions et objectifs de la nation, et donc des grands chantiers dans lesquels les Français sont pressés de s'investir.
N'est-ce pas aussi toute l'actualité de la pensée de Jean Monnet lorsqu'il expliquait que « toute la nation doit être associée à cet effort. Le pays n'acceptera les mesures prises que pour autant qu'il connaîtra et comprendra la situation réelle (1) ?
Ce lieu où peuvent se rencontrer toutes les forces économiques, sociales, intellectuelles de la nation, ce lieu, d'où peut s'échafauder une ambition française, ce lieu devrait être un Commissariat général du plan qui serait, en quelque sorte, l'affaire de toute la nation. Ce qui implique que son responsable principal dispose d'une certaine indépendance, du droit d'initiative et de la liberté d'expression. Est-ce trop demander au pouvoir politique que de prendre le risque calculé de réintroduire dans l'espace public ce regard sur l'avenir, cet approfondissement du débat démocratique et ce sentiment d'appartenir et de participer à une aventure collective ?
(1) Jean Monnet, « Mémoires », Fayard.