Interviews de M. Laurent Fabius, président du groupe PS à l'Assemblée nationale, à Europe 1 le 7 mai 1997, TF1 le 8, France 2 le 22 et RTL le 23, sur la dissolution de l'Assemblée nationale, les élections législatives de 1997 et les propositions du PS notamment pour l'emploi et les privatisations.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Elections législatives les 25 mai et 1er juin 1997

Média : Emission L'Invité de RTL - Europe 1 - France 2 - RTL - Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

Europe 1 : Mercredi 7 mai 1997

Europe 1 : Votre première réaction à la tribune du Président de la République : vous aurait-il convaincu, par miracle ?

L. Fabius : Ce serait un scoop ! J’ai deux réactions : c’est d’abord un contenu finalement assez banal, une espèce de best of, diraient les Anglo-Saxons, d’un certain nombre de discours précédents. Je ne crois pas - on va voir ça dans les prochains jours - que ça va modifier beaucoup les intentions de vote des Français. Deuxième réaction : pourquoi ce propos présidentiel risque-t-il de ne pas avoir d’échos ? À cause du sondage qui est publié en même temps par la presse régionale : c’est un sondage sur deux ans de gouvernement Chirac-Juppé qui est - il faut oser le mot - calamiteux. Donc, c’est cela qui explique le décalage : d’un côté, vous avez un Président de la République qui dit : « Ça va. Il faut continuer. » Et de l’autre, des Français qui disent : « Ça ne va pas. Il faut changer. »

Europe 1 : Ça, c’est l’effet rituel de la simplification.

L. Fabius : Non. Vous m’interrogez sur mon sentiment : je vous le donne.

Europe 1 : Quand vous dites que c’est un best of de ses discours, ce n’est pas mal : ses discours ont fait gagner J. Chirac, en 1995 !

L. Fabius : C’est vrai. Mais maintenant, comme on dit, et comme le dit M. Chirac lui-même, il y a l’ardoise. Beaucoup des gens que je rencontre sur le terrain, à Elbeuf et au Grand-Quevilly, disent : « On s’est fait avoir en 1995. Une fois c’était déjà beaucoup ; deux fois, non. »

Europe 1 : « L’élan partagé » : la notion de partage, qu’en pensez-vous ?

L. Fabius : Je me suis demandé si ce n’était pas une prémonition de la cohabitation.

Europe 1 : Il vous propose le partage du pouvoir ?

L. Fabius : Non. Je crois que plutôt qu’« élan partagé », pour reprendre une formule qui avait été utilisée en début de campagne par l’un de vos confrères, je trouve que c’est un élan sans élan.

Europe 1 : Initiative et solidarité : est-ce que cela sonne comme liberté ?

L. Fabius : Ce sont de bons thèmes, ce sont de très bons thèmes.

Europe 1 : Que le mot de « libéralisme » ne soit pas employé, est-ce voulu ?

L. Fabius : Tout a été pesé au trébuchet. D’ailleurs, quand on redescend dans le texte, on s’aperçoit qu’il doit y avoir énormément de sondages derrière tout ça, que les thématiques employées sont savamment dosées. Mais les gens jugent sur pièces. Le Président de la République dit : « Ça va. » Les gens ont le chômage, les impôts, le pouvoir d’achat : ça ne va pas. Il dit qu’il faut continuer, avec l’éternelle question que l’on me pose sur la dissolution quand je vais sur le terrain : « Comment, avec 250 ou 300 députés, il veut espérer faire ce qu’il n’a pas pu faire avec 500 ? » Je n’ai pas de réponse. M. Chirac a proposé la dissolution, pas la solution.

Europe 1 : Quand le Président de la République dit qu’il faut « solder l’ardoise », il parle de la gauche.

L. Fabius : Dans son esprit, sûrement, corrigé par M. Juppé : « le bilan de M. Balladur est calamiteux. »

Europe 1 : M. Juppé a eu l’occasion de se corriger depuis puisqu’il voulait parler du bilan-héritage de 10 ans de socialisme. Estimez-vous que le président en a trop fait en s’engageant de la sorte ?

L. Fabius : Non. Sur le principe, cela ne me choque pas. On ne voit pas que le Président de la République, qui a décidé la dissolution, dise maintenant : « Je pars en Chine et je ne m’occupe plus de rien. » Il est donc tout à fait normal qu’il s’exprime, même si les modalités d’expression peuvent être discutées. Maintenant, on va voir la suite. Si cela devait se faire tous les jours - je ne crois pas que ce soit le cas -, cela poserait un problème. Mais là, à ce stade, honnêtement, cela n’en pose pas.

Europe 1 : Pas de dramatisation, donc ?

L. Fabius : Pas du tout : il y a une banalisation.

Europe 1 : Estimez-vous qu’il présidentialise la campagne ?

L. Fabius : Pas encore, mais je crois qu’il y a un problème qu’il ne faut pas être grand clerc pour discerner : le chef de la majorité est M. Juppé, et il y a un problème d’accrochage. Donc, le Président de la République monte en ligne parce qu’il sent bien que la campagne patine. Cela a été dit par ses propres amis. L’analyse, de ce point de vue-là, est juste. Mais sur ce plan, à ce stade, il n’y a pas de commentaires supplémentaires à faire.

Europe 1 : Il y a deux types de propositions sur la modernisation de la vie politique et la réforme de la justice : la gauche peut-elle s’y retrouver ? Il évoque la limitation du cumul des mandats, la féminisation du corps politique.

L. Fabius : Je signe des deux mains ! Je vois avec plaisir que M. Chirac a évolué, puisque vous avez encore dans l’oreille, comme moi, les propos de campagne présidentielle où M. Chirac disait : « Réforme des cumuls, jamais. » Maintenant, il dit oui. Bravo ! Si nous arrivons aux responsabilités, nous le ferons. Quant à la question des femmes, il est tout à fait souhaitable qu’elles soient plus nombreuses en politique. De ce point de vue, la dissolution est une espèce de croc-en-jambe ! Nous avons beaucoup de nouvelles candidates ; on espère qu’elles vont pouvoir s’implanter rapidement, mais c’est un peu difficile. Je crois que du côté de la droite, il y a 8 % de candidates.

Europe 1 : Si le prochain Premier ministre, s’il était de droite, proposait la suppression du cumul des fonctions politiques, etc., vous lui accorderiez votre vote ?

L. Fabius : Bien sûr, de même que j’espère que si la majorité de gauche le proposait, l’opposition de droite l’accepterait.

Europe 1 : Quand J. Chirac parle des obligations de compétence, de transparence et d’honnêteté en matière de justice ?

L. Fabius : Là aussi, on peut signer des deux mains, en particulier pour la mairie de Paris.

Europe 1 : Est-ce de nature à faire bouger les indécis et de donner un nouveau souffle à la campagne ?

L. Fabius : À ce stade, je ne crois pas. Maintenant, il ne faut pas non plus minimiser un propos présidentiel. Le Président de la République s’exprimait dans une partie de la presse régionale, c’est toujours intéressant. Mais à ce stade, je crois que les questions de fond posées par la politique gouvernementale ne sont pas résolues. Donc, je ne crois pas que ça déplacera grand-chose.

Europe 1 : Le ton du texte est-il plutôt libéral, social, humaniste, chrétien-social ? Par endroits, cela ressemble à du Delors, non ?

L. Fabius : Non.

Europe 1 : « Décentraliser », « négocier », « le contrat plus que la loi », « le dialogue », « l’accord », « la responsabilité. »

L. Fabius : C’est évident : tout le monde se reconnaît là-dedans, sans qu’il y ait besoin de qualificatifs. Je précise, au passage, que la caricature qui est donnée de ce que serait la position de la gauche sur la réduction de la durée du travail, où il faudrait le même jour, dans toutes les entreprises, une réduction du même ordre, est une caricature. Ce n’est pas du tout la réalité.

Europe 1 : Sur ce sujet, avez-vous lu l’entretien de N. Notat dans Les Échos ? Elle ne croit pas possible de réduire le temps de travail appliqué à tout le monde, partout et sans perte de salaire.

L. Fabius : Le problème se pose de la manière suivante : à long terme, on va vers une réduction de la durée du travail très importante. J’ai moi-même lancé il y a quelques années le thème « Nous irons vers une semaine de travail de quatre jours. » Seulement, cela ne se fera pas en un jour, parce que c’est un mouvement historique, il y a des progrès de productivité formidables. Dans l’immédiat, ce qu’il faut, c’est engager un mouvement, le faire d’une façon souple, parce que cela ne peut pas être la même chose dans une grande entreprise industrielle ou chez un artisan qui a trois compagnons, le faire sans pénaliser les entreprises en essayant de les appuyer et faire en sorte que sur plusieurs années, cela permette, non de diminuer le pouvoir d’achat - ce qui serait inacceptable, en particulier pour les petits salaires - mais de répartir le pouvoir d’achat, une partie hausse du pouvoir d’achat, une partie réduction de la durée du travail et création d’emplois. C’est comme cela qu’on peut réussir.

Europe 1 : Vous n’avez pas de doutes sur votre programme et ses effets sur vos alliances et vos chances de gagner ?

L. Fabius : Sur le rassemblement, les choses sont claires : c’est un rassemblement de la gauche, des écologistes et des forces de progrès. Sur le programme, vous avez vu qu’on a intégré certaines critiques qui avaient été faites.

Europe 1 : Ce n’est plus le programme économique du mois de décembre, ni celui de mars, ni celui de la fin avril ?

L. Fabius : On a tenu compte d’un certain nombre d’objections qui avaient été faites. Nous sommes des gens responsables. Lorsque des objections pertinentes à notre travail sont faites, on les intègre. Quant au scrutin, je suis à la fois confiant et modeste.

Europe 1 : C’est-à-dire ?

L. Fabius : Je pense que les gens en fin de compte, mis devant un choix important, se diront « Il faut changer de politique. Pour changer de politique, il faut changer de majorité. »

Europe 1 : Vous savez ce à quoi je pense en vous écoutant ? Vous voulez vraiment la cohabitation !

L. Fabius : Si on gagne, elle est inscrite dans les faits. On respectera les faits. On appliquera ce que nous pensons bon, mais on respectera l’autorité du Président de la République.


TF1 : Jeudi 8 mai 1997

TF1 : C’est A. Juppé qui est toujours la cible de vos critiques.

L. Fabius : Ce n’est pas une question de personnes. Monsieur Juppé a ses qualités et ses défauts - même si parfois, il laisse plutôt transparaître ceux-ci que celles-là - mais ce n’est pas du tout une question de personnes. Et notre critique s’adresse à la politique de la droite qui est menée maintenant depuis quatre ans, avec les conséquences que l’on sait, c’est-à-dire, chômage record, prélèvements obligatoires, impôts et cotisations sociales records - on n’a jamais vu ça en France ! - et déficit massif. Encore une fois, ce n’est pas une question de personnes, c’est une question politique.

TF1 : L’intervention de J. Chirac dans la campagne peut-elle modifier le comportement des électeurs ?

L. Fabius : Je ne crois pas. Tout d’abord, je crois que le Président de la République pouvait tout à fait, légitimement, envoyer une tribune à certains journaux régionaux. Sur le principe, il n’y a rien à dire. Mais, je ne crois pas que cela va déplacer beaucoup d’électeurs.

TF1 : Cela avait marché en 95. Cela peut marcher en 97.

L. Fabius : Justement, je crois que les gens qui avaient voté pour la droite en 95, ont été échaudés. Mais il y a une chose qui m’a frappé dans ce qu’a écrit Monsieur Chirac, c’est qu’il met l’accent sur l’argument de cohérence. En disant en gros : vous avez voté pour moi en 95, il faut revoter pour les partis de droite en 97. Je crois que cela va être un des thèmes de la campagne maintenant. Les Français vont voter pour trois choses en même temps. Premièrement : est-ce qu’on veut continuer la même politique économique et sociale, avec les conséquences très difficiles sur le plan du chômage ? Nous, nous souhaitons changer. Deuxièmement : est-ce qu’on veut une Europe molle, comme celle qui se dessine ; ou bien est-ce qu’on veut une Europe humaine, sociale, où la France puisse se défendre ? Troisièmement, et c’est là où le point est plus nouveau : est-ce qu’on veut une concentration des pouvoirs ? Pour cinq ans, par les mêmes ! Parce que si on donne le pouvoir à la droite, ils auront tout : l’Elysée, Matignon, l’Assemblée, le Sénat, jusqu’en 2002. Donc, plus aucune corde de rappel. Ou bien, est-ce qu’on veut un équilibre du pouvoir, où d’un côté, vous avez le Président de la République qui est dans sa fonction, et de l’autre, une majorité de changement ? Ces trois questions, il va falloir y répondre dans un vote. Nous, nous disons : si on veut changer de politique, il faut changer de majorité.

TF1 : À vous entendre, ou à vous lire, ces derniers jours, on a l’impression que vous vous installez déjà dans la cohabitation. C’est quelque chose qui vous plaît ?

L. Fabius : Nous respectons les institutions. Le Président de la République a été élu. L’objet de cette élection ce n’est pas le troisième tour de l’élection présidentielle, c’est clair et net C’est de savoir si on veut une politique de changement tournée vers l’emploi, la progression du pouvoir d’achat, vers des réformes de justice ; ou bien si on veut la continuation de la politique actuelle. Donc, s’il y a cohabitation, nous la prendrons. Nous sommes confiants, mais nous sommes très modestes.

TF1 : Le Président, la droite, proposent de se mobiliser sur la réduction des impôts, la suppression des cumuls : cela doit vous plaire cela. Ce sont des thèmes que vous connaissez bien ?

L. Fabius : Les thèmes oui ! Seulement, les gens jugent aux actes. La réduction des impôts, jamais les impôts n’ont autant progressé que depuis ces dernières années. Quant au cumul, je me rappelle encore de la campagne présidentielle, le Président de la République s’y était opposé. Il a changé d’avis, tant mieux ! Nous, nous pensons qu’il ne faut pas cumuler de grandes fonctions. C’est-à-dire que le Gouvernement nouveau qui sera nommé, les membres du gouvernement, ne pourront pas cumuler des fonctions importantes au plan local, parce que c’est une évolution légitime.

TF1 : Sur l’emploi et l’économie, le projet socialiste comprend des réductions de la durée de travail sans réduction de salaire. Même Madame Notat trouve que ce n’est pas jouable.

L. Fabius : On est véritablement en guerre contre le chômage. C’est l’objectif numéro un. Tout le reste, je dirais, est moins important que ça. Donc, si on veut la guerre, il faut des moyens nouveaux. Ça passe évidemment par un soutien au pouvoir d’achat, à la consommation, parce que si les entreprises sont tellement en difficulté aujourd’hui, c’est à la fois parce que leurs charges sont trop lourdes, mais aussi parce qu’il n’y a pas de clientèle en face qui ait du pouvoir d’achat. Et puis, il y a la question des emplois à créer. Nous proposons d’utiliser toute une série de sommes - qui, aujourd’hui, sont gaspillées - plutôt vers la création d’emplois, pour les associations, les collectivités locales, en partant des besoins - la sécurité, l’environnement, les jeunes, etc. Et nous proposons en direction des entreprises privées de faire en sorte - ne pas les obliger ! - mais les inciter à créer des emplois, en mettant à leur disposition un certain nombre de sommes dès lors qu’elles créent des emplois. Quant à la question de la réduction de la durée du travail, je pense que c’est une évolution historique. On ira vers une réduction de la durée du travail. Simplement, cela doit se faire d’une manière souple, négociée. Parce que ce n’est pas la même chose si vous êtes dans une entreprise où il y a 20 000 personnes, et si vous êtes artisan avec 3 compagnons. Donc, il faut le faire, c’est l’évolution normale, mais cela doit se faire souplement.

TF1 : Pourquoi vouloir stopper les privatisations au risque de se priver d’une manne qui pourrait générer des emplois ?

L. Fabius : En ce qui concerne les services publics, nous pensons qu’ils jouent un rôle essentiel et qu’il ne faut pas les brader. Et donc, les services publics - l’école, la Poste, EDF, etc. - nous sommes partisans de les maintenir comme services publics parce que c’est un mode très important dans l’armature du pays. En ce qui concerne les nationalisations, nous n’avons aucune intention de nationaliser de nouvelles entreprises. Il y a quelques questions qui se posent pour des sociétés où il s’agit d’ouvrir ou non le capital : disons que dans le secteur concurrentiel, il est tout à fait normal que l’on puisse ouvrir le capital, voilà la position.

TF1 : Au chapitre de l’Europe, que vous évoquiez tout à l’heure, L. Jospin semble avoir fait des concessions à vos partenaires communistes.

L. Fabius : Ce n’est pas comme cela que le problème se pose, si je puis me permettre. Nous sommes européens, c’est clair et net, mais nous sommes pour faire l’Europe sans défaire la France. Et, il y a des corrections de trajectoire à opérer parce que l’Europe d’aujourd’hui n’est pas satisfaisante, c’est une Europe entièrement tournée vers le marché, vers la finance, et nous, nous voulons lui redonner un caractère social, un caractère humain, et défendre en même temps nos intérêts nationaux. Nous posons donc un certain nombre de conditions : en particulier pour la monnaie unique, nous sommes favorables, mais nous disons que cela doit se faire pour l’emploi et non pas pour l’austérité.


France 2 : Jeudi 22 mai 1997

France 2 : À deux jours de la fin de la campagne et du premier tour, les attaques se font plus dures. Parmi les thèmes de ces attaques de la majorité et du Premier ministre, il y a notamment la cohabitation et l’affaiblissement de la France en ce qui concerne l’Europe. Selon A. Juppé, ce matin, avec la gauche il n’y aura pas d’euro, pas de monnaie unique.

L. Fabius : Avec la gauche, il y aura un euro conforme aux intérêts de la France.

France 2 : D’une façon générale, sur la cohabitation et l’affaiblissement de la France ? Une France qui tirerait à hue et à dia.

L. Fabius : Cela me fait doucement rire. Hier, je préparais un certain nombre de déplacements et je reprenais la liste de tout ce que ces messieurs de droite ont dit de la cohabitation lorsque, eux, voulaient cohabiter alors que Mitterrand était Président de la République. C’était alors formidable, parfait. Et maintenant qu’elle risque de se passer à l’envers, alors là, cela ne vaut pas trois sous. Donc, ce ne sont pas les quatre vérités, ce sont les deux vérités. Une vérité quand la cohabitation peut leur servir mais s’il s’agit de faire qu’ils n’accaparent plus tous les pouvoirs, alors cela devient problématique. Je crois qu’il y a suffisamment de vrais problèmes pour qu’on n’en crée pas de faux. Les institutions sont précises, le Président de la République a son rôle, le Gouvernement a son rôle, l’Assemblée a son rôle. Si les Français décident la cohabitation, elle aura lieu et cela se passera très bien.

France 2 : Autre cible : le programme socialiste. A. Juppé, hier, a dit qu’il était chaque jour modifié, édulcoré, contredit. « Jospin est à tâtons dans le brouillard ». Il a cité les privatisations. Vous n’avez pas l’impression qu’il y a une rectification du tir ?

L. Fabius : Il peut y avoir, sur tel ou tel point, des ajustements mais sur le fond, les choses n’ont pas changé. C’est un programme de redressement économique, de développement de l’emploi et de solidarité sociale, voilà l’essentiel. Cela dit, c’est de bonne guerre que la droite tombe à bras raccourcis sur le programme du PS mais cela ne bouleverse pas les masses populaires.

France 2 : Il y a des points précis sur les privatisations. A. Juppé dit que, dès 1997, il y aura privatisation d’Air France et de France Télécom s’ils sont réélus, et on voit les présidents de France Télécom et d’Air France dire qu’effectivement, il faut faire cette privatisation. Même A. Sainjon, qui est votre ami radical, dit aussi que c’est inévitable.

L. Fabius : Le point central, c’est quoi ? C’est que là où on a affaire à des services publics, il faut maintenir les services publics parce que le service public - les Français en sont tout à fait conscients - c’est l’égalité de traitement. On prend l’exemple des télécommunications : si vous êtes dans un petit village du centre de la France et si vous êtes à Paris et que vous téléphonez, cela va coûter le même prix, il y a une péréquation. Même chose en ce qui concerne l’électricité, le chemin de fer. Si, au lieu d’avoir ces services publics, on passe au privé, cela veut dire que selon que vous serez dans un endroit ou dans un autre, ou que vous serez riche ou pauvre, vous payerez des choses différentes. Nous, on veut que cela reste des services publics. Maintenant, sur les modalités d’affectation du capital, on peut toujours discuter. En plus, c’est vrai que M. Juppé, s’il s’en va, nous laissera des sacrés trous dans la caisse. En matière de Sécurité sociale, il paraît qu’il y a un trou de 80 milliards ; en matière de déficits publics, les trous, on ne les voit plus tellement, ils sont profonds. Donc, il faudra ajuster mais le service public, c’est une donnée très importante dans la société française, nous avons l’intention de le maintenir.

France 2 : Vous parlez des trous que vous laisserait la majorité actuelle. Le seul problème c’est que, eux disent exactement la même chose de vous et ils disent qu’il a fallu, depuis quatre ans, solder tous les déficits qui avaient explosé, l’endettement qui avait explosé, le chômage...

L. Fabius : Je crois que les Français ne sont pas tellement intéressés par cet échange de chiffres auxquels ils ne comprennent rien et deuxièmement, pour ceux qui sont intéressés, il suffit de regarder le chiffre qu’on commente le plus, celui de la dette. Lorsque Bérégovoy a quitté le pouvoir, il y avait 2 000 milliards de dettes, lorsque Juppé quittera le pouvoir - espérons-le - on aura 4 000 milliards de dettes. Donc, en quatre ans de droite, ils ont multiplié la dette par deux.

France 2 : Il y a un sentiment général que les Français sont indécis, désenchantés. Il n’y pas un vrai problème de crédibilité sur votre programme ?

L. Fabius : On est bien accueilli, très gentiment, très chaleureusement. C’est le jour et la nuit par rapport à 1993, au point de vue de l’accueil mais sur les propositions, il y a quand même un certain scepticisme. Je ne veux pas être trop subtil ou sophistiqué mais je pense que le scepticisme vient, non pas du contenu de telle ou telle proposition, mais du fait que c’est une proposition. Les gens sont devenus très échaudés.

France 2 : Justement, les 700 000 emplois pour les jeunes, c’est crédible ?

L. Fabius : Comme objectif, je pense que c’est tout à fait crédible. Écoutez, on peut faire toutes les objections que l’on veut mais moi je n’entends pas les objections si on ne me propose pas quelque chose à la place. Les 700 000 jeunes, on va les laisser sans rien faire. Moi, je préfère un plan audacieux où l’argent public qui est aujourd’hui mal utilisé, soit utilisé pour créer des emplois plutôt que de rester les bras ballants. Juppé, c’est le Gouvernement des bras ballants. Je ne sais pas si vous vous rappelez de la campagne de M. Chirac, qui a dit beaucoup de choses qui, finalement ne sont pas vérifiées, mais il avait dit quelque chose qui avait attiré mon attention et qui était juste : un chômeur coûte 120 000 francs. Nous, nous proposons d’affecter une partie de ces sommes à créer des emplois. Je préfère que l’on paye pour créer des emplois plutôt qu’indemniser des gens - ce qui, au demeurant, est nécessaire - s’ils sont au chômage. Voilà la philosophie. Et puis, il y a quelque chose qui me fait toujours sourire : T. Blair, qui est devenu le nouveau héros de la droite française...

France 2 : On dit qu’il est plus près...

L. Fabius : La droite française adore les socialistes, à condition que ce soit à l’étranger. T. Blair, dans son programme, dit : nous allons créer 300 000 emplois publics. Je ne sais pas si vous avez vu cela. Et lui, comme il est assez audacieux, en plus, il dit qu’ils seront financés par des prélèvements sur les entreprises. Nous, nous pensons financer les choses autrement, par redéploiement, sans impôt supplémentaire et en créant 350 000 emplois. Ce qui est bon, formidable pour T. Blair, lorsqu’il s’agit des socialistes français, cela ne vaut pas un clou.

France 2 : On dit que le Président Chirac pourrait réintervenir, peut-être même avant le premier tour.

L. Fabius : Combien de fois ?

France 2 : Ce n’est pas précisé. Les sondages ne vous sont guère favorables, du moins en termes de sièges. Vous pensez que vous pouvez justement renverser cela ? Vous croyez encore à la victoire, pour vous parler clairement ?

L. Fabius : On pourrait parler longtemps des sondages d’autant que, parait-il, ils sont interdits de publication cette semaine. Mais il y a un chiffre qui résume tout : l’erreur statistique, en matière de sondages, c’est 3 % et 3 %, cela fait 100 sièges de différence.

France 2 : Quel est, selon vous, l’argument qui pourrait faire que finalement, ce soit la gauche qui l’emporte ?

L. Fabius : Deux arguments : premièrement, leur bilan est très mauvais.

France 2 : Mais ils disent que c’est maintenant que la croissance va repartir.

L. Fabius : Leur bilan est mauvais et je ne vois pas comment, avec 150 députés de moins, ils arriveraient à faire en quarante jours ce qu’ils n’ont pas fait avec 500 députés en quatre ans. Et deuxièmement - et pour moi, c’est le plus important -, s’ils gagnent, cela veut dire que, jusqu’en 2002, ils ont tout, tout pour démolir tout ce qu’ils veulent. Moi, cela, je ne peux pas.

France 2 : Vous pensez qu’ils ont effectivement cette tentation de démolir ?

L. Fabius : Je les écoute, je les lis et je les connais.


RTL : Vendredi 23 mai 1997

RTL : Dans 48 heures, les Français votent. Quels sont les objectifs du Parti socialiste pour ce premier tour ?

L. Fabius : Faire le score le plus élevé possible. Surtout, se mettre en position d’obtenir, avec l’ensemble de la gauche, la majorité au deuxième tour parce que c’est cela, quand même, l’objectif tout simple. Dans cette campagne, il y a beaucoup d’incertitudes, les gens sont, à certains égards, sur le recul, mais ce que je constate, c’est une volonté de changer. Je crois que c’est ce qu’il y a de plus fort. Et si on veut changer de politique, il faut arriver à changer de majorité. Donc, on espère qu’on va être en situation de le faire.

RTL : F. Mitterrand disait que pour que la gauche soit majoritaire, il fallait une situation un peu exceptionnelle. Ce serait le cas, cette fois-ci ?

L. Fabius : Elle est assez exceptionnelle cette situation : record absolu de chômage, record absolu d’impôts, record absolu de déficit, quatre ans de droite au pouvoir avec des résultats malheureusement médiocres. Je pense que les Français vont souhaiter en tirer les conséquences.

RTL : Vous parlez de cohabitation possible mais comment pourrait-elle se dérouler entre un Premier ministre de gauche et un Président de la République que L. Jospin mettait encore en cause, hier soir, dans la gestion de Paris ?

L. Fabius : Je pense vraiment que la cohabitation ne pose, institutionnellement, strictement aucun problème. D’abord, il y a l’expérience qui est là.

RTL : C’est aussi une affaire d’hommes ?

L. Fabius : Oui, bien sûr mais on a affaire à des hommes qui sont des gens responsables, mesurés. Il y a parfois, dans la campagne électorale, de part et d’autre, un certain nombre de moments un peu vifs. Mais quand il s’agit de gérer les affaires du pays, dès lors qu’on a affaire à des gens responsables, je crois que cela ne pose pas de problème. On l’a vu en 1986 : on pouvait être pour ou contre la politique de la droite et de la gauche mais il y a eu F. Mitterrand d’un côté et J. Chirac de l’autre et la France a été gouvernée, dirigée, présidée. Même chose en 1993, lorsqu’il y a eu la cohabitation. Cette fois-ci, si la gauche l’emporte aux élections législatives, je ne vois pas la difficulté. Le Président présidera, il n’est pas en cause dans cette élection et la nouvelle majorité gouvernera.

RTL : Vous-même, le 7 mai dernier, c’était à Dax, vous avez dit : ce qui est en cause, c’est la politique Chirac.

L. Fabius : La politique sur le fond, c’est certain. S’il y a une majorité de gauche, c’est pour changer de politique. Mais le Président continuera d’avoir ses prérogatives, le Gouvernement, le Premier ministre, le Parlement les leurs.

RTL : Si la gauche est au pouvoir, R. Hue disait, hier : « ce serait bien que je me trouve en face d’H. Kohl, cela permettrait de lui dire ce que pense réellement le peuple de France. » Vous imaginez ce dialogue Hue-Kohl ?

L. Fabius : Pourquoi pas ? Mais au-delà des personnes, je reviens un instant sur cette question de la cohabitation. L’autre choix, c’est quoi ? Au lieu de l’équilibre du pouvoir, c’est la concentration de tous les pouvoirs. Nous sommes en 1997, c’est normalement la dernière élection avant 2002. Cela veut dire que si la majorité de droite est reconduite, ce seront les mêmes qui auront tout dans les mains. Et moi, je préfère de beaucoup un équilibre des pouvoirs à une concentration qui est excessive, surtout que cela va durer cinq ans. J’ajoute que, si la droite l’emportait, ce ne serait pas, comme on dit vulgairement, pour enfiler des perles. Et il me paraît évident, lorsqu’on voit les déclarations et le début des actions, que sur le plan du Smic, sur le plan de la protection sociale, sur le plan des retraites, pour ne prendre que ces trois exemples, il y aurait des remises en cause très importantes.

RTL : Je reviens tout de même à ma question : où serait la cohésion de la gauche majoritaire avec L. Jospin, R. Hue, J.-P. Chevènement, D. Voynet, sur l’Europe ?

L. Fabius : Il ne peut pas y avoir quarante politiques possibles. C’est aussi un des enjeux du premier et du deuxième tour. Nous avons précisé, prenons l’exemple de l’Europe qui est peut-être le plus spectaculaire, nos positions sur l’Europe : nous sommes pour la construction européenne, une Europe qui soit conforme aux intérêts de la France. Et nous avons, sur la question de la monnaie, vous le savez très bien, posé quatre conditions précises qui maintenant sont acceptées à peu près par tout le monde. Donc, c’est cette politique-là qui s’appliquera.

RTL : Sur l’arrivée de la gauche au pouvoir, L. Jospin a dit : « moi, je ne veux pas d’un nouveau Grenelle. » Vous-même aviez dit précédemment, lors d’un grand jury RTL-Le Monde : « on ne pourra pas ouvrir les vannes. » Est-ce que vous ne risquez pas d’engendrer de la déception dans l’électorat traditionnel de la gauche ?

L. Fabius : Je crois qu’il ne faut pas faire de promesse en l’air. Dans cette campagne, moi j’ai essayé, à chaque fois que je suis intervenu, de dessiner d’abord la perspective à long terme. On en parle peu et on a tort. Parce que les Français sont inquiets sur le projet long : qu’est-ce qui les attend, eux, à terme, et qu’est-ce qui attend leurs enfants ? Je crois que l’on va, en tout cas nous souhaitons, nous, aller vers une société assez différente où la solidarité sera plus forte, où la connaissance, le savoir, l’éducation seront au premier rang, où le temps sera choisi, une construction d’une société européenne républicaine. Cela, c’est le long terme. À court terme, nous allons trouver, si nous arrivons aux responsabilités, une situation quand même gravement détériorée. Donc, il faudra prendre une série de mesures qui iront dans le bon sens, le sens de cette société de long terme dont je parle, mais qui ne déséquilibreront pas encore davantage l’économie. D’où, sur la question des salaires, un certain nombre de revalorisations nécessaires si on veut relancer la consommation, donc la demande, donc le pouvoir d’achat, donc l’emploi, mais pas n’importe quoi.

RTL : Les fonctionnaires ?

L. Fabius : Ce n’est pas, me semble-t-il, compte tenu de la situation budgétaire, le point sur lequel l’effort immédiat le plus important pourra être fait. La question des bas salaires devra être posée, abordée et c’est net parce qu’on a des inégalités majeures dans notre pays qu’il faut peu à peu réduire mais en même temps, avec les trous budgétaires que laissera la droite, il faudra être raisonnable.

RTL : Autre sujet sur lequel on n’a pas très bien compris ce que voulait le Parti socialiste, ce sont les privatisations. Vous-même, vous aviez dit à un certain moment : il est normal d’ouvrir le capital de certaines entreprises. L. Jospin a dit : « il n’est pas question de reprivatiser » et maintenant il dit, sur France Télécom : « on va consulter le personnel ». Alors, que feriez-vous ?

L. Fabius : Soyons très précis. On veut éviter - ce n’est pas pour faire un jeu de mots par rapport à L. Jospin - le yoyo dans ce domaine. C’est-à-dire, le va-et-vient...

RTL : Vous regardez Canal + ?

L. Fabius : Oui, comme beaucoup et j’apprécie beaucoup les Guignols, notamment lorsqu’ils parlent des autres mais aussi de moi, parce que je trouve cela drôle. Sur les nationalisations et les privatisations : on veut éviter cette espèce de ping-pong permanent lorsque la droite arrive, elle privatise, lorsque la gauche arrive, elle nationalise. Cela n’a pas de sens. Cela déséquilibre l’économie, cela déséquilibre la société, cela n’est pas bon. Donc, il y a un certain état des choses et on n’a pas l’intention de le bouleverser. Nous tenons au service public. Pourquoi ? Parce que le service public, c’est une certaine égalité de fonctionnement pour qu’en matière, par exemple, de chemin de fer, en matière de téléphone, en matière d’électricité, selon que vous habitez Marvejols, Rouen, Paris, etc., vous ne payiez pas trop de tarifs différents. Donc, nous tenons au service public. La question du capital, c’est-à-dire de savoir si on doit avoir 100 % ou simplement la majorité du capital, est une question qui, à mon avis, peut-être ouverte dans un certain nombre de domaines. Mais que le service public doive être maintenu, pour nous, c’est essentiel. Et c’est une des différences d’ailleurs, je le disais à l’instant, avec la droite, parce que je suis persuadé que si la droite se maintient au pouvoir, je le répète, les retraites ne seront plus assurées, le Smic sera remis en cause et les services publics seront, pour une part, démolis.

RTL : On a souvent dit, et c’est une litote d’ailleurs, que L. Jospin et vous, vous n’étiez pas portés spontanément à une profonde amitié.

L. Fabius : Non, ce n’est pas exact.

RTL : Vous faites campagne sans états d’âme ?

L. Fabius : Sans aucun état d’âme.

RTL : L. Jospin comme Premier ministre, cela vous parait être une bonne chance pour la France ?

L. Fabius : C’est dans l’ordre normal des choses. À partir du moment où la gauche remporte les élections législatives - et je me bats avec tous mes amis pour que ce soit le résultat - il est normal que le Président de la République appelle le chef du principal parti à Matignon. Cela me paraît tout à fait normal.

RTL : Vous avez devant vous un cahier de texte, comme tous les lycéens en ont eu à travers les décennies. Qu’est-ce que vous avez noté sur ce cahier de texte pendant cette campagne ?

L. Fabius : Pour éviter de perdre mes papiers dans tous les sens, à chaque fois que j’ai une idée - cela m’arrive quand même, une fois par mois - et que je pense à quelque chose, je le note. Alors, là par exemple, j’ai noté sur ce petit papier - cela m’évitera de l’oublier : « langage particulier de la droite : être au chômage, c’est organiser son temps souplement. Ne plus bénéficier d’allocations, c’est retrouver son énergie créatrice. Rester à la maison, faute d’emploi, pour une femme, c’est préserver la famille ».