Interviews de M. Laurent Fabius, président du groupe PS à l'Assemblée nationale, dans "La Croix" et "La Voix du Nord" du 22 mai 1997, sur les propositions du PS pour l'emploi et la réduction du temps de travail, la fiscalité et la cohabitation.

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Circonstance : Elections législatives les 25 mai et 1er juin 1997

Média : La Croix - La Voix du Nord

Texte intégral

Date : 22 mai 1997
Source : La Croix

La Croix : Michel Rocard, dans La Croix du 7 mai, avouait que la proposition socialiste de créer 750 000 emplois dont la moitié dans le secteur public ne lui plaisait guère. Et à vous ? Comment finance-t-on ces emplois ? Par la hausse des impôts ?

Laurent Fabius : Cette mesure ne doit pas s’analyser en termes de plaisir ou de déplaisir, mais de nécessité. Il y a dans notre pays 700 000 familles anxieuses, angoissées de voir leur enfant ne trouver aucun travail. Les conséquences morales, économiques et sociales de cette situation sont dévastatrices.

Allons-nous l’ignorer et ne rien faire cinq ans de plus ? C’est impossible. Cela d’autant plus qu’il existe dans et autour du secteur public  je pense aux associations, aux collectivités locales, aux établissements publics  de nombreux besoins dans le domaine de la santé, de la sécurité, de l’environnement ou des aides à la personne, qui ne sont absolument pas satisfaits aujourd’hui. Pour les financer, il est exclu d’augmenter les impôts. Nous ne sommes pas Alain Juppé. Beaucoup d’aides, c’est-à-dire, d’argent des contribuables, sont actuellement gaspillées en pure perte. C’est donc essentiellement par redéploiement qu’il faut agir.

La Croix : Le PS propose également la création de 350 000 emplois dans le secteur privé. Comment contraindre les entreprises à embaucher ?

Laurent Fabius : On ne peut pas « obliger » les entreprises privées à embaucher, mais on peut et doit les encourager puissamment à le faire. Cela passe, bien sûr, par une amélioration de la demande : faute ‘ de clients, aucune entreprise ne poussera les feux. Mais on peut aller plus loin que cela. D’abord dans la méthode : en réunissant autour d’une même table l’ensemble des partenaires sociaux pour la tenue d’une conférence sur les salaires, l’emploi et la durée du travail, pour discuter et avancer. Il sera alors proposé d’étendre l’accord appelé Arpe, qui permet aux salariés ayant plus de 40 annuités de cotisations de partir progressivement en retraite en contrepartie de l’embauche de jeunes qu’ils aideront à former. On pourra ainsi faciliter le recrutement de nombreux jeunes, quitte, en compensation, à accompagner ce mouvement d’un allégement des charges sociales pour toute embauche effective. Il s’agit, en tenant compte des différences qui existent entre les PME et les grandes sociétés, d’agir avec souplesse et progressivité, par l’incitation, y compris fiscale, mais de cesser de distribuer des aides à l’aveuglette sans embauche.

Laurent Fabius : Le PS propose le passage aux 35 heures d’ici à l’an 2000. Comment les entreprises peuvent-elles financer cette mesure générale ? S’appliquerait-elle également aux sociétés en difficulté ?

Laurent Fabius : Rien ne coûte plus cher que le chômage ! Il faudra d’abord relancer l’activité par le pouvoir d’achat, par la consommation et l’investissement, par la dynamique européenne. Un point de croissance de plus et la France, donc ses entreprises, gagne 80 milliards de francs. Les recettes fiscales et les cotisations sociales sont plus abondantes. Les déficits publics se résorbent. C’est ce que la droite n’a pas compris.

Vient alors la question de la redistribution ou, pour parler clair, du partage de ce « regain ». Nous voulons le réinvestir dans le capital social de la Nation en finançant ainsi, pour une part la diminution du temps de travail, pour une part l’embauche et pour une part la progression du pouvoir d’achat. Un cercle vertueux est enclenché. D’autres richesses se créent. De nouveaux emplois peuvent naître. Il est évident que c’est plus aisé à réaliser avec des entreprises en bonne santé. Il faut agir avec une volonté d’ensemble, mais aussi au cas par cas.

La Croix : Les socialistes proposent à la fois une hausse des salaires et une réduction du temps de travail sans baisse de salaires. Comment cumule-t-on les deux ?

Laurent Fabius : Si cela est étalé dans le temps, sur trois ans par exemple, on peut très bien avoir à la fois une hausse du pouvoir d’achat, une réduction de la durée du travail, et des embauches : c’est cela l’objectif. Tout en étant, bien sûr, très pragmatique.

La Croix : Êtes-vous pour le rétablissement de l’autorisation administrative de licenciement ?

Laurent Fabius : Je suis pour l’entreprise responsable, pour l’entreprise qui sait que les infrastructures dont elle bénéficie, les services publics dont elle profite, sont mis à sa disposition par la collectivité et qu’elle ne peut se contenter de considérer qu’il s’agit là de droits auxquels ne serait attaché aucun devoir. Je suis pour l’entreprise qui discerne que son carnet de commandes ne se remplit qu’au gré de la croissance du pays et que celle-ci est gagée notamment, sur la demande, c’est-à-dire, sur la consommation, donc le pouvoir d’achat des salariés. Je suis pour l’entreprise qui perçoit qu’elle n’a pas pour seul et unique objectif, la maximisation de la dernière ligne de son compte de résultats et qu’en termes de productivité et de qualité, elle peut jouer le social gagnant. Si des abus sont commis, c’est à la collectivité de préserver les équilibres par la fixation de certaines règles.

La Croix : Faut-il, comme la droite le suggère, continuer à baisser les charges sociales, notamment sur l’emploi non qualifié ?

Laurent Fabius : Baisser les charges sociales, oui, mais plus sans contrepartie. La politique du cadeau inutile a fait son temps. C’est pour répondre à la demande que les effectifs des entreprises augmentent, pas pour accroître une offre qui ne trouve déjà pas preneur, ni pour faire plaisir à un ministre.

Cela étant dit, l’approche socialiste, disons-le clairement, a changé. Nous ne sommes pas partisans, je ne suis pas partisan de l’augmentation des impôts et des taxes. Je souhaite, au contraire, leur diminution et leur meilleure répartition.


Date : 22 mai 1997
Source : La Voix du Nord

La Voix du Nord : Quelles leçons tirez-vous de la campagne ?

Laurent Fabius : Le bilan de la campagne ne pourra être tiré que lorsque le dernier bulletin de vote aura été dépouillé. Je souhaite que la victoire de la gauche soit la plus large possible. Mais il y a plusieurs inconnues : la participation et le risque de dispersion. Ce que je sens en tout cas, c’est une forte volonté de changement. Et malheureusement aussi, une certaine dose de scepticisme. Alors, il faut revenir à l’essentiel. Trop d’erreurs ont été accomplies depuis quatre ans par la droite, trop d’inégalités se sont creusées.

D’ailleurs, la majorité masque son bilan. Elle a peur d’afficher son programme au point d’en varier selon les moments et les orateurs. Le débat se fait donc sur les propositions de la gauche. Parfois, on les met en doute. Cela tient souvent à la caricature qui en est faite mais aussi à ce scepticisme général que j’évoquais. À nous de démontrer que chaque mesure ne constitue pas une contrainte, mais un objectif qu’il faut atteindre souplement.

La Voix du Nord : Si la droite l’emporte, la reconduction d’Alain Juppé au poste de Premier ministre vous paraît-elle plausible ?

Laurent Fabius : Ce n’est pas une question d’homme : avec ou sans Juppé, la suite de Juppé ce sera du Juppé : chômage et précarité, record de fiscalité, impréparation européenne. Ce sera même plus grave. Il serait naïf de croire que RPR et UDF ne misent que sur leur reconduction. Débarrassés de toute élection avant 2002, concentrant tous les pouvoirs, ils iraient sans doute au-delà : destruction d’éléments importants de la protection sociale et des retraites, démolition des services publics, dérive de l’Europe molle, démantèlement du Smic. Ils veulent démolir, nous voulons le changement.

La Voix du Nord : Si la gauche gagne, la cohabitation sera-t-elle vivable ?

Laurent Fabius : Naguère, Jacques Chirac chantait les louanges de la cohabitation, Alain Juppé l’appelait de ses vœux, Édouard Balladur s’en faisait le théoricien. C’était en 1986 et 1993. Ils en avaient besoin. Aujourd’hui, ils la contestent. Le RPR et l’UDF voudraient que les institutions ne fonctionnent qu’à leur profit pour conserver les pleins pouvoirs pendant cinq ans de plus. Je ne suis pas d’accord avec cette confiscation. Mieux vaut un équilibre avec un président de droite et une majorité de progrès. Ce serait une autre politique, une politique de gauche. Bravo !