Article de M. Jacques Delors, membre du bureau national du PS, dans "Le Nouvel Observateur" du 7 mai 1997 et interview dans "Libération" du 22 et "Le Nouvel Observateur" du 29, sur les propositions du PS pour les élections législatives en matière d'emploi et de construction européenne.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Elections législatives les 25 mai et 1er juin 1997

Média : Emission Forum RMC Libération - Le Nouvel Observateur - Libération

Texte intégral

Date : 7 mai 1997
Source : Le Nouvel Observateur

La mondialisation et la construction européenne ont creusé de profonds clivages au sein de la majorité. Au point de compromettre sa capacité d’action. Et demain peut-être son unité.

Et si, au-delà des calculs tactiques, la vraie raison de la dissolution décidée par le président de la République était de faire taire les divisions de plus en plus flagrantes au sein de la droite, et d’éviter que ces querelles ne paralysent l’action ?

Il est de tradition de distinguer en France trois droites : la droite légitimiste, la droite orléaniste et la droite bonapartiste. Cette distinction nous fournissait jusqu’ici une grille de lecture assez simple. Le mouvement gaulliste, puis post-gaulliste, emprunte à la fois au légitimisme et au bonapartisme. La droite libérale est l’héritière de l’orléanisme. Tandis que la démocratie chrétienne, n’ayant pu sous le Ve République trouver son espace propre, a été contrainte par le mode de scrutin à rejoindre la droite, puis, à mesure que la bipolarisation imposait sa loi, à subir la domination du RPR.

Je ne nie pas que cette coupure gauche-droite ait un sens. La droite, cela existe. C’est un tempérament politique ; c’est une vision de la société ; C’est une conception de l’action politique et du rôle de l’État. Mais elle est aujourd’hui confrontée à la montée de deux phénomènes majeurs qui pourraient briser son unité : la mondialisation et la poussée de l’ultralibéralisme d’une part ; la construction de l’Europe politique de l’autre. En d’autres termes, au lendemain de sa victoire, la droite, comme la gauche d’ailleurs, aurait à répondre à deux questions : comment faire évoluer le modèle français sans se renier ? Comment redevenir l’inspiratrice de la construction européenne ?

Ces questions nouvelles tracent de nouveaux clivages et amènent à distinguer au sein de la majorité actuelle – Le Pen mis à part – non plus trois mais quatre droites, représentant quatre projets politiques bien différents :
    1. une droite nationaliste et anti-européenne. C’est celle de Philippe de Villiers, mais aussi, dans une tonalité moins libérale, de Charles Pasqua et de Philippe Séguin ;
    2. une droite européenne et libérale, incarnée par Alain Madelin ;
    3. une droite sociale et européenne, qui rassemble ceux que, chez nos voisins européens, on nomme démocrates-chrétiens ;
    4. une droite pragmatique, que j’appellerai sans esprit polémique opportuniste. C’est celle qui est aujourd’hui au pouvoir.

Entre ces quatre droites, il n’y a pas seulement des querelles de personnes, ou des rivalités de courants attisées par les ambitions de ceux qui les animent. Il y a des désaccords de fond. La campagne législative les oblige à faire cause commune. Mais personne n’entend mettre son drapeau dans sa poche. Derrière le discours antisocialiste ou anti-gauche, les dissonances sont clairement audibles. Elles reviendront au premier plan sitôt les élections passées. Et de même qu’on peut se demander si l’unité du Parti conservateur britannique survivra à sa défaite, de même l’opposition au sein de la majorité française entre pro et anti-européens, aujourd’hui contenue par le carcan du système électoral, se manifestera dès le 2 juin de façon explosive.

D’autant que la droite post-gaulliste au pouvoir concentre au plus haut point les contradictions que j’ai évoquées. Jacques Chirac ne veut pas être le président par qui l’Europe a échoué. Le voici donc devenu pro-européen. Mais il veut une Europe forte avec des institutions faibles, seule façon de combiner le réalisme politique avec une allergie de toujours à l’Europe des pères fondateurs. De même, s’agissant du rôle de l’État dans l’économie, il entend s’éloigner de la tradition française. Mais jusqu’où ? Les gaullistes ont toujours été partisans d’une politique industrielle forte. Une anecdote : lors des deux cohabitations, en 1986 puis en 1993, le premier acte du Gouvernement contre le chômage a été… de réunir les préfets pour leur donner ses instructions. Pas mal pour des partisans de l’économie de marché !

Alors, pour masquer ces contradictions, la majorité va sans doute tenter de dramatiser les élections. Mais il en faudrait plus pour réconcilier entre elles les quatre droites.

Parti socialiste : l’arrêt des privatisations ?

Que fera la gauche sur le front des privatisations si elle gagne les élections ? La réponse dépend des jours et des interlocuteurs. « Ainsi, par exemple, pour France Télécom, Thomson, Air France, nous proposons l’arrêt des processus de privatisation », lit-on dans la déclaration commune PS-PC du 29 avril. Lionel Jospin, François Hollande et Ségolène Royal ont fait de nombreuses déclarations en ce sens, martelant même leur intention de « renationaliser » France Télécom. Pourtant le programme PS du 2 mai, plus vague, se contente de dénoncer la « purge libérale » que constituent « l’accélération des privatisations » et le « démantèlement des services publics ». Sans prendre d’engagements précis.

Ces nuances sémantiques masquent une vraie fracture au PS entre « anciens » et « modernes ». Le point de cristallisation de leur antagonisme, le dossier symbolique, c’est France Télécom. Parce qu’il y a urgence : sa privatisation partielle est programmée pour le 5 juin. Parce que l’enjeu est lourd : l’opération devrait rapporter à l’État entre 30 et 50 milliards de francs – de quoi financer les dotations promises aux GAN, Charbonnages, Thomson Multimédia et autres Réseau ferré de France (SNCF). Mais aussi et surtout parce que – contrairement à Air France ou à Thomson – l’entreprise assure une véritable fonction de service public.

« Depuis les grandes grèves de décembre 1995, le thème des services publics est hypersensible au sein du PS », explique un responsable. L’aile gauche du parti, alignée sur les syndicats de refus comme la CGT ou SUD-PTT, estime que la logique du marché est incompatible avec le maintien du service public à la française. Lionel Jospin, qui depuis 1990 a constamment affiché son hostilité à la réforme de France Télécom (il a même, en 1996, signé la pétition de SUD contre la transformation de l’entreprise en société anonyme !), en a donc fait la position officielle du PS.

L’aile progressiste – qui compte des poids lourds comme Jacques Delors, Dominique Strauss-Kahn, Martine Aubry ou Laurent Fabius – est beaucoup plus pragmatique : dès le 1er janvier 1998, France Télécom aura à batailler sur tous ses marchés contre des concurrents privés. Alors, autant lui donner les mêmes armes… Ce qui, au demeurant, n’ôtera rien à sa mission de service public : « La préservation d’un service public de qualité n’a rien à voir avec le caractère public ou privé de l’actionnariat de l’opérateur, note le conseiller d’un de ces caciques. L’eau, les autocars ou les pompes funèbres en constituent autant de preuves. »

Seulement voilà : ce camp moderniste, qui fait profil bas depuis 1995, se refuse à donner de la voix en pleine campagne électorale… « Politiquement, il n’est pas absurde de rassembler d’abord à gauche… avant de piquer des voix au centre », fait valoir un tacticien. Autrement dit, si la gauche gagne, elle ne mettra bien évidemment pas France Télécom en bourse avant l’été… « On pourra faire valoir assez rapidement qu’ouvrir le capital d’une entreprise publique à des privés minoritaires ne constitue en rien une privatisation », suggère un moderniste. Le débat, en tout cas, sera rouvert.


Date : 22 mai 1997
Source : Libération

Libération : Jacques Chirac assure que la voix de la France risquerait d’être affaiblie sur la scène européenne en cas de cohabitation. Quel est votre sentiment ?

Jacques Delors : Mon expérience va dans le sens contraire : que ce soit de 1986 à 1988 ou de 1993 à 1995, on n’aurait jamais pu faire passer une feuille de papier à cigarette entre le président de la République et le Premier ministre. Cela suscitait d’ailleurs l’admiration de la plupart des participants aux conseils européens. Il y en a même un qui m’a dit, devant cette cohérence empreinte de fermeté : « On voit bien ce qu’est une État. » Il y avait un brin de nostalgie dans sa voix… Mon expérience, confirmée par des faits précis, montre donc que la France parlait d’une seule voix. Malheur à celui qui aurait voulu jouer de la division ! Je me souviens qu’en juillet 1988, lors d’un Conseil européen, un des participants s’est plaint de Monsieur Chirac à François Mitterrand. Celui-ci lui avait répondu sèchement : « C’est la position de la France. » Je pourrais citer de nombreuses autres anecdotes qui vont toutes dans le même sens.

Libération : Lionel Jospin a mis des « conditions » au passage à la monnaie unique. Vous semblent-elles réalistes ?

Jacques Delors : Ayant été le président du comité d’experts qui a fourni des éléments aux chefs de gouvernement pour élaborer le traité d’Union économique et monétaire, je n’en suis que plus à l’aise pour juger des propositions de Lionel Jospin : ce n’est donc pas à la légère que j’ai indiqué que sa position est tout à fait conforme à l’esprit du traité de Maastricht. Par ailleurs, j’observe avec plaisir qu’elle est aussi, maintenant, celle du Premier ministre, Monsieur Juppé. Je l’ai entendu dire qu’il fallait « un gouvernement économique » et que l’euro ne devait pas être trop fort par rapport au dollar, pour ne pas menacer la compétitivité des entreprises européennes. Je vous assure qu’à l’étranger on considère désormais que les trois grands partis politiques français sont d’accord pour appliquer le traité. Tel sera le message qui sera retenu.

Libération : Ces « conditions » sont-elles applicables ?

Jacques Delors : La seule difficulté avec l’Allemagne vient de ce que nous appelons le « gouvernement économique ». Si les représentants du Gouvernement français avaient bien lu le traité, ils auraient simplement demandé l’application de l’article 103, qui prévoit un pendant économique à la Banque centrale européenne. Le traité stipule que le Conseil européen adopte chaque année des orientations communes en matière de politique économique. Si on avait appliqué ce principe depuis quatre ans, nous aurions tous eu une croissance plus forte et moins de chômage. Il faut donc poser la question aux Allemands : voulez-vous appliquer le traité ? Il suffirait d’un protocole comme il y en a eu pour le pacte de stabilité. C’est aussi simple que cela.

Libération : Mais la Banque centrale ne souffre aucune directive…

Jacques Delors : Bien sûr. Mais je lis le traité dans son article 105 : « La Banque centrale apporte son soutien aux politiques économiques générales dans la Communauté en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de la Communauté. » En ce qui concerne l’évaluation de l’euro par rapport au dollar, l’article 109 dit que « les décisions portant sur un système de taux de change vis-à-vis des monnaies non communautaires […] incombent au Conseil européen, en étroite consultation avec la Banque centrale européenne ». Dans ce domaine-là, il y a intervention du pouvoir politique. J’ajoute qu’il est évident que le Conseil européen ne pourra adopter des décisions qui iraient à l’encontre des tendances lourdes des marchés. Mais il faut savoir délivrer les bons signaux pour décourager toute spéculation qui nuirait au progrès économique et social.

Libération : Les quatre conditions sont-elles acceptables pour Helmut Kohl ?

Jacques Delors : Je me refuse à considérer que le chancelier Kohl ne voudrait pas appliquer le traité. Prenons l’Italie et l’Espagne. Il est le premier à souhaiter que les pays du Sud participent à l’euro. Mais attendons avril 1998 pour voir quels sont les pays qui pourront assurer la durabilité des conditions financières du traité. C’est cela qui est important. Comme le dit le président de l’Institut monétaire européen : « Il ne s’agit pas juste d’un chiffre, il faut s’inscrire dans la durée, voir ce qui nous attend et prendre une perspective historique. »
Donc arrêtons les excès verbaux en France et souhaitons que notre pays soit en mesure d’obtenir satisfaction en mettant certains de nos partenaires au pied du mur : veulent-ils ou non appliquer le traité, rien que le traité mais tout le traité ?


Date : 29 mai – 4 juin 1997
Source : Le Nouvel Observateur

Le Nouvel Observateur : À l’issue du premier tour, la gauche est maintenant en position de remporter les législatives. Avez-vous été surpris par ce résultat ?

Jacques Delors : Je m’attendais à un rééquilibrage des forces politiques. Ne serait-ce que pour mieux traduire la réalité politique traditionnelle du pays. Mais le mécontentement qu’éprouvent les Français à l’égard du Gouvernement a amplifié le retour du balancier. On voit à la lumière de ce premier tour que, plus encore que le contenu de la politique suivie, c’est la manière de gouverner qui a été condamnée. Plus grave : la droite, en dépit des mesures qu’elle a prises, a été incapable d’endiguer la montée du Front national. On ne combat pas la peur en faisant peur, par l’exploitation d’un racisme rentré.

Le Nouvel Observateur : Vous ne cachez pas votre admiration pour Tony Blair. Or, la gauche française reste très éloignée des conceptions du Premier ministre britannique. Est-ce que vous ne pensez pas que Lionel Jospin, pour être crédible comme chef de gouvernement, ne devrait pas mettre plus de libéralisme dans son programme ?

Jacques Delors : Je me méfie des batailles conceptuelles. Si l’on entend par libéralisme le fait qu’on offre à la société la possibilité de prendre plus d’initiatives pour créer plus de croissance, plus de richesses, plus d’emplois, j’en ai toujours été partisan.
Pourquoi la droite connaît-elle aujourd’hui une telle défaite ? Parce qu’elle a été incapable de convaincre les Français qu’elle menait une politique susceptible d’adapter la France à la grande mutation qui affecte tous les pays. C’est ça, l’échec du gouvernement d’Alain Juppé. Et c’est ce défi là que la gauche doit relever.

Le Nouvel Observateur Quelles sont les paramètres de cette nouvelle donne ?

Jacques Delors : La mondialisation d’abord ; ensuite l’accélération du progrès technique, qui intensifie la concurrence entre les pays industrialisés et menace les emplois peu qualifiés ou peu adaptables ; enfin, la remise en question des systèmes de protection sociale du fait de l’évolution démographique. Aujourd’hui, il faut expliquer aux Français que le bateau France doit sortir du port et affronter la haute mer parce que c’est le seul moyen pour eux de garder leur niveau de vie et de retrouver de l’influence en Europe et dans le monde.

Le Nouvel Observateur : Les pays qui ont réussi cette adaptation – comme les États-Unis et la Grande-Bretagne – l’ont fait par la voie libérale. Pourquoi pensez-vous alors que la gauche peut réussir là où la droite a échoué ?

Jacques Delors : La Gauche a des atouts que la droite n’a pas. La droite promet moins d’impôts et moins d’État. On n’a d’ailleurs rien vu de tout cela pendant quatre ans. Or la gauche, elle, peut créer une brèche entre le marché et l’État qui permette à la société d’être à la fois plus innovante, plus compétitive et plus solidaire. La droite, ensuite, ne peut pas s’appuyer sur les forces sociales. Le premier geste d’un gouvernement de gauche sera de reconstituer un système de concertation sociale, ce qu’ont fait les Pays-Bas, par exemple, avec le succès que l’on sait en matière de chômage.

Le Nouvel Observateur : Mais concrètement, qu’est-ce que cela veut dire ? Cette « adaptation à la nouvelle donne » n’entraînera-t-elle pas inévitablement un recul des acquis sociaux ?

Jacques Delors : Les Français aujourd’hui connaissent parfaitement les contraintes économiques. Ils comprennent quand on leur dit qu’ils ne peuvent pas avoir le beurre et l’argent du beurre. C’est ce que leur explique Lionel Jospin. Il a affirmé qu’il ne pourrait pas y avoir à la fois diminution de la durée du travail et augmentation du pouvoir d’achat. Il est clair que la relance de la demande passera d’abord par l’augmentation du nombre de gens au travail. Il est clair aussi qu’il faudra diminuer le coût du travail dit « peu qualifié » en fiscalisant les charges sociales par le biais de la CSG. Mais tout cela se fera de façon contractuelle et négociée. Le patronat devra faire moins de politique et préciser ses demandes. Je pense en particulier aux petites et moyennes entreprises, que l’on continue à étouffer sous la bureaucratie et les charges. Les syndicats devront dire s’ils sont d’accord pour définir un cadre permettant à la France d’être plus compétitive tout en maintenant les bases de notre système de protection sociale.

Le Nouvel Observateur : La droite a fait de la baisse d’impôt son cheval de bataille. Estimez-vous que, pour relancer cet esprit d’initiative que vous souhaitez, il faille aujourd’hui diminuer la pression fiscale ?

Jacques Delors : Je comprends que la droite essaie de se racheter. En quatre ans au pouvoir, elle a augmenté les impôts de 200 milliards de francs. Et elle n’a réussi qu’à casser la croissance ! Cela dit, je crois que l’économie a aujourd’hui absorbé le choc de ces hausses. Elle peut maintenant se remettre en marche. Ce qui procurera à terme les moyens d’un allègement des prélèvements obligatoires. Mais d’abord favorisons le retour de la croissance et la solidarité envers les plus démunis.

Le Nouvel Observateur :  Compte tenu de l’état des finances de la France, un gouvernement de gauche ne risque-t-il pas d’être obligé de prendre très vite des mesures d’austérité au risque de décevoir ses électeurs ?

Jacques Delors : Nous vivons dans une curieuse démocratie où les citoyens ne connaissent pas, alors qu’ils doivent faire un choix, l’état des finances de leur pays. Il faudra donc commencer par un audit. On peut espérer qu’une reprise de la croissance au second semestre rendra les ajustements plus faciles. Mais, en tout état de cause, nous ne sommes pas le seul pays à connaître une certaine dérive de nos dépenses publiques. L’Allemagne, invoquant les contraintes de la réunification, va sans doute recourir à une réévaluation du stock d’or de la Bundesbank pour réduire son déficit et son niveau d’endettement.

Le Nouvel Observateur : Que se passera-t-il si la « dérive » ne permet pas à la France de respecter les critères du traité de Maastricht pour le passage à la monnaie unique, en particulier le critère qui fixe à 3 % maximum le déficit budgétaire ?

Jacques Delors : Je l’ai déjà dit et je le redis. Dans l’esprit du traité, ce qui compte, c’est moins le chiffre à un décime près que la garantie donnée par chaque pays d’aller de façon durable – c’est le mot le plus important – vers un assainissement financier et budgétaire assurant la stabilité de la monnaie et des prix.

Le Nouvel Observateur : Pensez-vous que les Allemands partagent votre point de vue ?

Jacques Delors : J’étais encore en Allemagne il y a deux semaines. J’ai constaté que le chantage aux « 3 % » étaient en voie de disparition, surtout depuis que le chancelier Kohl a réaffirmé la volonté politique de l’Allemagne de faire l’Union économique et monétaire à la date prévue, c’est-à-dire au 1er janvier 1999.

Le Nouvel Observateur : Pour ne pas dépasser 3 % de déficit budgétaire, un gouvernement de gauche comme de droite aura forcément besoin des 50 milliards apportés par la mise sur le marché du capital de France Télécom…

Jacques Delors : Je vous dirai que c’est au pied du mur qu’on juge un maçon. Or, le maçon tient compte du terrain pour réussir sa tâche, de même qu’aucun gouvernement ne peut ignorer le principe de réalité. Les faits sont têtus et obligent les gouvernements à prendre les mesures nécessaires pour respecter les priorités qui sont l’emploi à l’intérieur et la construction européenne à l’extérieur.

Le Nouvel Observateur : Selon vous, un gouvernement de gauche fera donc l’euro sa priorité…

Jacques Delors : Je n’ai aucun doute sur ce point. D’autant plus que les résultats de la conférence intergouvernementale qui va se conclure à Amsterdam en juin par un sommet des quinze chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne seront modestes. Cela ne sera pas le grand pas vers l’Europe politique comme on pouvait l’espérer. Sur le plan institutionnel, il n’y aura pas de restructuration de la maison Europe.

Le Nouvel Observateur : Pourquoi le Parti socialiste met-il alors des conditions à ce passage à l’euro ?

Jacques Delors : Le Parti socialiste ne dit qu’une chose : le traité, rien que le traité, mais tout le traité. Cela veut dire que les quinze doivent compléter les règles prévues de surveillance budgétaire par l’application de l’article 103, qui prévoit que le Conseil européen adoptera chaque année des orientations communes de politique économique et les moyens nécessaires de les mettre en œuvre. C’est ainsi que l’on bâtira un véritable gouvernement économique pour l’Europe. Ce qui – je vous le répète – est explicitement prévu par le traité.

Le Nouvel Observateur : Pourquoi êtes-vous si persuadé que la gauche au pouvoir peut devenir une force de modernisation ?

Jacques Delors : De toute façon, elle n’a pas le choix. Si elle ne le fait pas, elle disparaîtra du pouvoir en moins de deux ans. Et pourquoi ne pas lui faire confiance ? Rappelez-vous comment elle a su vaincre l’inflation, comment elle a réussi à réconcilier les Français avec leurs entreprises, à quel point elle a amélioré leur culture économique. Ces résultats, elle les a obtenus sans renier ses valeurs. Seule la gauche aujourd’hui peut prouver aux Français que l’adaptation à la mondialisation et au progrès technique n’est pas antinomique avec le progrès social.
Mais elle doit aussi leur faire comprendre qu’aujourd’hui le progrès social ne peut pas nourrir à lui seul le progrès économique.

Le Nouvel Observateur : Est-ce que vous ne regrettez pas finalement que la droite française n’ait pas eu sa Margaret Thatcher ?

Jacques Delors : Je n’ai jamais souhaité que la droite fasse du thatchérisme. Mais j’espérais quand même qu’elle serait plus rigoureuse et plus innovante. Elle en avait les moyens. Aujourd’hui je ne sais plus ce qu’elle veut. Pendant la campagne, c’est devenu une sorte de foire, avec l’un à côté de l’autre un stand libéral, un stand néo-colbertiste et un stand d’incantation gaullienne. Cette offre variée ne fait ni un programme cohérent ni une stratégie valable pour affronter la grande mutation.

Le Nouvel Observateur : Mais peut-on affronter cette « grande mutation » avec un gouvernement de cohabitation ?

Jacques Delors : Je ne vois pas où est le problème. Au contraire. Compte tenu des habitudes monarchiques détestables et même des risques de confiscation de l’État inhérents aux institutions de la Ve République, il n’est pas sain de donner tous les pouvoirs à la même majorité pendant cinq ans encore. La cohabitation ne pourrait-elle pas devenir après tout la forme française de ces grandes coalitions qui ont exercé le pouvoir dans certains pays dans des moments difficiles, en se serrant les coudes pendant quelques années, précisément pour naviguer en haute mer ? Or mettre la société en mouvement et dégeler les conservatismes de toutes sortes, c’est le sens du pacte pour le changement proposé par Lionel Jospin sous le double signe de l’effort et de la solidarité.