Texte intégral
Le Journal du dimanche : 2 juin 1996
Le Journal du dimanche : Pourquoi le premier tir d'Ariane 5 a-t-il été reporté ?
François Fillon : Ariane 5 est une toute nouvelle fusée avec deux nouveaux moteurs et une nouvelle architecture. C'est un lanceur qui est à la fois plus gros, plus fiable et plus économique. Le premier lancement, c'est un test, un peu comme le premier vol d'un prototype.
Il faut prendre toutes les précautions pour être absolument certain que la totalité des organes de la fusée soient parfaitement fiables. La semaine dernière, le remplissage du deuxième étage donnait des signes de défaillance. Le vol est maintenant prévu pour mardi prochain, mais de nouvelles mises au point ne sont exclues.
Le Journal du dimanche : Quels sont les enjeux de ce nouveau lanceur ?
François Fillon : Ils sont considérables. Depuis 1987, près de 39 milliards de francs ont été investis par l'Europe, ce qui devrait nous permettre de conserver la première place dans le domaine du lancement de satellites commerciaux. Nous sommes loin devant les États-Unis, alors que les opinions publiques ont tendance à penser qu'ils sont les premiers dans ce secteur. En fait, notre concurrent américain a fait des choix qui les ont un peu mis en situation de faiblesse. La navette américaine est coûteuse et complexe, et les États-Unis ont des difficultés à tout développer en même temps, pour cause de restrictions budgétaires.
Cette position de leader, nous l'avons acquise grâce à la filière Ariane, grâce à sa fiabilité, à ses performances et à son coût. Actuellement, Ariane 4 décolle toutes les trois semaines, et dans ses carnets de commande, il y a trente-huit satellites en attente. Les quatre premières versions d'Ariane ont servi l'Europe spatiale et le reste du monde pendant vingt ans. Jusqu'en 2020, cette responsabilité incombera à Ariane 5.
Le Journal du dimanche : Les programmes européens, où la France tient une large place, vont-ils souffrir des restrictions budgétaires qui ont été annoncées dans notre pays ?
François Fillon : La France contribue, en effet, pour 46 % à Ariane 5, d'abord parce que c'est elle, en fait, qui est à l'origine du programme·. Elle est engagée par un accord international avec les autres membres de l'Agence spatiale européenne. Ces dépenses ne subiront pas de restrictions. Ce genre de programmes stratégiques fait l'objet d'une certaine stabilité.
Le Journal du dimanche : Quelle sera la prochaine étape ?
François Fillon : Avec des programmes d'adaptation d'Ariane 5, nous commençons déjà à travailler à la modernisation du lanceur. Le lanceur actuel va mettre près de 6 tonnes en orbite, avec un taux de fiabilité de l'ordre de 98,5 %. Celui d'Ariane 4 était de 96 %. Le programme « Ariane 5 Évolution » est destiné à améliorer encore la capacité d'emport – on pourra aller jusqu'à 7 tonnes –et nous faisons un effort supplémentaire de recherche technologique pour accroître encore sa fiabilité afin qu'elle atteigne 99 % et puisse lancer des vaisseaux habités. Jusqu'à présent, les Européens n'ont jamais pensé envoyer eux-mêmes des hommes dans l'espace. Grâce à Ariane 5, notre objectif est de pouvoir, à partir de 2002, disposer d'un accès autonome à la station Alpha, la station spatiale internationale qui sera construite par les Américains, les Russes, les Japonais et les Européens. Au début, il ne s'agira que d'acheminer du matériel, mais, dans un deuxième temps, ce seront des astronautes, avec une capsule habitée.
Europe 1 : Mercredi 5 juin 1996
Europe 1 : Pourquoi avez-vous dit ne pas avoir été vraiment surpris par l'échec du premier tir d'Ariane 5 ?
F. Fillon : Si j'ai été déçu, je n'ai pas vraiment été surpris parce qu'il s'agissait d'un tir de qualification et que, dans l'histoire spatiale, tous les tirs de qualification présentaient un haut niveau de risque. Tous les premiers tirs d'un nouveau lanceur, qu'il soit américain ou russe, ont connu des échecs comme celui que nous avons connu hier. Et dans les six derniers mois, trois nouveaux lanceurs américains ont échoué. Je rappelle que le second tir de planification d'Ariane 4 avait également été un échec. L'espace n'est jamais une routine. C'est encore un défi.
Europe 1 : Les malheurs des uns ne vous amènent pas à vous réjouir de ce qui était présenté comme un modèle de fiabilité ?
F. Fillon : Non, on ne se réjouit pas d'un échec qui va nous retarder dans le déroulement d'un programme, qui est un programme essentiel pour l'Europe. Mais c'est un risque que tous les techniciens et les ingénieurs qui ont conçu le programme Ariane 5 connaissaient et assument. C'est un tir de qualification. C'est une expérience. Et les scientifiques savent bien que les expériences réussies du premier coup, c'est rare !
Europe 1 : C'est quand même de la méthode de qualification haut de gamme. Ça coûte combien ce genre de plaisanterie ?
F. Fillon : C'est très difficile à dire aujourd'hui. Si les causes sont celles que l'on commence à deviner, c'est-à-dire un problème de pilotage, ce coût ne sera pas très élevé, puisqu'en dehors du satellite qui a été perdu – donc du coût pour la science qui n'aura pas l'expérience qui avait été préparée pendant des années –, on pourra, dans trois mois, quatre mois, cinq mois, tirer le deuxième Ariane 5. Si, en revanche, il s'agissait d'un défaut de conception du lanceur, et, par exemple, d'un problème de propulsion, à ce moment-là, il faudrait remettre en chantier le lanceur Ariane 5. Et là, le coût serait évidemment très élevé.
Europe 1 : Dans tous les cas de figure, qui paie la casse ?
F. Fillon : Ce sont les États qui sont membres de l'Agence spatiale européenne, qui sont engagés dans ce programme, c'est-à-dire la France pour 45 %, l'Allemagne pour un peu plus de 22 %, l'Italie pour 15 % et les autres États.
Europe 1 : Et, est-ce que vous êtes sûr, comme on l'a déjà dit dans l'histoire, que l'Allemagne paiera ?
F. Fillon : L'Allemagne a, hier soir, manifesté sa solidarité de manière publique et dans les contacts que nous avons pu avoir. J'ai confiance parce que l'Allemagne est très engagée dans ce programme, et les industriels allemands sont très engagés dans ce programme. Ensuite, parce que ce programme est la clé de l'indépendance européenne en matière de vols habités et d'accès à la fameuse station spatiale internationale qui tient beaucoup à cœur à l'Allemagne. Je vous rappelle que c'est à la demande de l'Allemagne que la France a soutenu la participation européenne à ce programme.
Europe 1 : Mais vous étiez déjà, financièrement, au-delà des limites du budget initialement envisagé sur Ariane ?
F. Fillon : Oui, le programme Ariane en est environ à 120 % du coût initial. Et donc, la question qui est posée aujourd'hui est celle de savoir quelle sera la répartition du surcoût. Bien entendu, nous sommes confiants dans la solidarité de nos partenaires et en particulier, je le dis, du partenaire allemand.
Europe 1 : Après un échec sur le premier tir, est-ce qu'Arianespace a encore le droit à l'erreur ?
F. Fillon : Comme je l'ai dit tout à l'heure, dans la conquête spatiale, le droit à l'erreur fait partie intégrante des choses. Ceci étant, Ariane a, aujourd'hui un niveau de fiabilité qui est unique dans le monde, qui nous met au tout premier rang. Et vous savez que dans quelques jours, nous tirerons une Ariane 4, comme toutes les trois semaines. Et nous avons actuellement 40 tirs d'Ariane 4 en carnet de commandes.
Europe 1 : Le vrai risque n'est-il pas commercial, puisqu'il y avait derrière le programme d'Ariane 5 tout un développement commercial ?
F. Fillon : Non, il serait commercial si nous avions un taux de fiabilité beaucoup plus faible que nos principaux concurrents. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, nous avons plutôt un taux de fiabilité plus élevé. Je sais que c'est plutôt paradoxal de dire cela, surtout après un incident comme celui-là. Mais, encore une fois, nous étions dans une phase de qualification.
Europe 1 : Est-il exact que vous ayez dit, la semaine dernière, en évoquant le tir d'Ariane 5 : « Touchons du bois » ?
F. Fillon : Oui, parce que je savais, pour avoir entendu les techniciens et les scientifiques le dire, que ce premier tir était celui d'un lanceur totalement nouveau, avec un moteur dix fois plus puissant que celui d'Ariane 4, avec un système d'informatique à bord 100 fois plus puissant que celui d'Ariane 4. Et donc, avec des problèmes à la mesure du lanceur de cette taille, d'Ariane 5.
Europe 1 : Est-ce qu'il faut douter de voir, un jour, le lanceur européen propulser des hommes dans l'espace ?
F. Fillon : Non pas du tout, c'est notre objectif. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous avons conçu un lanceur qui est complètement nouveau, et donc compliqué à mettre au point. Mais nous sommes tout à fait confiants dans la possibilité d'Ariane 5 d'atteindre le niveau de 98 %, qui est le niveau nécessaire pour mettre des hommes dans l'espace.
Europe 1 : Monsieur Chirac s'est inquiété, hier, de l'échec d'Ariane 5 ?
F. Fillon : Le président de la République, comme vous le savez, suit ces affaires avec un intérêt tout particulier. Il connaît parfaitement les enjeux qui étaient ceux de ce tir, et il s'est effectivement inquiété des difficultés rencontrées. Mais il a surtout manifesté, très vite, sa confiance et sa solidarité envers les techniciens et les ingénieurs qui ont conçu ce lanceur, et qui ont besoin, après un échec comme celui-là, de se sentir soutenus par les décideurs politiques.
Europe 1 : Ça vous a gâché la journée, alors que la grève de France Télécom s'était relativement bien passée pour vous ?
F. Fillon : C'est vrai que la journée du 4 juin aurait pu être meilleure !
Europe 1 : Et la grève ?
F. Fillon : Une grève, c'est toujours un échec pour une entreprise ; mais je note qu'il y a un an, 80 % des salariés de France Télécom participaient aux grèves contre la réforme de l'entreprise. Il y a deux mois, 45 %, et hier, 30 %. Ce qui signifie que la majorité des salariés de France Télécom ne s'oppose plus, aujourd'hui, à la réforme nécessaire de l'entreprise.
Europe 1 : Et quand vous voyez que Deutsche Telekom va se placer en bourse, avec plus de 5 milliards de marks de résultat, cela vous donne des complexes ?
F. Fillon : Ça me laisse simplement penser qu'il était temps que nous engagions cette réforme. Et je crois que nous l'avons fait en prenant les précautions qui permettent de dire, avec une certaine certitude maintenant, que nous allons vers le succès.
Europe 1 : Vous vous refusez toujours à parler de privatisation ?
F. Fillon : Oui, parce que tous ceux qui savent la différence entre une entreprise dont l'État possède 51 % du capital, et qui emploiera 150 000 fonctionnaires, avec une entreprise privée, reconnaîtront qu'il ne s'agit pas d'une privatisation. Il s'agit de donner à France Télécom, le statut d'une société commerciale et les possibilités qu'offre un capital social.
Europe 1 : On garde la date du 1er janvier prochain pour le changement de statut ?
F. Fillon : On garde la date du 1er janvier pour la mise en œuvre du changement de statut. Mais le texte sera déposé au Parlement, et sera examiné par le Sénat mardi prochain.