Texte intégral
Mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf s’est achevée sur un formidable espoir : l’euro. Les campagnes de publicité gouvernementales et bancaires nous l’annonçaient : le 1er janvier, un cap historique allait être franchi. Bien sûr, on avait quelques appréhensions quant à la capacité des uns et des autres à s’adapter. Mais on touchait du doigt l’unification de l’Europe : une seule monnaie allait nous permettre de passer d’un pays à l’autre avec les mêmes billets et la même visibilité des prix. Jamais, dans l’histoire, autant de pays ne s’étaient unis de leur plein gré pour opérer un tel bouleversement.
Et puis, dès le lundi suivant, il a bien fallu constater que rien n’avait changé. Nous vivions toujours en francs. Rajouter les prix en euros n’avait servi à rien. Quelques jours avaient suffi pour ne voir que les francs sur les étiquettes des grands magasins. Excepté les cours de la bourse sur France-Info et les « X francs, Y euros » du Monde, l’euro n’était qu’un mirage ou la mauvaise plaisanterie d’un 1er avril en avance.
La nouvelle Europe serait-elle une illusion ? L’Europe unie, unifiée par sa monnaie, une plaisanterie ? Pas de grand dessein pour le quotidien des Européens ? Bref, retour à la case départ. Le chômage ? Ça va mieux : moins 150 000 chômeurs en 1998. À ce rythme, plus que vingt ans pour passer sous la barre du million ! L’école ? Après la réforme des lycéens, après celle des collèges, on nous présente la réforme des écoles primaires. Dans dix ans, ce sera génial, on aura même envie d’y retourner ! En attendant, les enseignants ont toutes les raisons de faire grève. Mais qu’est-ce qu’on fait de nos gosses pendant ce temps-là ?
Retour aux limites de l’hexagone. Retour à l’étroit, au gris, retour au connu. L’euro, l’Europe, ce n’est pas pour nous. C’est pour les « happy few » que la télé nous montre en coup de vent dans les salles de marché. C’est pour ceux d’en haut, ceux qui vivent comme s’ils étaient américains. Pas pour les lambda.
Quelle tristesse ! Décevoir à ce point en ayant appâté, inquiété, mais aussi proposé enfin quelque chose de nouveau, qui vienne de l’Europe et nous touche dans la vie quotidienne, nous oblige à nous réveiller, à nous ébrouer après des années d’engourdissement, à nous sentir, pour la première fois, européens.
Les leçons à tirer de cette mauvaise farce ? Tout d’abord, on s’est aperçu que c’étaient les dirigeants qui étaient en retard et non pas les citoyens. Ensuite, on a ressenti, pour la première fois, qu’on avait besoin d’Europe pour retrouver moral et dynamisme. Enfin, il est apparu clairement que seule une Europe unifiée peut donner de l’oxygène aux pays qui, chacun de leur côté, s’essoufflent depuis des années. Chaque Européen – ou presque – sent bien que son pays tourne en rond dans son coin, de malaise en réforme avortée. Chaque Européen sent bien qu’il est désormais impossible de réformer les pays indépendamment les uns des autres, surtout sous l’emprise d’un « pacte de stabilité » qui vise à empêcher le retour de la fièvre inflationniste alors que nous sommes en hypothermie déflationniste. Que faire ? Ou nous inventons un modèle de réforme européenne et nous appliquons celui des États-Unis, celui de l’époque Reagan-Thatcher. Et là, ce seront encore les lambda qui en pâtiront… !
Et si, en attendant l’euro de 2002, nous nous lancions dans l’unification européenne par quelques chantiers volontaristes et ambitieux qui changeraient notre vie ? Un réseau européen de trains à grande vitesse pour passagers et pour fret. Une politique d’aménagement des zones urbaines qui, au travers de la réorganisation des implantations des logements sociaux et des infrastructures des transports en commun, nous évite la constitution de ghettos à l’américaine et le développement d’une sécurité des personnes reposant sur une police choc. Enfin, l’unification territoriale de l’Europe, celle-ci passant par l’adhésion des pays de l’autre côté du mur, qui, comme les anciennes dictatures (Espagne, Portugal, Grèce), n’ont d’avenir démocratique, et nous avec, que dans l’Europe unie.
Et qu’on ne nous fasse pas le coup du « comment allez-vous financer tout cela ? ». Rappelez-nous donc combien nous coûte et, surtout, combien va nous coûter une politique nucléaire sans avenir ?
Un pays qui entendrait mener seul cette politique ambitieuse se heurterait rapidement aux contraintes du « pacte de stabilité ». Mais le lancement réussi de la monnaie unique crée les conditions adéquates pour contourner cette disposition du traité d’Amsterdam. Le choix des banques centrales des cinq continents, de convertir une part importante de leurs réserves monétaires en euros, signifie que la prime de risque est faible et permet donc d’emprunter en euros à bon marché. Parallèlement, la solidité de l’Euroland, attestée durant la crise internationale de l’été dernier, et la force de ses réserves en devises (cinq fois supérieures à celles des États-Unis d’Amérique) permettent à l’Union européenne d’adosser facilement des emprunts à sa nouvelle monnaie. L’Europe est dans la meilleure des positions : celle d’emprunter à long terme à bon marché.
Cet emprunt européen, visant à financer des grands travaux qui épauleront une croissance trop molle, doit obéir à trois règles :
– les générations futures doivent profiter d’équipements qu’elles contribueront à rembourser
– les pays d’Europe orientale (l’Europe de demain) doivent bénéficier d’infrastructures puisque leur entrée dans l’Union entraînera leur participation au remboursement des intérêts
– les institutions européennes, devant les limites des États-nations, doivent reprendre à leur compte le modèle social européen et inventer un développement durable.
La nouvelle donne politique en Europe, le cœur de l’Euroland étant dorénavant dirigé par une gauche renouvelée, place ses responsables politiques devant la nécessité historique d’utiliser l’accélération de l’unification européenne pour répondre aux crises sociales et écologiques. Les élections simultanées dans ces pays sont l’occasion d’un débat avec tous les citoyens européens pour qu’ils pèsent sur ces choix et enclenchent une dynamique à l’échelle du continent.
La création d’un réseau d’Euro-TGV sera, comme la relance de l’habitat social, fortement créatrice d’emplois : emplois qualifiés pour les activités liées à la haute technologie, moyennement qualifiés en ce qui concerne les travaux publics, sans oublier tous les métiers liés à la fabrication des motrices et des rames où l’industrie française est en pointe.
Ce programme de grands travaux doit être discuté. Des autoroutes polluantes ou des TGV ? Des sites touristiques ou de l’habitat social ? Ce débat, s’il n’est pas abandonné aux seuls décideurs, peut être l’occasion d’enraciner une écologie citoyenne à l’échelle européenne. La circulaire Bianco, en ce qui concerne la France, est une première remise en question des décisions confiées aux experts à condition, naturellement, d’être systématiquement mise en œuvre. Aussi, il est par exemple, tout à fait regrettable que le projet d’autoroute Grenoble-Sisteron n’ait pas encore fait l’objet d’un vaste débat public. Faudrait-il tenir cachés les déficits d’exploitation attendus et l’aggravation de la pollution atmosphérique de la cuvette grenobloise ? De même que la cour de justice européenne est devenue une référence suprême en ce qui concerne le droit des individus, le droit à la citoyenneté environnementale peut progresser si les institutions européennes acceptent de soumettre le financement de l’Euro-TGV à un débat public dans les États nationaux. Dans cette logique, l’Europe peut être le moteur d’une nouvelle politique en favorisant les échanges et en subventionnant l’imagination et l’innovation écologique et sociale.
« Jusqu’à présente, il s’agissait d’intégrer les pays du continent, il s’agit dorénavant de les unifier », a dit Bronislaw Geremek. Les communications sont essentielles, à condition qu’elles permettent une interaction positive entre nos différents modèles sociaux. L’avenir de la protection sociale doit aussi être fondé sur les principes d’une solidarité européenne et intergénérationnelle. Les pays qui vont rejoindre l’union dans les années à venir n’ont pas les moyens de mutualiser leur politique de la santé, ni de mettre en place un système de retraite par répartition. Sans intervention de la puissance publique européenne, l’Est connaîtra un séisme social qui s’étendra jusqu’ici et ébranlera demain les principes de mutualisation de nos systèmes de protection sociale. Profiter de financements européens pour autoriser et encourager les mutuelles françaises, ainsi que celles des pays environnants, à étendre dès maintenant leurs activités chez les futurs adhérents, c’est commencer la construction d’un système européen mutualiste.
Alors que l’euroscepticisme se contorsionne en battant de l’aile, on ne peut que partager l’espoir de revivre les « Trente glorieuses » à l’échelle européenne. Mais nous ne saurions nous satisfaire d’un New Deal européen sans y ajouter une dimension culturelle. Il nous faut relever le formidable défi que nous impose le dynamisme de l’industrie culturelle américaine. Si l’Europe est un kaléidoscope, un patchwork d’identités, je suis convaincu que ce pluralisme et cette diversité sont une richesse pour nous, Européens, et que la multiplicité des goûts, des modes de vie et des langues nous oblige à nous écouter et à nous regarder attentivement pour nous comprendre. Dans cet espace culturel, le cinéma est un enjeu économique, social et identitaire. L’UE doit enfin renforcer l’espace cinématographique commun et soutenir un cinéma sans frontières. C’est en favorisant ce développement que nous sauverons le pluralisme de nos images, de nos rêves et de nos désirs. Le chantier est ouvert : quotas de diffusion, création d’un fonds de soutien à la production, renforcement de l’aide à la distribution. N’oublions pas non plus de défendre l’idée qu’un film est la propriété de son auteur et non celle du producteur ou du financier.
Puisque nous avons joyeusement enterré l’AMI, inventons un bel AMI qui réglemente les marchés, taxe la spéculation financière et respecte les hommes. Seule l’Europe peut nous défendre et nous protéger contre les folies et les risques d’une globalisation qui part à la dérive. Maîtriser la mondialisation, ce n’est pas la refuser. C’est lui donner un nouveau sens avec l’Europe pour modèle. C’est favoriser une évolution durable au service d’un bien-être équitable et solidaire.
Daniel Cohn-Bendit est député européen, tête de liste des Verts aux élections européennes