Interviews de M. Philippe Séguin, Président RPR de l'Assemblée nationale, dans "L'Express" et à France 2 le 29 mai 1997, sur les résultats du premier tour des législatives, les priorités de la majorité (l'emploi, l'Europe et gouverner autrement) et la recherche d'une "troisième voie libérale et sociale".

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Elections législatives les 25 mai et 1er juin 1997

Média : Emission Forum RMC L'Express - France 2 - L'Express - Télévision

Texte intégral

L’Express : 29 mai 1997

L’Express : Qu'ont voulu dire les Français par ce vote de premier tour ?

Philippe Séguin : On a un peuple formidable, qui a parfaitement compris le système politique, et voté en conséquence. Il sait qu'un premier tour de législatives est fait pour adresser un message. Vous m'avez entendu souhaiter que ce message soit effectivement adressé au président de la République. C'est fait. Ce n'est qu'au second tour que l'on entre dans l'irrémédiable. Les Français ne veulent pas le changement pour le changement. Ils attendent des perspectives claires, une feuille de route crédible et équitable. Ils ne l'ont pas, et la réclament. Voilà. Plus encore qu'un coup de semonce, ils ont formulé une nouvelle fois, avec force, cette demande à laquelle on s'obstine à ne pas répondre.

L’Express : La droite vit un séisme, une vraie rupture idéologique sur l'Europe, et on constate l'émergence d'une deuxième droite...

Philippe Séguin : Je ne suis pas d'accord. Le séisme est partout. À gauche tout autant qu'à droite. Le changement de majorité n'est pas une perspective qui enthousiasme les Français. Les électeurs n'en attendent rien. C'est tout le système qu'ils contestent, à tort et à très juste raison. C'est aux politiques de savoir gérer cette contestation. Il n'y a pas eu non plus de débat idéologique sur l'Europe depuis le référendum de 1992. En vérité, les Français constatent, et je ne peux pas ne pas le constater avec eux, deux états de fait. D'abord que, pour la première fois depuis des décennies et des décennies, leurs enfants ne vivront peut-être pas dans un monde meilleur. C'est un sacré choc ! Ils se demandent pourquoi, et personne ne répond à cette interrogation. Ensuite que, en face d'eux, se trouvent des hommes et des femmes, des élus de droite, de gauche, du centre, des petits oiseaux verts qui ont de moins en moins de prise sur les choses. La politique ne peut plus améliorer la vie des gens. Notre système démocratique tourne totalement à vide. Ce sujet central, l'Europe, vous avez tenté de l'imposer, mais sans succès... Mon seul mérite, c'est d'avoir constaté l'évidence. Ce qui m’épate, c’est que les autres n'en ont pas fait autant, alors qu'il n'y a pas d'autre sujet ! On a eu le grand espoir d'une réponse en 1995. La recherche d'une troisième voie, libérale et sociale, pour la construction européenne, dans le respect des engagements auxquels nous avons souscrit. Cette réponse, on ne l'a pas encore.

L’Express : Et vous, vous avez la réponse ?

Philippe Séguin : J'apporte une contribution en disant que c’est le sujet. Si l'on veut donner au président de la République une Assemblée qui soutienne l'effort que lui doit accomplir et si l'on veut lui dire clairement le sens de cet effort, c'est en traitant ce sujet qu'on y arrivera. C'est ainsi que nous réconcilierons enfin la République et l'Europe.

L’Express : L'effort à accomplir, selon vous, c'est la construction d'une Europe qui maîtrise son destin ?

Philippe Séguin : Forcément. L'Europe est la clef des deux questions fondamentales. D'une part, elle pose le problème de la démocratie, car elle remet en question la souveraineté nationale sans lui substituer un système démocratique réel. D'autre part, face à une mondialisation qu'elle devrait permettre de maîtriser, elle multiplie au contraire les effets pervers et négatifs. Pour la France, il n'y a pas d'autre sujet que l'Europe. Et il n'y a pas d'autre acteur que le président de la République. Nous sommes à la veille de l'échéance capitale de 1998 sur l'euro et nous nous comportons comme si nous étions au bord du Rubicon pour y pêcher à la ligne. C'est ce que ressentent les Français.

L’Express : Comment les convaincre de bâtir cette Europe ?

Philippe Séguin : Il faut d'abord expliquer pourquoi l'Europe est une nécessité, une chance et un risque. Il faut faire en sorte, avec eux, que le risque devienne chance.

L’Express : Comment ?

Philippe Séguin : En se donnant pour objectif de défendre un modèle social, au lieu de le laisser partir à la dérive au nom d'une mauvaise perception de la mondialisation. Il faut que l'Europe se démocratise et qu'elle place l'emploi, et plus généralement le bonheur des gens, au centre de ses préoccupations.
Aujourd'hui, elle s'en moque complètement et tout peut craquer.

L’Express : Concrètement, comment modifier le cours des choses ?

Philippe Séguin : Il ne faut pas une approche d'apothicaire sur les conditions d'entrée dans l'euro. Le maximum de pays doit y participer. Il ne faut pas non plus gérer la monnaie unique avec comme seule préoccupation la lutte contre l'inflation.

L’Express : Cela veut dire quoi ?

Philippe Séguin : Mettre dans le traité que l'emploi est la priorité des priorités. Un objectif de 3 % de déficit dans une époque d'expansion, ce n'est pas de la vertu. Dans une période de restriction organisée, c'est du masochisme. Comment voulez-vous, au niveau où nous en sommes en matière d'emploi, convaincre le pays ? Dans ces conditions, je trouve que les scores des partis démocratiques par rapport au Front national, celui de la majorité par rapport à l'opposition de gauche demeurent assez encourageants.

L’Express : Les libéraux sont convaincus que le chômage vient d'un excès de dépenses publiques.

Philippe Séguin : Ce n'est pas cela qui est important ! Le problème est de savoir si notre mode de prélèvement est contradictoire avec notre potentiel d'emploi. Il l'est. Il faut donc l'organiser autrement. Cela peut être la CSG. Cela peut être, sous réserve d'une approche européenne, la TVA.

L’Express : La majorité n'a cessé d'insister sur la nécessité de réformer. Vous n'en dites jamais un mot.

Philippe Séguin : La réforme, c'est un mot vide de sens. C'est comme le mot « redressement » ! Depuis que je suis tout petit, j'entends parler de la nécessité de redresser la France. Comme si elle était constamment en train de s'affaler. Arrêtons de considérer chaque fois nos prédécesseurs comme des incapables, des malfaiteurs qui voulaient le mal de la France. D'ailleurs, la France continue d'être une grande puissance mondiale.

L’Express : Ce que vous dites, en somme, c'est qu'il ne sert à rien de s'échiner à réformer si on ne redonne pas une perspective à notre économie ?

Philippe Séguin : Nous sommes dans un carcan. J'ose espérer que, dès lors que sera fait l'euro et qu'il n'y aura plus à convaincre l'opinion publique allemande, on le desserrera. Il faut retrouver un peu de croissance. Il conviendrait aussi de traiter de manière différente le secteur industriel exposé à la concurrence et le secteur non concurrentiel. Revoyons également, comme je l'ai dit plus haut, le mode de financement de la protection sociale. Ne nous leurrons pas, nous n'allégerons pas les prestations, alors qu'on vit de plus en plus vieux et que la demande de santé est de plus en plus forte. Enfin, explorons les activités nouvelles. Voilà vingt ans qu'on dit tout cela. Faudra-t-il encore vingt ans, un siècle, deux siècles pour comprendre ?

L’Express : La France peut-elle peser pour contraindre l'Allemagne à desserrer le carcan que vous évoquez ?

Philippe Séguin : Évidemment ! La France, c'est la France, quand même ! Sans la France, il n'y a pas de monnaie unique ! Seulement, il faut commencer par savoir ce qu'on veut, et ensuite l'exprimer fermement.

L’Express : Beaucoup de gens disent que vous avez mangé votre chapeau sur l'Europe !

Philippe Séguin : Qu'est-ce que c'est que cette sottise ? Je n'ai jamais changé d'avis. Si c'était à refaire, je revoterai contre ce traité dont tout le monde dit aujourd'hui qu'il est mauvais. Mais le peuple français s'est prononcé. La signature de la France est engagée. Cela n'est pas rien. Cette signature doit être honorée. Ce problème est donc dépassé. On peut le regretter, mais c'est ainsi. Il faut faire avec ce que l'on a. Et sur ce terrain le président de la République est face à une responsabilité historique.

L’Express : L'issue du scrutin dépend donc du chef de l'État ?

Philippe Séguin : L'action engagée depuis 1995 par Jacques Chirac doit être poursuivie dans la direction qu'il a indiquée tout au long de la campagne présidentielle. Nul n'est plus qualifié que le chef de l'État pour donner le cap. Ce sera ensuite au peuple de décider souverainement. La démocratie a des lois parfois sévères, mais je n'en connais pas de meilleures au monde.


France 2 : jeudi 29 mai 1997

D. Bilalian : Est-ce que nous avons devant nous le Premier ministre de la majorité sortante en cas de victoire dimanche ?

P. Séguin : Vous avez devant vous le candidat de la majorité présidentielle dans la première circonscription des Vosges.

D. Bilalian : Mais est-ce que l'on a, au moins, le chef de campagne de la majorité ?

P. Séguin : Vous avez quelqu'un qui fait campagne effectivement, qui, ce soir, tient meeting, qui tiendra encore meeting demain, qui tenait meeting hier et qui, jusqu'à la dernière minute, se battra pour le succès de la majorité.

A. Chabot : On vous a vu, hier soir, aux côtés d'A. Madelin à Chambéry, pour un meeting commun ; alors, quand on vous voyait ensemble dans le passé – vous l'avez rappelé d'ailleurs vous-même hier – , on parlait de l'alliance de la carpe et du lapin. Aujourd'hui, L. Jospin dit : c'est un attelage baroque entre le libéral et le gaulliste social que vous êtes. Mais vous êtes vraiment complémentaires ou vous êtes simplement compatibles, tous les deux ?

P. Séguin : M. Jospin est expert en attelage baroque. Je dois dire que lorsque l'on réunit dans le même attelage M. Hue, Mme Voynet, lui-même, les diverses tendances du Parti socialiste en faisant un détour par Belfort pour ne pas oublier M. J.-P. Chevènement, on s'y connaît. Non, nous sommes des personnalités diverses, nous avons nos inspirations, nos références, il est vrai qu'en 1995, c'est sur cette double inspiration, sur ces deux inspirations complémentaires qu'a été fondée la campagne de J. Chirac, la campagne victorieuse de J. Chirac. Et il est des précédents dans notre histoire récente : en 1958, toute l'action du général de Gaulle a été fondée sur l'alliance du gaullisme – plus particulièrement du gaullisme social – et, d'autre part, du courant libéral.

D. Bilalian : Alors justement, nous allons en parler dans un instant, mais décidément cette association fait beaucoup parler dans votre propre camp : F. Léotard a parlé ce matin d'un petit bout d'alouette libérale et d'un gros morceau de cheval socialiste.

P. Séguin : Je ne crois pas que ce fût à cela qu'il faisait allusion. Il s'en est expliqué depuis, il faisait allusion à une situation éventuelle de cohabitation, de cohabitation, je m'empresse de le préciser, entre le président de la République J. Chirac et M. Jospin, en cas de victoire – que je n'envisage pas – de la coalition socialiste-communiste.

D. Bilalian : Donc on aurait mal compris ?

P. Séguin : Non, on n'a pas situé sa déclaration dans le contexte qui convenait.

A. Chabot : Alors, vous parliez vous-même de la campagne de 1995 – souvenirs, en vous regardant hier soir avec A. Madelin – alors effectivement, est-ce que ce que l'on voit aujourd'hui efface deux ans de gouvernement Juppé ?

P. Séguin : Écoutez, il est certain que les électeurs vont avoir dimanche le choix entre deux changements. Un changement qui va rester dans la cohérence des choix de 1995 et un changement qui va être en rupture avec les choix de 1995. Par définition, un changement qui va nous ramener, si j'ose dire, à l'avant-1993, c'est-à-dire à la période des gouvernements socialistes. Alors comment apprécier cette période de deux années qui vient de s'écouler ? Eh bien, comme une période probablement nécessaire, comme une période de remise à niveau, comme une période de corrections dans la mesure où l'héritage était ce qu'il était, et je veux, ce soir, quitte à me faire taxer d'hypocrisie, rendre à nouveau hommage à A. Juppé pour le travail difficile qu'il a accompli pour cette remise à niveau. Il n'a pas eu la tâche la plus agréable qui fût.

D. Bilalian : Si je reprends votre discours d'hier soir, vous avez parlé d'une majorité libérée désormais. En quoi était-elle bridée, si elle l'était ?

P. Séguin : Elle est libérée dans la mesure où le discours de J. Chirac a été d'une extrême clarté. La période transitoire s'est achevée, c'est bien un changement, un nouvel élan qui est désormais décidé. Et un nouvel élan autour de trois idées force : la bataille pour l'emploi, la bataille pour l'Europe et d'autre part la recherche d'une autre manière de gouverner.

A. Chabot : Est-ce que vous êtes personnellement engagé par le programme présenté en début de campagne par la majorité ? C’est votre programme ?

P. Séguin : Il y a de très bonnes choses dans ce programme, bien sûr qu'il y a de bonnes choses. Cela étant, les programmes sont des références. Pour autant, chacun sait que j'ai des convictions, que j'y tiens. Il se trouve, et cela donne probablement un élément d'explication à l'observation liminaire que vous faisiez, que ces idées sont en ce moment au cœur de la campagne. Et il va de soi que je m'en réjouis beaucoup.

D. Bilalian : Aujourd'hui, tout le monde a repris le « gouverner autrement » de V. Giscard d'Estaing. Pour P. Séguin, c'est quoi gouverner autrement ?

P. Séguin : Ce sont trois choses. C'est d'une part une évolution de nos institutions qui a été déjà largement entamée après l'élection de J. Chirac. N'oublions pas qu'après 14 années d'immobilisme socialiste, les premières mesures tendant à remettre le Parlement au centre de la vie politique, à renforcer son pouvoir de contrôle et de débat, ont été prises par la nouvelle majorité sous l'impulsion de J. Chirac. La deuxième chose à faire, qui est extrêmement importante, c'est de remédier à cette perplexité, à cette incertitude qui est celle des Français aujourd'hui devant le fonctionnement de leur système politique parce que je dirais volontiers que dimanche dernier, c'est tout notre système politique qui a été mis en ballottage. Les gens ont l'impression que leur démocratie nationale a tendance à fonctionner un peu à vide et, de l'autre côté, qu'un nombre de plus en plus important de décisions leur viennent d'ailleurs sans qu'ils sachent exactement qui les prend, qui interpeller, qui contrôler, qui sanctionner. Et puis, il y a un troisième axe qui est absolument nécessaire si l'on veut évidemment gouverner autrement, il faut en finir avec cette séparation en deux camps entre d'un côté ceux qui savent et, de l'autre côté, ceux qui suivent. Non, c'est fini, pour gouverner aujourd'hui un grand pays comme le nôtre, il faut dialoguer, il faut écouter, il faut convaincre et il faut en tout premier lieu que les politiques l'emportent définitivement sur la technocratie.

A. Chabot : Si vous êtes à Matignon la semaine prochaine, en cas de victoire de la majorité, quelles sont les premières mesures qu'il faut prendre de toute urgence ?

P. Séguin : Écoutez, d'abord c'est une hypothèse dans laquelle je n'entends pas me situer. Nous avons d'abord à gagner les élections. Ensuite, de même qu'un septennat dure sept ans et qu'on ne pouvait pas juger le septennat de J. Chirac sur le travail nécessaire qui devait être accompli dans les deux premières années, ce n'est pas en 40, en 50 ou en 60 jours qu'on peut juger une nouvelle législature ou le nouveau gouvernement. Il faut donner du temps au temps. Vous me connaissez assez pour savoir que je n'ai pas d'affection particulière pour la procédure des ordonnances. Où que je sois la semaine prochaine, que ce soit dans l'opposition, que ce soit au gouvernement ou ailleurs, je resterai très attaché au respect des droits du Parlement parce que je crois qu'un parlement qui fonctionne bien, un parlement qui exerce son pouvoir de contrôle et de débat, c’est la meilleure manière de combler ce fossé qui se creuse dangereusement entre les Français et leur classe politique.

D. Bilalian : Tout de même, la priorité des priorités, c'est quoi pour vous ?

P. Séguin : Il y a trois priorités, elles sont absolument indissociables : l'emploi, l'Europe et d'autre part de gouverner autrement. Si on en oublie une des trois en route, on se plante. Il faut les trois ensemble, les trois en même temps. Car on ne remédiera pas au problème de l'emploi si on n'évolue pas sur le plan européen et si, d'autre part, on ne se donne pas les moyens de gouverner autrement.

D. Bilalian : Sur le FN, dans un cas de duel gauche-FN dimanche, vous invitez les électeurs du RPR et de l'UDF à voter pour la gauche ?

P. Séguin : Chacun se détermine en toute liberté. Ce que je souhaite dire ce soir, c'est qu'à mes yeux, il n'y a pas de problème FN. Il y a un problème du vote FN. Je ne crois pas, je ne pense pas un instant que la plupart des gens qui ont choisi ce vote ont souhaité adhérer aux idées du FN. Au demeurant d'ailleurs, le FN a été extrêmement discret dans les circonscriptions sur les idées en question. En vérité, ce vote est utilisé par certains électeurs comme un vecteur de leur protestation ou de leur angoisse.

D. Bilalian : Est-ce que l'idée d'aller à Matignon éventuellement fait peur à un homme comme P. Séguin ?

P. Séguin : Vous y tenez décidément. Ce que je souhaite d'abord, c'est d'être élu dimanche dans la première circonscription des Vosges. Et j'attends le verdict de mes concitoyens. Ensuite, c'est d'apporter ma contribution au succès de la majorité. Ensuite, il reviendra au président de la République d'user de son pouvoir constitutionnel. Au vu de la majorité qu'il aura, il choisira le Premier ministre.

D. Bilalian : Et le choix de dimanche est entre quoi et quoi ?

P. Séguin : Le choix de dimanche est entre un retour – qu'on le veuille ou non – à une expérience passée qui n'a pas donné de bons résultats en dépit de la tentative de M. Jospin d'user d'une sorte d'ardoise magique, comme les écoliers, pour faire disparaître tout le passif et pour le faire oublier et d'autre part le retour nécessaire aux valeurs de 1995. Et je suis certain que, dimanche, les Français vont confirmer leur choix de 1995.