Interviews de M. Edouard Balladur, député RPR et ancien Premier ministre, à Europe 1 le 5 mai 1997, France 2 le 9, RTL le 12, France 3 le 21, sur les propositions et la stratégie de la majorité pour les élections législatives de 1997.

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Circonstance : Elections législatives les 25 mai et 1er juin 1997

Média : Emission L'Invité de RTL - Europe 1 - France 2 - France 3 - RTL - Télévision

Texte intégral

Europe 1 : lundi 5 mai 1997

J.-P. Elkabbach : Vous avez lu les sondages. Au premier jour de la campagne officielle, cela marche mieux pour la gauche que pour la majorité sortante. Comment l'expliquez-vous ?

E. Balladur : C’est une évolution normale. On a trop cru que les choses iraient d'elles-mêmes. En fait, elles ne vont pas et ne vont jamais d'elles-mêmes. Je dirais que je m'en réjouis dans la mesure où cela prouve qu'il est nécessaire qu'il y ait un débat devant les Français, qu'ils soient mieux éclairés qu'ils ne le sont aujourd'hui sur les véritables enjeux. On a le sentiment que tout ça est un peu brouillardeux dans l'esprit.

J.-P. Elkabbach : À quoi cela tient-il ?

E. Balladur : Cela tient au fait que nous devons, les uns et les autres, faire plus nettement ressortir les différences dans les solutions que nous proposons aux Français.

J.-P. Elkabbach : N’êtes-vous pas inquiet de voir qu'il y a déjà autant de désenchantés, de désabusés ?

E. Balladur : Non. Il nous reste trois semaines pour les rendre conscients de ce qu'est l'enjeu. La gauche propose un projet qui est marqué par ses options traditionnelles – grosso modo, plus d'État, plus de réglementations et plus de contraintes. Je suis tout prêt à le démontrer. Il nous faut pour notre part affirmer, comme nous le faisons mais de façon peut-être encore plus nette, que nous sommes pour la liberté au sein de la société.

J.-P. Elkabbach : Oui, mais apparemment, dans votre camp et depuis quelques semaines, on a peu à peu le sentiment qu'il y a une sorte de honte ou de peur devant des mots comme « libéral », comme si la mode passait.

E. Balladur : Cher Jean-Pierre Elkabbach, vous n'avez pas eu besoin de me pousser pour que je parle de liberté. Si vous voulez que je parle de libéral, je peux aussi parler de libéral. Je crois qu'il faut être authentique, de façon générale. Si nous sommes pour des solutions de liberté, il faut le dire. Or, nous sommes pour des solutions de liberté, caractérisées par moins de dépenses publiques, moins d'interventions, moins d'impôts, plus de contrats, plus de décentralisation. Nous voulons une société moderne. C'est une société libre, une société moderne. Il faut le dire haut et fort. C'est ce que nous faisons. En tout cas, c'est ce que je fais.

J.-P. Elkabbach : Qu'appelez-vous libéralisme ordonné et partagé ?

E. Balladur : Cela veut dire un libéralisme qui ne soit pas la loi de la jungle, dans lequel il y a des règles et que chacun doit respecter. Il ne s'agit pas d'un libéralisme qui serait sauvage. D'autre part, la liberté, dans laquelle je vois pour ma part le vrai ressort du progrès, doit être partagée entre tous : il n'y a pas ceux pour qui tout est libre et tout est permis et ceux qui doivent tout accepter. Non, ce n'est pas cela, une société de liberté. Donc, la liberté que nous voulons doit être une liberté soumise à un ordre, à une loi, à des règles et une liberté qui profite à tous.

J.-P. Elkabbach : La droite peut avoir une vraie politique sociale, pour vous ?

E. Balladur : Mais elle l'a et elle doit l'avoir. Une politique sociale de droite, qu'est-ce que c'est ? C'est d'abord l'idée que le progrès dépend de la croissance et que sans croissance, rien n'est possible ; que la croissance dépend de la liberté et que sans plus de liberté, rien n'est possible ; qu'ensuite les fruits de la croissance doivent être répartis par le contrat, par la liberté, par la discussion, par l'accord ; et qu'enfin, il faut prendre soin, bien entendu, de tous ceux que l'évolution de la vie met sur le côté. Voilà ce qu'est une politique sociale, selon mes vœux.

J.-P. Elkabbach : Réclamez-vous une sorte de tournant, de correction, d'inflexion libérale ?

E. Balladur : Non. Je crois que ça a déjà eu lieu. Le plan de baisse d'impôts, qui a été proposé par le gouvernement il y a quelques mois, marque bien cette évolution. On peut aller plus loin et aller différemment mais ce sont des modalités d’application.

J.-P. Elkabbach : Si cela a déjà été décidé, pourquoi cela n’est-il pas perçu davantage ?

E. Balladur : Il faut en parler davantage. Vous disiez tout à l'heure que l’on ne revendiquait pas la liberté. Eh bien voilà, je la revendique devant vous, ce matin.

J.-P. Elkabbach : M. A. Juppé conduit sa majorité sur tous les fronts et il sert de cible. J'ai envie de vous demander, vous qui avez une expérience de Premier ministre, est-ce désormais normal, quand on est Premier ministre depuis deux ans, d’être une sorte de bouc émissaire sur lequel tout le monde tape ?

E. Balladur : Je ne sais pas si c'est normal. C'est en tout cas courant. Moi, je ne trouve pas cela très bien. De façon générale, d'ailleurs, je n'aime pas qu'on dévie les débats. Le débat actuel, c'est de savoir quelle majorité va gouverner la France dans les cinq ans qui viennent. Et je n'aime pas beaucoup les opérations, je dirais personnelles, d'hostilité contre quelqu'un.

J.-P. Elkabbach : Touchez pas à Juppé, en quelque sorte ?

E. Balladur : Si vous voulez oui. Ce n'est pas un problème. Il remplit bien sa tâche, il fait ce qu'il a à faire et je ne trouve pas que le Parti socialiste se grandisse en personnalisant ainsi les choses.

J.-P. Elkabbach : Oui, mais de l'autre côté on pourrait dire aussi la même chose. C'est le temps d'une campagne.

E. Balladur : Oui, mais tout n'est pas permis pendant une campagne. En tout cas, ce n'est pas ma conception des choses.

J.-P. Elkabbach : On évoque une intervention du président de la République pour après-demain, le 7 mai, c'est-à-dire un jour symbolique. Les dirigeants de la gauche ne s'en offusquent pas eux-mêmes : c'est aussi le rôle du président de la République. Est-ce que vous souhaitez cette intervention, est-ce qu'il ne vous semble pas que c'est trop tôt ?

E. Balladur : C'est une intervention qui serait légitime et souhaitable pour éclairer les enjeux. Il a été élu il y a deux ans et il a besoin d'avoir une majorité qui l'aide à poursuivre sa tâche, la tâche que lui ont confiée les Français. Donc, je souhaite cette intervention. Quant à ses formes, je n'ai pas d'opinion à donner là-dessus.

J.-P. Elkabbach : Vous ne pensez pas qu'il prend un risque, si c'est prématuré ?

E. Balladur : Non, il est parfaitement normal que le chef de l'État donne son sentiment. D'autant que c'est une décision qu'il a – si je puis dire – prise lui-même, celle de la dissolution. Il est parfaitement normal qu'il y revienne et je le souhaite.

J.-P. Elkabbach : Au passage, puis-je vous demander comment vos relations avec le Président Chirac ont évolué ces derniers temps ?

E. Balladur : Elles sont ce qu'elles doivent être.

J.-P. Elkabbach : C'est-à-dire ?

E. Balladur : Ne vous faites aucun souci.

J.-P. Elkabbach : Je ne me fais pas de souci, ni pour vous ni pour lui, mais qu'est-ce que cela veut dire : elles sont ce qu'elles doivent être ?

E. Balladur : Je vous ai répondu.

J.-P. Elkabbach : Formule alambiquée, langue de bois. Vous avez défini en 1983, inspiré et pratiqué en 1986 et 1993, la cohabitation. Dans l'hypothèse d'une victoire de la gauche, vous entendez cette rumeur, en tout cas aujourd'hui : le président de la République et un Premier ministre, L. Jospin, peuvent-ils ou doivent-ils cohabiter ?

E. Balladur : Je pense qu'ils n'auront pas à le faire. En tout cas, je suis décidé à faire, en ce qui me concerne, tout ce qu'il faut pour cela, c'est-à-dire que je suis persuadé que nous devons gagner. À condition, je le répète, que les Français aperçoivent clairement l'enjeu et le choix de société – c'est M. Jospin lui-même qui le dit, donc j'imagine que je peux reprendre le terme –, le choix de société qui est devant eux. Et j'espère qu'ils feront le choix qu'ils doivent faire.

J.-P. Elkabbach : Mais vous voyez bien qu'il ne suffit pas de répéter : il ne faut pas qu'il y ait de cohabitation, il n’y en aura pas parce que la droite va gagner, ou la majorité sortante va gagner, pour que cela suffise.

E. Balladur : Mais cela, c'est la première partie de la réponse. La seconde, c'est que nos institutions sont nos institutions et qu'il faut les appliquer.

J.-P. Elkabbach : C’est-à-dire que, même si ce n’est pas souhaitable, théoriquement et institutionnellement, c’est possible ?

E. Balladur : Écoutez, tout le monde le sait depuis maintenant presque vingt ans. Je ne découvre rien et ce n’est pas un scoop que je vous donne là.

J.-P. Elkabbach : Je ne cherche pas les scoops. Est-ce que T. Blair vous fascine aussi ?

E. Balladur : C’est sûrement un homme très capable et plein de talent.

J.-P. Elkabbach : Très capable pour arriver à conquérir le pouvoir ?

E. Balladur : Oui, nous verrons après. Il commence, laissons-lui quand même un minimum de délai. Quant au reste, le commentaire que j'ai à faire est le suivant : au début des années 80, quand les Anglais ont pris le tournant libéral, les Français ont pris le tournant socialiste, on a vu ce qu'il en est advenu. Je souhaite qu'à la fin des années 90, les Français ne reprennent pas à nouveau le tournant socialiste alors que les Anglais, justement, considèrent comme un acquis toutes les libertés qu'ils ont conquises pendant vingt ans et n'entendent pas les remettre en cause.

J.-P. Elkabbach : C’est-à-dire que les Français ont du retard ?

E. Balladur : C'est-à-dire que je souhaiterais que la France prenne acte de l'évolution du monde telle qu'elle est, et c'est finalement l'enjeu de ces élections.

J.-P. Elkabbach : Pourquoi êtes-vous si actif dans cette campagne ?

E. Balladur : Parce que c'est mon devoir, je pense. Personne ne comprendrait que je reste à côté ou de côté. Je suis pleinement impliqué et j'entends continuer à l'être.

J.-P. Elkabbach : Pendant la campagne ?

E. Balladur : Pendant la campagne.

J.-P. Elkabbach : Et après les élections ?

E. Balladur : J'espère que les électeurs du XVe arrondissement de Paris me reconfirmeront leur confiance. Je serai donc parlementaire.


France 2 : vendredi 9 mai 1997

D. Bilalian : L’article du président de la République et la lettre de L. Jospin sont de nature à changer la nature de la campagne ?

E. Balladur : L’une comme l’autre éclairent le débat. La lettre de M. Chirac montre bien que ce dont la France a besoin, c’est de sortir de l’immobilité et le contraire de l’immobilité, c’est l’élan, c’est le mouvement. Et la lettre de M. Jospin, au contraire, à part le côté vague des rappels d’un certain nombre de principes sur lesquels tout le monde peut être d’accord, ne contient aucune proposition précise et je dirais que c’est plutôt une apologie de l’immobilité. Et dans la mesure où il y a des choses précises, c’est le rappel de méthodes qui ont toujours échoué dans le passé : c’est-à-dire ce sont toujours les mêmes méthodes fondées sur une intervention publique autoritaire et coercitive, et sur des impôts et des taxes et des réglementations et des législations nouvelles. Donc je crois que ça éclaire bien le problème et le choix que les Français ont à faire. Est-ce qu’ils veulent davantage de liberté ou est-ce qu’ils veulent davantage de contraintes pour créer davantage de travail et d’emplois dans notre pays ? C’est tout le sens de cette campagne électorale.

A. Chabot : On a l’impression et on voit d’ailleurs à travers les sondages que les deux camps sont à égalité aujourd’hui ?

E. Balladur : Oui.

A. Chabot : Pourquoi à votre avis, notamment, la majorité sortante n’arrive pas à créer de dynamique ?

E. Balladur : D'abord la campagne n'est pas terminée, il reste encore plus de 15 jours et même trois semaines avec le second tour. En second lieu, parce que je crois qu'il faut bien montrer aux Français qu'ils ont un choix. Ils ont un choix entre deux conceptions de la société. Et je voudrais revenir à ce que l'on dit de la liberté. On dirait vraiment qu’utiliser le mot liberté, c'est un mot incongru et déplacé et que, quand on est partisan de la liberté, c'est forcément le libéralisme sauvage, l'ultralibéralisme...

A. Chabot : On dit que c'est quand on n'ose pas dire libéralisme, on dit liberté, voilà, c'est ça.

E. Balladur : Voilà. Moi, je dis soit libéralisme, soit liberté, ça ne me gêne pas du tout. Et je dis la chose suivante : c'est qu'il me semble que la France est dans une impasse et qu'elle doit en sortir. Tous les pays au monde qui ont moins de chômage que nous, qui ont plus d'emplois que nous, qui distribuent du travail sont des pays qui ont fait le choix de la liberté. Nous l'avons nous-mêmes fait depuis un certain nombre d'années, il faut aller plus loin. Et c'est tout l'enjeu des élections qui viennent, c'est de bien montrer aux Français que c'est avec plus de liberté qu'on arrivera à créer plus d'élan, plus d'emplois et plus de travail pour tous. Qu'est-ce que ça veut dire la liberté· ? La liberté, ça veut dire une intervention moins rude et moins entière et omniprésente de l'État. La liberté, ça veut dire des dépenses moins lourdes, ça veut dire des impôts également moins lourds. Voilà la conception de la société qui est la nôtre. Et ça veut dire aussi une société où il y ait davantage de décentralisation. Alors de l'autre côté, ce sont d’autres solutions.

D. Bilalian : M. Jospin, par exemple, ne dit pas plus d’impôts, il dit moins d’impôts mais différemment ?

E. Balladur : Non, mais, enfin, il dit plus de dépenses. Et alors, il faudra qu’il explique quand même comment il arrivera à financer les dépenses qu’il propose. Les 700 000 emplois pour les jeunes créés comme une opération miracle, comment il arrivera à les financer ? Or le programme socialiste est là-dessus extraordinairement vague. Mais moi je trouve qu’on a suffisamment parlé du programme socialiste et j’aimerais bien qu’on parle davantage du projet de la majorité sur lequel il y a une très large convergence de vues. Et je répète que pour moi, et si mon propos n’avait qu’un sens et qu’une utilité, je voudrais que ce soit celui-là : pour moi, le choix que nous avons devant nous, c’est le choix du mouvement ou de l’immobilité, c’est le choix de la liberté ou de la contrainte. C’est comme ça que nous résoudrons les problèmes de notre société et pas en nous retournant vers les formules du passé.

A. Chabot : L'autre jour, V. Giscard d'Estaing disait au fond qu'il fallait gouverner autrement. Ce qui signifiait garder cette majorité mais pour faire une autre politique avec une nouvelle équipe. Est-ce que vous êtes d'accord avec cette formulation ?

E. Balladur : Je crois que bien entendu, seule la majorité actuelle est en mesure de conduire une politique de libération de toutes les énergies. Après avoir dans un premier temps remis de l'ordre dans les choses, il faut prendre un tournant que j'appelle un tournant libéral. C'est ce qu'on a commencé à faire. Je l'approuve et je souhaite qu'on aille dans cette direction le plus loin possible. Regardons tout autour de nous dans le monde, les pays qui ont mieux que nous résolu les problèmes du chômage sont ceux qui ont fait appel à la liberté. Nous n'avons pas raison contre tout le reste du monde. Il faut quand même aussi faire preuve d'un peu de modestie, et ce qui a marché dans tous les pays au monde, pourquoi est-ce que cela ne marcherait pas en France ?

D. Bilalian : Est-ce que vous êtes d'accord avec le Président pour dire : gouverner avec la même majorité autrement, avec des objectifs peut-être plus simples, plus clairs, une stratégie ?

E. Balladur : On peut toujours discuter. Mais je crois que ce qui est important dans une société moderne, c'est qu'on ne gouverne plus comme on gouvernait il y a encore 30 ans.

D. Bilalian : À savoir ?

E. Balladur : À savoir il faut davantage de dialogue que de consensus, de contrats. C'est ce que, dans d'autres temps, on a appelé ma méthode. C'est une méthode qui est la seule méthode efficace pour faire des réformes. Notre pays a besoin de réformes, il a besoin de changement. Nous ne les ferons qu'en dialoguant, qu'en écoutant, et je crois que c’est l'orientation que nous avons prise et je m’en félicite.

D. Bilalian : Vous avez récemment dit et écrit : attention à la cohabitation, alors que vous avez, vous-même, supporté la cohabitation, vous avez même théorisé sur la cohabitation. Pourquoi, cette fois-ci ce serait si terrible ?

E. Balladur : J'ai commencé par dire que je ne croyais pas qu'on aurait une cohabitation parce que j'étais convaincu que nous gagnerions. À condition que les Français votent. Et s'il y a une chose qui est importante, c'est qu'ils votent, et qu'il n'y ait pas d'abstentions. En deuxième lieu, ayant fait l'épreuve de la cohabitation, ou la preuve – je ne sais pas ce qu'il faut dire – deux fois, je suis en mesure de dire que le gouvernement est plus efficace quand il n'y a pas de cohabitation. Et comme la France a besoin d'efficacité dans les cinq ans qui viennent pour aller vite, pour se réformer et s'adapter au reste du monde, je souhaite vraiment qu'il n'y ait pas de cohabitation.

A. Chabot : Certains dénoncent une absence parfois de cohésion, de discours différents dans la majorité. Est-ce que vous souhaitez que cette majorité se ressoude un peu plus et, par exemple, remette moins en cause son chef de campagne, le Premier ministre ?

E. Balladur : Il y a un accord très général sur le projet de la majorité. J'observe – je ne vais pas faire de polémique – mais ce n'est pas le cas à gauche. Je n'ai pas le sentiment à gauche qu'il y ait une cohésion totale, c'est le moins qu'on puisse dire sur l’organisation du projet gouvernemental. Quant au reste, je n'aime pas du tout les procès de personnes et les querelles de personnes. Je ne me suis jamais laissé aller à ce genre de pratiques. Je trouve que le chef du Gouvernement a un rôle difficile, qu'il s'en acquitte avec courage et c'est tout ce que j'ai à dire sur ce sujet. Qu'on ne compte pas sur moi pour ajouter au chœur des critiques personnelles.


RTL : lundi 12 mai 1997

O. Mazerolle : D’après certains sondages, la gauche progressait. Maintenant, c’est au tour de la droite. Quel renseignement tirez-vous de ces variations ?

E. Balladur : Tout cela est un peu ridicule. On était très optimiste, il y a quinze jours, très pessimiste, il y a quatre jours. Voilà qu’on redevient optimiste. Tout cela est un peu absurde. Ce que nous avons de mieux à faire, c’est de ne pas en tenir compte, de convaincre et de convaincre pour gagner, ce qui est parfaitement possible.

O. Mazerolle : Craignez-vous que les déçus de la majorité vous fassent perdre, soit en s'abstenant, soit en votant pour le Front national ?

E. Balladur : Cela dépendra de la campagne que nous mènerons. Il nous reste quinze jours, quinze jours pour convaincre que la France ne résoudra pas ses problèmes si elle n'est pas plus forte. Qu'est-ce que ça veut dire « plus forte » ? J'éclaire ainsi J.-Y. Hollinger (cf. chronique, ndlr) : cela veut dire qu'il nous faut davantage de croissance. Rien n'est possible s'il s'agit de répartir la pénurie. Ce qu’il faut, c'est répartir une plus grande abondance, donc de la croissance. C'est le fond du débat. Quels sont ceux qui proposent des mesures qui permettent davantage de croissance ? C'est là-dessus que les Français doivent se décider.

O. Mazerolle : Vous proposez un tournant libéral. Pour beaucoup de Français, libéralisme, cela veut dire le modèle britannique ou américain : plus de richesses, plus de créations d'emplois mais également plus de pauvres très pauvres.

E. Balladur : Oui. Cela fait partie des simplifications caricaturales de la campagne. Durant leurs longues années de pouvoir, les socialistes en France n'ont pas connu d'échec plus grave que l'échec social. Le bilan est simple : sous leur gestion, le chômage a doublé et les régimes sociaux ont été conduits à une quasi-faillite. Depuis tant d'années que nous essayons toutes les méthodes étatistes, dirigistes, interventionnistes, on fait des impôts, on fait des dépenses, qu'est-ce que cela a donné ? On avait 1,7 million de chômeurs : il y en a plus de 3 millions ; la Sécurité sociale est en déficit chaque année. Alors, ne serait-il pas temps d’essayer autre chose ?

O. Mazerolle : Autre chose a été tenté par vous, puis par A. Juppé, et le chômage a continué de croître.

E. Balladur : Pardon, je vous demande bien pardon ! On a essayé autre chose en 1986-1988 et le chômage a diminué, et autre chose en 1993 et il a rediminué. Puis, il a retrouvé ensuite son niveau parce qu’il y a eu une crise économique internationale. Il ne faudrait quand même pas faire de contresens, la liberté cela ne veut pas dire que tout le monde fait ce qu'il veut au détriment des plus faibles. La liberté, c'est le moyen de produire plus, de libérer les énergies, de libérer les initiatives. Exemple : la liberté des prix, on l'a instituée il y a un certain nombre d'années. Eh bien, cela fait un certain nombre d'années que jamais les prix n'ont augmenté moins en France. De la même manière, les salariés ont aussi besoin de davantage de libertés pour aménager leurs horaires – c'est ce qu'on appelle le temps partagé, le temps partiel –, pour répartir leur tâche tout au cours de l'année. Voilà ce que c'est, la liberté. Cela n'a rien à avoir avec l'injustice. En tout cas, l'injustice suprême, c'est le résultat auquel nous sommes parvenus après vingt années d'étatisme. C'est de cela qu'il faut sortir.

O. Mazerolle : P. Séguin a exprimé des craintes par rapport à cette logique financière qui emporte tout et s'impose aux pouvoirs politiques.

E. Balladur : Mais pourquoi assimilez-vous la liberté et la logique financière ? Quel est le rapport ?

O. Mazerolle : On voit parfois la Bourse monter lorsqu’il y a des licenciements.

E. Balladur : Mais cela n’a rien à voir avec la liberté ! Nous avons besoin de plus de croissance pour avoir plus d’emplois. Nous n’aurons plus de croissance que grâce à plus de liberté, ce qui veut dire un certain nombre de choses : des baisses d’impôts quand c’est utile, une façon d’organiser sa vie qui soit plus souple, une façon d’organiser son travail qui soit plus diversifiée. Voilà ce qu’est la liberté : cela n’a rien de contraire à la justice, tout au contraire. Si nous arrivons grâce à cela – j’en suis persuadé – à diminuer le chômage et à rétablir l’équilibre des comptes sociaux, voulez-vous me dire qu’est-ce qui aura été le plus social : une politique de liberté ou une politique de contrainte ?

O. Mazerolle : Dans ce libéralisme à la française dont vous parlez, quel serait le rôle de l’État ? Il apparaît souvent comme le protecteur des faibles.

E. Balladur : Il faut qu’il le demeure. L’État a pour mission d’assurer ses tâches traditionnelles, la police, la justice, la défense du pays, la loi. Mais il faut que, de surcroît, il soit le protecteur des faibles. Une politique sociale de liberté, qu'est-ce que c'est ? Premier point : on répartit la croissance, donc on crée de la croissance, et on ne répartit pas la pénurie en disant « on ne peut rien faire », comme la réduction de la durée du travail dont parlent les socialistes : on ne peut pas augmenter la quantité de travail, alors on découpe le gâteau. Non : il faut augmenter la quantité de travail, offrir du travail à tous les Français. Deuxième point : on répartit les fruits de la croissance avec la liberté et le contrat. Je suis profondément attaché au contrat, contrat dans l'entreprise, contrat dans les professions, contrat dans la gestion des régimes sociaux. C'est par le contrat, et non par la réglementation autoritaire, que nous résoudrons nos problèmes. De surcroît, c'est la façon la plus démocratique de gérer la société. Troisième point d'une politique sociale de liberté : l'État doit en effet conserver la responsabilité d'aider ceux qui sont sur le bord du chemin et qui sont en difficulté, s'occuper des chômeurs, s'occuper des personnes âgées, s'occuper des handicapés, s'occuper des exclus. Donc, par pitié, résistons à toutes ces simplifications et toutes ces caricatures ! Il n'y a pas, d'un côté, ceux qui seraient pour la contrainte et qui auraient le goût de la justice exclusivement et ceux qui, de l'autre côté, seraient pour la liberté et qui auraient le goût de l'injustice : c'est ridicule. Cela fait vingt ans qu'on essaie la contrainte et on voit où cela nous a conduits. Essayons donc enfin davantage de liberté.

O. Mazerolle : Longtemps, la majorité actuelle a fait campagne en disant qu'il faudrait augmenter les salaires directs grâce à une baisse des charges. On a eu la baisse des charges mais il n’y a pas eu augmentation des salaires directs.

E. Balladur : Si : il y a eu augmentation des salaires directs, mais faible, parce que la baisse des charges n'a pas pu encore aller trop loin, parce que la baisse des charges est coûteuse. Il faut dégager des économies dans le budget de l'État pour permettre à l'État de supporter lui-même les charges dont on allège le travail. Cela fait de nombreuses années que je considère qu'en France, le salaire direct est trop bas et qu'il est imposé par trop de contraintes, par trop de prélèvements, par trop de cotisations. Donc, il faut poursuivre dans cette voie. Là aussi, on constate que la part du salaire dans la répartition de la richesse en France depuis une quinzaine d'années a diminué : je suis persuadé qu'elle peut recommencer à augmenter.

O. Mazerolle : Comment persuader les entreprises de le faire ?

E. Balladur : C'est leur intérêt que de distribuer du pouvoir d'achat supplémentaire et leurs comptes, pour beaucoup d'entre elles, le permettent. Mais il ne s'agit pas de le faire de façon autoritaire au sein d’une conférence nationale : il s’agit de les y inciter coup par coup.

O. Mazerolle : M. Rocard disait hier qu'avec la baisse de la durée hebdomadaire du travail à 35 heures, il garantissait la création de 700 000 à 800 000 emplois.

E. Balladur : C'est ce que disait M. Mitterrand en 1981 : là, on promettait 1 million d'emplois en France. On a vu ce que cela a donné : le chômage a doublé.

O. Mazerolle : Croyez-vous que votre programme est plus attractif que celui de la gauche ? Finalement, dans les souhaits des Français exprimés dans les sondages, on voit un équilibre. Pourquoi la majorité n'a-t-elle pas réussi à convaincre les Français que sa méthode était largement supérieure à celle de la gauche ?

E. Balladur : Les sondages sont les sondages. Je les ai critiqués au début de l'émission, je ne vais pas faire leur apologie à la fin. Ils font apparaître une préférence pour la liberté : 47 % des Français pensent que la liberté, c'est meilleur et plus efficace, et 40 %, je crois, pensent que c'est la contrainte de l'État. Il y a donc une majorité de Français qui préfèrent la liberté. Quels sont les problèmes de la société française ? C’est d'abord d'augmenter l'offre de travail pour que le chômage diminue. Je suis convaincu qu'on le pourra grâce à la liberté.

O. Mazerolle : Le sondage BVA-Paris Match, si la droite l'emporte, vous désigne comme le Premier ministre préféré des Français.

E. Balladur : J'ai commencé en émettant des doutes sur les sondages ; puis, ensuite, j'ai dit qu'ils étaient très bien. Il faudrait que je change encore d'avis dans la troisième partie de l'émission !

O. Mazerolle : Vous doutez que les Français vous préfèrent ?

E. Balladur : Je n'accorde pas d'importance particulière à ce type de sondage.

O. Mazerolle : Question de principe : est-ce qu'un homme désigné Premier ministre par le président de la République peut refuser ?

E. Balladur : Je crois que cela s’est déjà vu. C’est du domaine de la liberté de chacun. Je viens de faire, pendant toute notre conversation, l’apologie de la liberté.

O. Mazerolle : Beaucoup de Français se demandent quels sont vos rapports avec le président de la République.

E. Balladur : Ah, nous y voilà, enfin !

O. Mazerolle : Ne croyez-vous pas que les électeurs de la majorité ont le droit de savoir où vous en êtes par rapport au président de la République ?

E. Balladur : Je crois avoir déjà répondu : ces rapports sont ce qu'ils doivent être. Je n'ai rien d'autre à en dire.

O. Mazerolle : C'est un peu elliptique !

E. Balladur : Oui, mais c'est à dessein, en effet.

O. Mazerolle : En une autre occasion, V. Giscard d’Estaing avait dit « J’ai jeté la rancune à la rivière ». Quel est votre état d’esprit par rapport au passé ?

E. Balladur : Je n'ai jamais eu de rancune de quelque ordre que ce soit. Je ne suis pas de nature rancunière, d'ailleurs. Donc, je n’ai personne à jeter à la rivière.


France 3 : mercredi 21 mai 1997

France 3 : On a entendu, hier, le président de la République, mettre implicitement en garde les Français contre la cohabitation. C’est une situation que vous avez connue, vous, en tant que Premier ministre. Vous aviez l’impression que la France ne pouvait pas parler d’une seule voix ?

E. Balladur : Ce qu’a dit le président de la République, c’est qu’il faut qu’elle parle d’une seule voix, c’est-à-dire qu’il faut que, face au monde extérieur, les responsables de la politique de la France fassent les efforts nécessaires pour déterminer une position commune et la défendre. C’est ce qui s’est passé aussi bien au temps du gouvernement de J. Chirac lorsqu’il était Premier ministre, qu’en mon temps quand j’étais moi-même Premier ministre.

France 3 : Cela veut dire que la cohabitation, en soi, n'est pas une menace ?

E. Balladur : La cohabitation est prévue dans la Constitution, elle n'est jamais souhaitable, il arrive qu'elle soit inévitable. Je souhaite que cette fois les Français l'évitent parce que nous avons devant nous des tâches très importantes pour poursuivre le redressement du pays et pour mener une politique de réforme vigoureuse et courageuse. Nous avons également besoin d'une action vigoureuse vers le monde extérieur pour défendre nos intérêts en Europe et dans le monde. Je souhaite donc, et je l'ai dit d'ailleurs il y a plusieurs mois, que tout soit fait pour éviter la cohabitation.

France 3 : Revenons sur le meeting que vous avez tenu, hier soir, à, Paris. Que vouliez-vous dire lorsque vous avez affirmé qu'il fallait aller plus vite, plus loin, plus fort ? Fallait-il aussi comprendre plus libéral ?

E. Balladur : La dissolution a été utile. Elle a permis, quoi qu'on en dise, un grand débat national et les Français ont, maintenant, devant eux, des choix à faire. Quelle est leur opinion ? Ils veulent que ces élections qui viennent servent à quelque chose, et non pas que ce soit, si je puis dire, un coup pour rien. Donc, ils veulent avoir à choisir. Alors le choix que nous leur offrons, nous, c'est de continuer le redressement de la France, commencé il y a quatre ans et de poursuivre une action de réforme qui est indispensable pour que la France ait tous les atouts en main. Nous avons déjà travaillé quatre ans et nous demandons aux Français de nous faire encore confiance pour poursuivre cette action. J'ai dit, hier, en effet, qu'il fallait la poursuivre plus vite et je le crois. Et cela sera possible si les Français nous font confiance. Nous n'avons pas devant nous cette période d'une année qui aurait été une année d’incertitudes compte tenu de la proximité des élections, nous les aurons derrière nous et on pourra agir avec plus de vigueur. Voilà, ce que j'ai voulu dire. Alors vous me dites : est-ce que cela veut dire une politique plus libérale ? Cela veut dire une politique en faveur de plus de liberté, car c'est grâce à plus de liberté que nous aurons plus de croissance et grâce à plus de croissance que nous aurons davantage d'emplois et que nous pourrons donner du travail à un plus grand nombre de Français.

France 3 : Mais qui peut incarner ce « plus vite, plus loin, plus fort » ? Est-ce que, d’après vous, cela peut être la même équipe ou est-ce nécessairement une nouvelle équipe ?

E. Balladur : Ce n’est pas à moi à répondre à cette question.

France 3 : Mais vous avez votre avis sur la question, j'imagine ?

E. Balladur : Ce n’est pas à moi à répondre à cette question. Nous avons des institutions. Elles prévoient que c'est au chef de l'État de faire ses choix, à lui de faire ses choix. Il faut que, je le répète, la politique de notre pays prenne en compte ce que l'on a entendu pendant cette campagne électorale : les aspirations des Français. Je constate d'ailleurs dans les rangs de la majorité la conviction qu'il nous faut une Europe bien unie et bien solide et qu'il nous faut une liberté mieux affirmée, c'est une conviction qui s'est répandue à peu près complètement. Ce qui prouve bien que tous les représentants de la majorité ont bien entendu le message des Français. C’est cela qui compte.

France 3 : Imaginons qu'au lendemain de l'élection, la majorité soit reconduite et que le président de la République vous propose d'aller à Matignon, quelle sera votre réaction ?

E. Balladur : Vous me permettrez de réserver ma réaction si la question m'est posée et lorsqu'elle me sera posée et à celui qui me la posera.