Interview de M. Hervé de Charette, ministre des affaires étrangères, dans "Paris Match" du 9 mai 1996, sur son rôle de médiateur dans le conflit entre Israël et le Liban et sur la situation au Proche et au Moyen-Orient.

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Média : Paris Match

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Paris-Match : Le voyage officiel de Jacques Chirac au Liban a fait l'objet de quelques commentaires ironiques. Folie des grandeurs : voilà qu'il chausse les bottes du général de Gaulle en se mêlant de la politique du Moyen-Orient…

Hervé de Charette : C'est vrai que la visite de Jacques Chirac était une initiative audacieuse. En dépit des neuf siècles d'histoire qui attachent la France au Liban, jamais l'un de nos chefs d'État n'avait fait de visite officielle !

Paris-Match : C'était le premier pas d'une politique étrangère originale, où l'on prendrait ses décisions sans demander l'avis de son voisin.

Hervé de Charette : C'est d'abord un coup de coeur. Jacques Chirac aime cet « Orient compliqué », comme le qualifiait le général de Gaulle. Il a été applaudi par tous les Libanais, ce qui est un exploit dans un pays qui fut si divisé. Pour ce peuple, la visite du Président français a été l'occasion d'exprimer à nouveau son sentiment national. Chirac a assuré aux Libanais que la France était à côté d'eux dans la marche vers la paix.

Paris-Match : Une semaine plus tard, la guerre reprenait dans l'indifférence. Et une fois encore, plutôt que de faire confiance aux États-Unis, la France se distingue : vous bouclez vos valises pour aller faire de la diplomatie de terrain. Ce qui ne s'était jamais vu au Quai d'Orsay depuis quarante ans.

Hervé de Charette : Comment imaginer qu'après la promesse faite par Jacques Chirac nous allions rester passifs, comme nous l'avons plus ou moins été depuis quinze ans dans ce drame du Moyen-Orient ! Le 13 avril, j'étais ici, à Saint-Florent. Avec Jacques Chirac, nous avons eu des échanges téléphoniques toute la journée. Conclusion : il voulait que j'aille sur place.

Paris-Match : Vous alliez au casse-pipe !

Hervé de Charette : À Paris, c'était en effet le jugement le plus courant. Un mélange des scepticisme et d'ironie. Le scepticisme, je peux le comprendre. En dehors de la participation à la guerre du Golfe sous commandement américain, nous étions absents de la scène. Mais je trouve que l'ironie était déplacée. Ou alors, ceux-là ont l'idée que la France est une puissance de second rang. Et ils ont tout. Ou alors, ceux-là ont l'idée que la France est une puissance de second rang. Et ils ont tout. Nous ne sommes certes pas le premier pays du monde, mais nous existons, à notre place, qui est élevé. Je rencontre de nombreux dirigeants, sur cette planète en plein bouleversement, qui souhaitent que la France prenne toute sa place. De nombreux regards se tournent vers nous. Si elle le veut, la France peut exister dans le monde. Au cours de mon séjour au Moyen-Orient, j'ai mesuré le décalage entre le scepticisme parisien et le sérieux, l'espoir avec lequel on m'accueillait là-bas.

Paris-Match : Lors de votre première étape, à Tel Aviv, vous n'avez pas été accueilli avec des fleurs !

Hervé de Charette : C'est un peu vrai. Il faut dire que je surprenais. Les Israéliens, par habitude sans doute, avaient dans l'idée que leur seul interlocuteur possible étaient les États-Unis. J'étais assez seul, la communauté internationale restant indifférente à ce nouveau drame, et les déclarations américaines paraissant comme un blanc-seing donné à la politique israélienne. Nous avions donc une position originale, mais solitaire. Petit à petit, les Russes, les Européens sont venus nous renforcer. Et notre poids dans le dialogue a été croissant.

Paris-Match : Un soir, Warren Christopher, le secrétaire d'État américain, vous a battu froid en prétextant qu'il n'avait pas le temps de vous rencontrer…

Hervé de Charette : C'est une affaire assez burlesque qui n'a pas une grande importance.

Paris-Match : Mais, dès les premières heures de l'engagement français, l'Europe elle aussi a critiqué votre initiative.

Hervé de Charette : Cette position s'est vite estompée. Mais peut-on imaginer qu'un pays membre de l'Union puisse être paralysé par des questions de bureaucratie européenne ? Personne ne peut ignorer les liens particuliers qui unissent la France au Liban. La révision du traité de Maastricht va d'ailleurs nous donner l'occasion de mettre au clair ces questions de politique étrangère. Dans cette affaire, nous n'avons fait que notre devoir.

Paris-Match : Vous avez été malgré tout fortement ballottés dans les « Quarantième rugissants » de la diplomatie ?

Hervé de Charette : C'était la première fois que la France pratiquait cette politique de la navette inventée par Henry Kissinger il y a vingt ans. C'est difficile. Déjà, ce n'est pas simple de mettre en phase des adversaires, quand ils sont assis autour d'une table. Mais là, il faut naviguer de l'un à l'autre puisqu'ils refusent de se rencontrer. On passe des heures au téléphone, en rendez-vous et en avion. C'est assez dur, il faut de la patience. À un moment, j'ai vraiment eu très peu que cette guerre ne dure encore plusieurs semaines. C'était tout à fait possible.

Paris-Match : Mais vous n'étiez pas seul dans ce voyage ?

Hervé de Charette : Bien sûr que non. Warren Christopher était avec un Dc 8 de l'US Air Force, beaucoup de journalistes et plusieurs dizaines de collaborateurs. Nous, l'équipe de France, nous étions cinq. Une équipe légère mais très compétente, très soudée, connaissant parfaitement la région. Je répète qu'au Moyen-Orient nous pouvons encore peser sur l'Histoire. Et au-delà de cette région du globe, nous avons bel et bien un grand rôle à jouer face à ces bouleversements économiques qui entraînent une redistribution des cartes, principalement en Asie.

Paris-Match : Restons au Moyen-Orient. Vous avez été obligé de dialoguer avec l'Iran, la Syrie, des pays naguère désignés comme États terroristes.

Hervé de Charette : Il faut savoir ce que l'on veut. Si faire taire les armes est l'objectif, il faut parler avec tout le monde. C'est le seul moyen de verrouiller un accord. Il faut mettre chacun face à ses responsabilités. Si vous laissez quelqu'un hors du cercle, il peut tout briser.

Paris-Match : Vous-même êtes allé sur le champ de bataille, au Sud-Liban, à Cana, où sept obus israéliens ont provoqué un massacre.

Hervé de Charette : Je suis le seul responsable politique à m'être rendu là-bas. Ce geste, profondément sincère, a été ressenti comme un signe fort. Il a pesé bien plu que des heures de vaine diplomatie. À Cana, j'ai vu des choses tragiques qui m'ont bouleversé. Ça ne pouvait pas durer. Quand j'ai visité les ruines de la centrale électrique de Beyrouth, les ouvriers étaient déjà au travail, aidés par une mobilisation qui est dans le caractère de Jacques Chirac. En quelques heures, il a alerté des responsables de sociétés françaises, EDF, et en route ! La mission était de redonner au plus vite du courant à la ville. Le Président a d'ailleurs suivi de bout en bout la négociation. C'était très réconfortant. Ma mission était de « tenir le milieu de la route ». La France est l'amie d'Israël, et cette amitié ne doit pas bouger d'un iota. Il ne faut pas douter de cela. Mais on doit aussi savoir que le Liban est également l'ami de la France, je pense que nous pouvons avoir deux amis.

Paris-Match : J'en reviens à la politique arabe du général de Gaulle : le vieux dogme est-il de retour ?

Hervé de Charette : Au Caire, Jacques Chirac a affirmé la détermination de la France : nous serons très actifs. La construction de la paix au Moyen-Orient doit beaucoup aux États-Unis. Mais ce n'est pas pour autant, en toute amitié que nous n'avons pas des choses à dire. La France n'est-elle pas le pays qui connaît le mieux cette région du monde ?

Paris-Match : Cela signifie que la France s'intéresse à l'Irak ?

Hervé de Charette : Bien sûr. Notre position est claire. Il faut que ce pays respecte toutes les résolutions du conseil de sécurité. Si l'Irak prend cette décision, nous ne pensons pas qu'il sera alors de l'intérêt de la France, ou de quiconque, de mener une politique acharnée contre Bagdad. J'estime que nous sommes proches d'une solution, mais je pense aussi que certains se livrent à diverses opérations pour s'y opposer. Je ne crois pas que ce soit raisonnable. Il s'agit d'un test de la bonne foi internationale, et de la bonne foi de l'Irak.

Paris-Match : L'enjeu économique énorme modifie-t-il les règles du jeu ?

Hervé de Charette : Ce n'est pas impossible. Mais nous, nous ne vendrons pas notre âme.

Paris-Match : Comme nous l'avons vendue à la Chine ?

Hervé de Charette : C'est faux ! La Chine s'est réveillée. Ce pays vit un bouleversement historique. Ce sera bientôt le plus grand marché du monde. Comment refuser un tel partenariat ? S'agissant des droits de l'homme, le moyen le plus efficace n'est pas la confrontation mais le dialogue. C'est à Paris que M. Li Peng a annoncé que la Chine accueillant favorablement la perspective de ratifier les conventions de l'ONU sur les droits de l'homme.

Paris-Match : On vous imaginait, à la tête du Quai d'Orsay, un peu comme un pape de transition, et voilà que, la paix réglée en Yougoslavie, vous courez au Moyen-Orient pour y faire de la diplomatie à bras-le-corps. C'est une surprise !

Hervé de Charette : Pour vous, peut-être. J'ai tout simplement des objectifs qui sont fixés par le Président de la République, et je me bats à 100 % pour les réaliser. Et ce n'est pas parce que le Président est très présent sur les scènes étrangères que je suis « l'homme derrière le rideau ». Pris dans une bagarre économique où les emplois se gagnent à Hongkong ou à Djakarta, nous nous battons pour la France de demain. C'est surtout cela, la diplomatie.

Paris-Match : S'appeler Hervé de Charette n'est-ce pas un peu contradictoire avec l'idéologie de la République ?

Hervé de Charette : Je n'ai jamais fait commerce de mon passé familial. J'en suis fier bien sûr. C'est très bien d'avoir des ancêtres, mais c'est à chacun de faire ses preuves.

Paris-Match : Maire de Saint-Florent-le-Vieil, qui baigne dans la Loire, vous êtes à deux pas du petit Liré, et le plus célèbre de vos concitoyens est Julien Gracq, le seul écrivain à avoir été édité par La Pléiade de son vivant…

Hervé de Charette : Le plus difficile sera toujours de faire sortir Gracq de sa modestie, de sa réserve. Il veut être un Florentais comme les autres. C'est un homme prodigieux qui, sans bouger de son bord de Loire, connaît tout du reste du monde. Nous partageons le même bonheur à demeurer ici dès que c'est possible, dans le calme de notre Saint-Florent.