Texte intégral
Les Échos : Dans la campagne électorale, chacun vante sa conception de l’Europe. Vous, qui revenez de Bonn, avez-vous trouvé nos voisins inquiets de cette image brouillée de la vision européenne de la France ?
Jacques Delors : Non, car au-delà des péripéties d’un moment – et il y en a autant de l’autre côté du Rhin -, les Allemands savent très bien que sur la longue période les Français comptent parmi les plus européens des peuples de l’Union.
Les Échos : Il n’empêche que les conditions préalables à l’entrée dans l’euro fixées par le PS ont été ressenties comme un recul face à la monnaie unique.
Jacques Delors : Il faut d’abord rappeler que l’Union économique et monétaire s’inscrit dans un calendrier extrêmement chargé : la révision du traité dans le cadre de la conférence intergouvernementale ; les perspectives d’élargissement de l’Union à onze nouveaux membres ; la discussion sur les perspectives financières de l’Union de 2000 à 2004. Parmi ces projets, l’Union économique et monétaire est le seul dont le calendrier est précis, qui se fonde sur un traité bien rédigé et qui engage le peuple français, qui l’a solennellement ratifié par référendum.
Les Échos : Ce traité, aussi bien rédigé soit-il, est ressenti par le Français comme le responsable de la montée du chômage.
Jacques Delors : On ne répétera jamais assez aux anti-européens que la construction européenne n’est pas la cause du chômage et de l’exclusion sociale – mais ce n’est pas non plus le remède miracle, comme le prétendent certains. La cause essentielle de la montée du chômage, c’est l’accélération du progrès technique et la transition extrêmement rapide vers une troisième révolution industrielle. Cette révolution met en cause le travail peu qualifié et peut déstabiliser nombre d’Européens allant du manœuvre au chef d’entreprise. C’est en cela que la monnaie unique n’est pas un remède miracle. Il appartient à chacun de nos pays de faire un grand effort de recherche et de développement et de lancer un vaste programme d’éducation tout au long de la vie. L’UEM est là pour appuyer les efforts nationaux, et, en cela, elle est indispensable.
C’est pourquoi il est vital pour la France et pour la construction européenne que l’euro soit lancé à la date prévue, le 1er janvier 1999. Sans faire de scénario catastrophe, il suffit de voir les obstacles auxquels se heurte la construction européenne et de connaître les réactions des marchés financiers pour imaginer les dommages engendrés par un report. Et il est important qu’il y ait, en France, un accord transcendant les clivages entre la majorité et l’opposition, comme c’est le cas en Allemagne.
Les Échos : Dans son programme, le PS exclut une adhésion au cas où l’Espagne et l’Italie ne seraient pas élues. N’est-ce pas préjuger de leur situation économique à la mi-1998, lorsque la décision finale sera prise ?
Jacques Delors : Tout le monde souhaite que les pays du Sud fassent partie de l’Union économique et monétaire. C’est une garantie d’équilibre entre le Nord et le Sud, ce qui est important pour l’Europe. Ceci étant, au moment opportun, en avril 1998, ce sont les chefs d’État et de gouvernement qui interpréteront dans leur sagesse, le traité dans son esprit. Tout en sauvegardant la dynamique de l’évolution et la durabilité de la stabilité financière et monétaire des pays membres de l’euro. Nous pouvons compter sur l’imagination politique des chefs d’État et de gouvernement. Je suis optimiste.
Les Échos : le PS en appelle aussi à un gouvernement économique. Est-ce très différent du Conseil de stabilité que la France a obtenu pour coordonner les politiques économiques des pays de l’euro ?
Jacques Delors : La différence est de taille. Un gouvernement économique permet à un pouvoir politique de déterminer les grandes orientations économiques et sociales de l’Union face à une Banque centrale européenne indépendante. Il s’agit de la simple application de l’article 103 du traité de Maastricht, qui remet au Conseil le soin de coordonner nos politiques macroéconomiques. C’est important pour l’équilibre entre l’économique, le social et le monétaire et pour l’équilibre entre le politique d’un côté, l’économique de l’autre. Cela permettrait de retrouver le chemin d’une croissance durable et fortement créatrice d’emplois. Le Conseil de stabilité, en revanche, s’il a pour seul objet d’appliquer le Pacte de stabilité, se limiterait à la seule surveillance des politiques budgétaires. Les socialistes ont raison de dire qu’ils ne s’en contenteront pas. Si j’avais eu à négocier, j’aurai demandé un protocole incluant, bien sûr, des mesures de surveillance budgétaire, mais permettant ainsi d’appliquer l’article 103 : sur la base d’analyses et de propositions de la Commission européenne, et après consultation des ministres des Finances d’un côté, des ministres du Travail et de l’Emploi de l’autre, le Conseil déterminerait le cadre et les finalités de cette indispensable coopération. Les moyens de sa mise en œuvre étant élaborés par les conseils des ministres spécialisés. Quand on se réfère aux conclusions de l’étude menée par mon association, Notre Europe, l’absence de coopération entre les politiques économiques nous a coûté, ces cinq dernières années, trois points de croissance. On imagine le climat auquel nous serions parvenus en cas de coopération constructive. Ce qui aurait facilité le respect des critères de Maastricht.
Les Échos : Le ministre allemand des Finances est prêt à un sursaut de rigueur pour respecter les critères de Maastricht. Les socialistes ne sont-ils pas irréalistes de refuser cette option si elle se révélait indispensable ?
Jacques Delors : Les prévisions de recettes fiscales allemandes ont été trop optimistes et Theo Waigel doit aujourd’hui l’admettre. Mais, d’un autre côté, il a laissé entendre que lorsqu’on appréciera la situation allemande, il faudra tenir compte – et j’en suis tout à fait d’accord – de cet événement exceptionnel qu’a été la réunification. Chaque année, les Länder de l’Ouest transfèrent aux Länder de l’Est l’équivalent de 4 % du PIB allemand. En le rappelant, Monsieur Waigel est tout à fait dans l’esprit du traité. Alors ne nous alarmons pas.
Quant à la situation française, je ne pense pas qu’elle exige un effort de rigueur supplémentaire. Une fois les élections passées, il y aura les moyens de retrouver les chemins d’une croissance un peu plus forte. Pour cela, il ne faut pas se contenter d’une politique de l’offre, mais la combiner avec une sage stimulation de la demande.
Les Échos : Qu’est-ce qu’une sage stimulation de la demande ?
Jacques Delors : En dehors du soutien apporté par les exportations, il faudrait inciter les entreprises, notamment les PME, à investir et parvenir à quelques dixièmes de point d’augmentation de la consommation des ménages.
Les Échos : En demandant que l’euro ne soit pas surévalué vis-à-vis du dollar, les socialistes ont donné l’impression de vouloir un euro faible. N’est-ce pas dangereux ?
Jacques Delors : Les socialistes pensent, comme beaucoup d’Allemands, que la longue période de sous-évaluation du dollar nous a coûté très cher, en termes d’exportation et de croissance. Fort heureusement, le dollar a repris quelques couleurs. Mais, pour clarifier le débat politique français et réduire les malentendus entre la France et l’Allemagne, il faut, sur ce point aussi, se référer au traité. L’article 109 est clair : la politique de change entre l’euro et les monnaies non communautaires incombe au Conseil européen, en étroite consultation avec la Banque centrale européenne. Mais, bien entendu, les orientations adoptées ne peuvent pas aller à l’encontre des tendances lourdes de marché. Elles peuvent néanmoins influencer ces derniers. Voyez l’exemple de la gestion habile de Monsieur Greenspan, le président de la FED.
Il faut rappeler aux Français les avantages de l’euro : élément central de stabilité, instrument de convergence économique entraînant une baisse des taux d’intérêt et une croissance plus forte, cette monnaie de réserve et de placement nous rendra plus indépendants du dollar. Et l’euro constituera un atout pour l’Europe dans la négociation internationale pour stabiliser le système financier mondial et éviter le yo-yo du dollar et du yen.
Les Échos : Vos amis socialistes ne semblent pas toujours convaincus de ces bienfaits de l’euro.
Jacques Delors : En fait, le grand sujet d’inquiétude des responsables politiques, c’est le chômage.
Les Échos : Depuis quelques jours, chacun brandit l’Europe sociale dans la campagne. Que pourrait-elle être maintenant que les travaillistes britanniques vont signer la charte sociale ?
Jacques Delors : Je ne veux pas me lancer dans un inventaire à la Prévert, mais il existe déjà une dimension sociale de l’Europe : politique d’aide aux régions défavorisées, aide aux petits agriculteurs, droits des travailleurs… sans compter la charte sociale que j’avais fait adopter par onze pays en décembre 1989 et le protocole social adopté à onze dans le traité de Maastricht. Avis aux ignorants et à ceux qui, lors d’événements comme celui de Vilvoorde crient à l’Europe sociale pour n’en plus parler quelques jours après ! Ceci étant, le fait que la Grande-Bretagne va signer le protocole social donnera une nouvelle impulsion, et nul ne pourra plus se cacher derrière le prétexte britannique pour refuser d’améliorer les textes existants ou pour contrer les nouvelles propositions de la Commission. En outre, l’introduction d’une charte sur les droits sociaux est très importante. C’est la base d’une bonne coopération entre États souverains et c’est la garantie pour les citoyens que les valeurs essentielles que nous avons en commun pourront être respectées. Enfin, je suis d’accord avec Élisabeth Guigou lorsqu’elle a proposé, comme représentante du Parlement européen auprès de la Conférence intergouvernementale, l’adoption du principe d’un revenu minimum dans tous les pays ; mais il faut dépasser l’actuel et ridicule débat entre plus de liberté ou plus d’État. La mondialisation et l’accélération du progrès technique comportent un grand risque : rejeter hors de la société une partie des citoyens. L’État providence au sens originel du terme est toujours nécessaire pour protéger les plus démunis, même s’il doit se conjuguer avec plus d’initiatives de la société pour qu’elle se mette en mouvement, retrouve toutes ses forces créatives et réponde aux défis de la troisième révolution industrielle.
Les Échos : Faut-il dès à présent introduire un volet social dans la révision des traités discutés au sein de la Conférence intergouvernementale ?
Jacques Delors : Le minimum indispensable, c’est d’avoir un chapitre sur l’emploi dans le texte du traité. Non pour transférer toute la politique de l’emploi au niveau européen ; ce serait irréaliste et contraire au principe, vital, de la subsidiarité. Mais en incluant ce chapitre sur l’emploi, on pourra mieux appliquer la coordination des politiques économiques. Dans le protocole dont je demande la rédaction, on pourra donner aux ministre de l’Emploi et du Travail une place équivalent à celle des ministres des Finances et de l’Économie dans la préparation des décisions du Conseil européen. Cela permettra de dépasser la pensée unique de la majorité des ministres de l’Économie et des Finances. À mon avis, ce sera fait. Mais, bien sûr, je jugerai sur pièces au lendemain du sommet de juin sur la CIG pour voir si ce texte est suffisant.
Les Échos : Si ce texte vous semble insuffisant, plaiderez-vous pour que la France ne signe pas le nouveau traité, comme certains socialistes l’envisagent ?
Jacques Delors : Je me réserve, en tant que citoyen, le droit de juger des résultats de la CIG. Or, à quatre semaines du Conseil européen d’Amsterdam, qui doit approuver les amendements au traité, il n’y a pas lieu de se réjouir. Cette conférence intergouvernementale a été convoquée pour préparer le cadre politique et institutionnel du plus grand élargissement que l’Europe ait connu : passer de quinze à vingt-six et, un jour, à trente. Or tout l’effort a porté sur l’amélioration du traité de Maastricht. Sur ce dernier point, on peut attendre deux progrès : le volet sur l’emploi, dont nous venons de parler ; un processus de décisions et d’actions plus efficaces sur des sujets touchant à la sécurité du citoyen, comme la lutte contre toutes les formes de criminalité internationale. En revanche, le suspense demeure sur la façon de remédier à l’impotence de la politique extérieure et de sécurité commune. Il me semble difficile de réunir une unanimité sur les propositions de six pays, dont la France et l’Allemagne, permettant d’aboutir à des décisions rapides en matière de politique étrangère et à l’intégration progressive de l’Union de l’Europe occidentale afin d’établir les bases d’une défense européenne. Hélas !
Les Échos : L’autre défi toujours en pointillé est celui de l’élargissement.
Jacques Delors : Le Conseil européen s’est engagé à commencer, six mois après la fin de la conférence intergouvernementale, les négociations avec les pays candidats répondant à des conditions minimales : démocratie pluraliste, respect des droits de l’homme, économie ouverte, législation susceptible d’être harmonisée avec les règles européennes. Or il faut se garder de faire des promesses hasardeuses à ces pays. L’état de leur économie est tel qu’une intégration trop rapide à l’Union européenne serait catastrophique pour eux. Alors soyons calmes. Commençons à négocier, mais ne dispensons pas d’illusions. Si la conférence intergouvernementale se termine sur les résultats modestes que j’ai indiqués, il en faudra une autre, autour de l’an 2000, pour adapter la maison aux nouveaux venus, notamment sur tout ce qui touche aux institutions, mais aussi aux politiques communes. « Patience et longueur de temps » valent mieux que rage et démagogie…