Discours de M. Xavier Emmanuelli, secrétaire d’État à l'action humanitaire d'urgence, sur le rôle de l'aide humanitaire par rapport à l'action diplomatique ou politique pour la paix, Paris le 14 juin 1996.

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Circonstance : Symposium IHEDN UNESCO, sur le thème "L'humanitaire donne-t-il la paix ?" du 12 au 14 juin 1996

Texte intégral

Monsieur le directeur-général,
Mon général,
Mesdames, Messieurs,

La problématique humanitaire s'inscrit aujourd'hui dans le cadre plus vaste d'une redéfinition des notions de sécurité nationale et internationale.

On est passé d'une vision, celle de la guerre froide, qui réduisait le concept de sécurité à ses aspects militaires et stratégiques, à l'émergence de nouvelles notions de sécurité.

Celles-ci se fondent sur la reconnaissance du fait que les États et leurs citoyens sont confrontés à un éventail beaucoup plus large de dangers tels la pollution de l'environnement, l'épuisement des ressources naturelles, la croissance démographique, les drogues, la criminalité organisée, le terrorisme international, les violation des droits de l'homme, la prolifération des armes portatives, les mouvements migratoires, la précarité économique, et enfin les risques de santé publique dont l'actualité nous fournit des exemples frappants.

La question du retour à la paix de sociétés déchirées par des conflits internes, mises en lumière par la situation de la Bosnie, du Cambodge, de l'Angola, ne peut être abordée en dehors de ce, cadre d'analyse global. C'est pourquoi je tiens particulièrement à remercier l'UNESCO et l'IHEDN d'avoir pris l'initiative d'organiser ces trois jours de symposium sur le thème « des insécurités partielles à la sécurité globale ».

En cette journée de clôture de vos débats, je souhaite vous livrer quelques réflexions personnelles sur une question qui se situe au cœur de mon expérience au sein d'une organisation humanitaire non gouvernementale puis, plus récemment au service de l'État :
Pouvons-nous demander à l'humanitaire de donner la paix ?

Au cœur de la crise yougoslave on a pu entendre certains civils bosniaques dire « grâce à l'humanitaire nous pourrons mourir le ventre plein ». Cruelle analyse du rôle de l'aide humanitaire dans les crises, dont on pourrait également dire qu'elle permet de survivre, mais pas forcément de vivre, ni de vivre en paix. Pourquoi ce constat ?

La finalité de l'aide humanitaire, qui dicte son rapport à l'autre, c'est l'accès aux victimes. L'humanitaire s'intéresse aux personnes en tant que victimes placées dans la souffrance somatique, psychique, sociale. Les conventions de Genève, qui fixent l'orthodoxie humanitaire, assignent pour but à l'action humanitaire le libre accès aux victimes.

Quelles sont les conséquences de cette vocation ?

Elles sont à mon avis doubles :
    1. L'humanitaire court en permanence le risque d'entretenir la guerre.
    2. Il ne peut seul assumer le rôle de construction de la paix.

Que l'humanitaire aboutisse parfois à entretenir la guerre, c'est ce que l'expérience nous montre en Somalie, en Afghanistan, en Bosnie. La raison principale en est que les agences humanitaires s'insèrent soudainement, et souvent massivement, dans un contexte local quelles ne connaissent pas et qu'elles n'ont ni les moyens ni le temps de décrypter.

Dans des crises ethniques ou claniques, il est difficile pour les organisations d'aide de ne pas servir les intérêts d'une faction ou d'une autre. Pour accéder aux victimes, il faut franchir les lignes armées, qui prélèvent leur dîme sur l'aide internationale. C'est une loi qui s'impose aux acteurs de l'humanitaire : pour espérer nourrir les victimes, il faut accepter de gaver les bourreaux.

L'accusation fréquemment adressée à l'assistance internationale est qu'elle renforce les logiques d'affrontement, en fournissant par sa seule présence les moyens matériels et politiques de continuer les combats. Quand une équipe médicale soigne des blessés au combat, elle sait qu'une partie des hommes qu'elle a réparés va retourner se battre.

Les détournements de l'aide acheminée par convois en ex-Yougoslavie, l'aide objective apportée aux promoteurs de la purification ethnique par l'évacuation de populations civiles en Bosnie-Herzégovine, l'assistance apportée sans discrimination à des réfugiés qui ont commis des violations graves des droits de l'homme au Rwanda, sont autant d'exemples de l'ambiguïté, ou de la prise en otage, de l'assistance internationale.

La question de la sécurité des missions humanitaires est un facteur supplémentaire de confusion. Elle se pose d'autant plus dans les conflits internes, qui représentent 90 % des conflits actuels, et dans lesquels les agences d'aide sont une cible permanente. Le recours à des services de protection ou à des escortes militaires a favorisé localement la multiplication de milices tirant une large part de leurs revenus de la « protection » accordée aux agents humanitaires.

On a ainsi pu soutenir que l'aide humanitaire contribuait activement à financer la poursuite des combats, pour ne rien dire du paradoxe qui consiste à protéger les protecteurs, défendre les défenseurs des victimes. Cette « méta protection » ne peut que s'insérer dans les logiques de conflits locales et les pervertir.

J'ai voulu mettre en lumière, un peu brutalement, le fait que l'humanitaire court toujours le risque de prolonger la guerre.

La deuxième conviction que j'ai acquise face aux situations de crise, c'est que l'humanitaire ne permet pas à lui seul de construire la paix.

L'action humanitaire s'inscrit dans un rapport au temps qui lui dicte ses moyens d'action et fixe ses limites.

L'urgence est une action dans l'immédiat, elle répond à une situation exceptionnelle et la rapidité d'intervention est la condition de sa réussite. Cette temporalité spécifique est largement issue du développement de la télévision qui, depuis la guerre du Viêt-Nam, a mis les détresses lointaines sous le regard de l'opinion publique. Les crises façonnent une opinion et une demande d'action, immédiate.

Un mode d'action spécifique découle de cette relation au temps. Pour l'urgence, les deux domaines privilégiés sont l'aide médicale et l'aide alimentaire. De la qualité d'une logistique généralement lourde dépend le résultat de l'intervention.

Les acteurs de l'aide humanitaire d'urgence ne recherchent qu'éventuellement l'accord des gouvernements ou le partenariat avec des organisations locales, l'initiative humanitaire étant le moteur de l'action.

Dans tout programme d'aide d'urgence existe un équilibre entre la mise en œuvre rapide de l'aide et ses implications de long terme. Plus l'emphase est mise sur la rapidité et la vision des activités en termes logistiques, moins on insiste dans la préparation des projets sur les discussions et le débat avec les personnes affectées par les conflits.

Ce mode d'action signifie qu'il n'est pas du ressort de l'aide humanitaire de rentrer dans le processus contractuel, d'essence politique, à partir duquel la paix peut se construire entre les différents acteurs.

La recherche de la paix est une recherche politique, qui se mène avec des moyens diplomatiques et militaires, pas avec des moyens humanitaires.

C'est toute la différence que fait le vocabulaire militaire anglo-saxon entre les faiseurs de paix (peace-makers) et le maintien de la paix (peace-keepers). Faire la paix relève d'une mission de force, qui se mène avec des armes offensives, alors qu'une paix qui s'apparente à un statuquo est maintenue par des armes défensives.

Quand on fait la paix, l'humanitaire ne peut venir qu'en appoint, alors que dans les opérations de maintien de la paix, l'humanitaire fait partie intégrante des interventions.

Ces précisions ne sont pas seulement sémantiques : elles indiquent d'une part, que l'humanitaire ne peut se substituer au politique et, d'autre part, que la répartition des rôles entre l'action humanitaire et l'emploi des forces années pour le maintien de la paix doit être d'une extrême précision.

L'humanitaire ne peut se substituer au politique. Lorsque cela est le cas, il s'agit d'un véritable détournement de l'humanitaire qui consiste, pour des pays qui auraient les moyens de mettre fin à un conflit armé, à apaiser leurs opinions publiques en substituant une initiative humanitaire à une véritable opération de maintien de la paix.

On peut intégrer une préoccupation humanitaire, dictée par l'intérêt des populations en danger, dans la prise de décision politique, mais l'humanitaire ne saurait être considéré comme une politique de rechange.

Bien entendu, la nature des crises contemporaines, où la violence politique est le moteur principal des conflits, renforce la relation entre l'action humanitaire et l'emploi de la force, qu'il soit fondé sur un mandat d'interposition ou de maintien de la paix. Il est utile de critiquer les confusions auxquelles ce rapprochement a pu donner lieu, mais il serait naïf d'ignorer que c'est l'évolution même des crises qui rend cette confusion plus difficile à éviter.

Si la guerre a changé, la paix n'est plus la même. Rares sont les guerres civiles d'où un parti sort vainqueur. Presque toujours, la paix se construit sur la base d'un cessez-le-feu imposé par la communauté internationale.

Il revient au politique de fixer une mission claire aux forces armées qui imposent ce cessez-le-feu sur les terrains de crise, sans confondre les logiques à l'œuvre.

L'action militaire repose sur la force en vue de la contrainte.

L'assistance humanitaire est offerte aux victimes, sans conditions.

Confondre les deux domaines revient à les neutraliser au lieu d'en exploiter les complémentarités. Le rôle des décideurs internationaux, tel que je le comprends, est de donner aux militaires un cadre politique, un mandat clair, structuré, limité dans ses objectifs, dans le temps et dans l'espace, en s'assurant que les structures de commandement soient adaptées à ce mandat.

Cela a été, à mon sens, une grande qualité de l'opération Turquoise, dont la mission fixait clairement la durée, le lieu d'intervention, les objectifs, et qui faisait l'objet d'une garantie internationale à travers la résolution 929 du conseil de sécurité de l'ONU.

En l'absence de cette clarté de définition des objectifs vis-à-vis d'un pays en crise, l'humanitaire est un substitut impossible à la politique. Il peut accompagner une action politique menée par des voies diplomatiques ou militaires, mais il ne saurait avoir prise sur les processus de long terme à partir desquels la paix peut s'élaborer.

Plus exactement, l'aide humanitaire touche à ces processus, sociaux, politiques et économiques, mais sans avoir les moyens de comprendre en finesse le contexte local dans lesquels ils s'inscrivent.

Nous demandons plus à l'humanitaire qu'il ne peut tenir : le retour et la réintégration des réfugiés, la réhabilitation et la reconstruction des sociétés sortant de la crise, le désarmement des combattants et leur réintégration dans la société civile, la réinsertion des victimes des conflits, le rétablissement des institutions, en particulier des systèmes judiciaires, le retour au respect des droits de l'homme. Autant de domaines où les solidarités familiales, villageoises et communautaires, les ressources locales épargnées par la crise, les traditions culturelles, accompagnées par une aide internationale adaptée à ces mécanismes, sont placés face à leurs responsabilités.

Parmi ces domaines, il en est un qui revêt pour moi une importance particulière : celui de la lutte contre les mines antipersonnel.

Ce fléau s'analyse autant comme un problème humanitaire que comme un obstacle au développement. Lutter contre ces armes ce n'est pas seulement dépolluer les zones atteintes : l'expérience cambodgienne suggère que les mines peuvent être replacées par les paysans eux-mêmes pour protéger leurs champs ou leur grenier à semence. Il est nécessaire de comprendre le contexte de leur utilisation et la nature du risque qu’elles engendrent dans une société donnée.

Au plan international, la lutte contre leur prolifération et leur utilisation relève purement de la décision politique.

C'est tout le sens de la position du Président Jacques Chirac, dont je tiens à citer le discours de clôture de la 48e session de l'IHEDN la semaine dernière, au sujet de la nécessité d'une mobilisation urgente de la communauté internationale sur ce thème : « La France ne ménage et ne ménagera aucun effort à cet effet. Elle a annoncé, en septembre dernier, un moratoire sur la production de toutes les mines antipersonnel qui s'ajoute à celui, déjà en vigueur, sur les exportations. Elle a engagé la réduction, par destruction, des stocks existants. Nous devons encore progresser dans cette voie pour que, le moment venu, tous les pays puissent unir leurs efforts en vue de l'interdiction totale et générale des mines antipersonnel.

Dans la lutte contre les mines, et plus généralement dans le retour à la paix de sociétés en proie aux crises, l'aide humanitaire peut jouer un rôle de déclencheur, mais elle est incapable de se substituer à l'action politique, seule capable de donner la paix.

Je vous remercie.