Texte intégral
France Inter : Jeudi 4 avril 1996
A. Ardisson : Votre commentaire sur le projet de loi de C. Lepage est sévère mais on peut vous reprocher d'avoir été ministre de l'environnement et de ne pas avoir mis en œuvre les mesures nécessaires ?
B. Lalonde : J'accepte une partie du reproche. La circulation en ville et la place de l'auto en ville est une très grande question qui n'a pas encore été réglée et cette nouvelle loi ne la règle pas. Pendant très longtemps, la société française a eu des difficultés avec son industrie automobile et quand j'étais moi-même ministre, le débat du moment, c'était oui ou non l'essence sans plomb et les pots catalytiques. Il a fallu déjà une grande bataille pour que la France accepte et que l'industrie automobile accepte que les voitures deviennent propres avec des pots catalytiques.
A. Ardisson : L'atmosphère est plus polluée en ville ou ce sont les instruments de mesure qui nous permettent de vérifier qu'elle l'est ?
B. Lalonde : Les usines qui étaient autour de Paris ont peu à peu disparu, pour le meilleur et pour le pire, et la plupart d'entre-elles sont devenues propres. En revanche, le nombre de voitures à considérablement augmenté. Même si chaque voiture devient plus propre que la précédente, l'augmentation du trafic annule cet avantage. Nous avons, en ce moment, et c'est une des difficultés du projet de loi sur l'air, signé des engagements internationaux, notamment sur la protection du climat, à Rio de Janeiro, une grande conférence en 1992 qu'on a déjà oubliée. Nous nous sommes engagé à réduire la pollution en l'an 2000, au niveau de 1990. Cet engagement ne se retrouve plus dans la loi, il n'y a pas d'objectif chiffré. Tout cela a disparu : pourquoi ? Parce que tout simplement, la France ne respecte pas cet engagement. Elle ne le respecte pas à cause de deux phénomènes : l'augmentation considérable du nombre de camions ; il y a de plus en plus de camions qui traversent la France, des énormes camions qui remplacent progressivement le train ou la voie d'eau. Ils sont extrêmement polluants et la loi n'en parle pas. L'autre facteur, c'est l'augmentation considérable des petits déplacements urbains, de 3 à 5 kilomètres, on prend sa voiture pour un oui ou pour un non et il y a de plus en plus de petits utilitaires, des petits camions très polluants. Là encore, il faut un jour que tous les Français et le gouvernement d'abord, disent : « Décidons maintenant de réduire la place de l'automobile en ville ». Cette décision-là, capitale, elle n'est jamais prise, elle n'est pas encore prise. La loi dit : mesurons la pollution, c'est une excellente chose car dans certains endroits, par exemple, Cannes, Nice, Antibes, Toulon, la pollution de l'air n'est pas mesurée. On va mesurer la pollution, mais est-ce qu'on va décider de réduire la circulation automobile, l'entrée des camions dans les villes ? La réponse, pour l'instant, est laissée aux maires. Deuxièmement, il faudrait que les voitures qui rentrent et qu'on laisse entrer, deviennent propres. Quels procédés choisir ? Le gouvernement, là encore, ne choisit pas. Est-ce que c'est la voiture électrique ? Est-ce que c'est le diester ? Est-ce que c'est ceci ou cela, on ne sait pas et les pauvres maires ont du mal. Moi, je vous propose la réponse : c'est le GPL, gaz de pétrole liquéfié. C'est ça la réponse, c'est disponible, c'est prêt, il y en a partout, c'est détaxé, donc c'est moins cher. Recommandons le GPL pour toutes les voitures des villes. Il y a beaucoup de voitures en ville, les taxis, les livreurs, les voitures des postes.
A. Ardisson : C'est votre choix, mais la loi peut-elle décider qu'il doit y avoir moins de voitures en ville ?
B. Lalonde : Les incitations fiscales sont dans la loi et c'est une bonne chose, elles sont simplement indifférenciées. Prenons les véhicules électriques : le véhicule électrique marche pour quelques kilomètres et ensuite, il faut recharger, et les batteries sont assez polluantes. Comme cela ne marche que pour quelques kilomètres, si vous choisissez la voiture électrique, il en faut deux : une pour la campagne et une pour la ville, ce n'est pas au point. Ce n'est pas la peine d'encourager les municipalités à se lancer dans des techniques qui ne sont pas au point. On reproche souvent à l'État français d'être colbertiste, la France est un pays colbertiste, mais là où il y a des décisions difficiles à prendre, tout d'un coup, le colbertisme fiche le camp, il n'y a plus de colbertisme et on dit : « Mesdames et Messieurs les maires, on vous conseille, on vous demande de faire des plans de déplacements ». Les plans de déplacements, c'est une loi Fiterman de 1981, je l'ignorais d'ailleurs, et c'est pour ça que l'avantage de la loi Lepage, c'est qu'elle fait parler de tout cela : on apprend, on découvre des tas de choses. Elle n'a jamais été appliquée cette loi. Tous les maires ont à leur disposition une programmation, une planification possible, pour organiser leurs déplacements urbains, ce n'est pas fait. Une des raisons pour lesquelles ce n'est pas fait et qui ne se retrouve pas dans le projet de loi, c'est qu'il n'y a pas d'autorité intercommunale forte pour la question des transports. Il faut qu'il y ait un seul patron pour régler la circulation, le problème des transports et la question du stationnement. Vous voyez bien que la Ville de Paris ne s'entend pas avec les communes voisines pour que tout se passe à l'échelle de l'Île-de-France. Voilà un problème, mais c'est une des réponses à votre question ; ça n'est pas organisé parce qu'il n'y a pas de patron pour le faire.
A. Ardisson : Si on donne le pouvoir au maire, disons d'une ville de 250 000 habitants, quelles décisions prendriez-vous ?
B. Lalonde : Moi, je voudrais que la loi autorise les maires, dans certaines circonstances, à créer un péage urbain, un péage à l'entrée des villes. C'est encore un problème de cette loi : il n'y a aucun moyen pour développer les transports en commun. Ça coûte très cher les transports en commun, ça coûte très cher de faire des voies cyclables.
A. Ardisson : Vous trouvez que les automobilistes ne paient pas suffisamment ?
B. Lalonde : Où va l'argent des automobilistes ? Est-ce que l'argent des automobilistes va à la lutte contre la pollution ? Mais que non, il va dans la poche trouée de l'État, il va pour financer le déficit, il va pour je ne sais quoi, il va pour la politique de défense. C'est vrai et je partage quelquefois l'exaspération des automobilistes quand ils voient qu'il y a un problème d'argent, on rajoute un tout petit peu de prélèvement sur les pétroles. Mais cet argent ne va pas à la relève du pétrole par d'autres sources d'énergie, ni à la lutte contre la pollution.
A. Ardisson : Est-ce qu'on ne fait pas une fixation sur les automobilistes pour la pollution de l'air ?
B. Lalonde : On ne fait de fixation sur l'automobile et plutôt les camions et plutôt les diesels à cause de la poussière, que dans le centre des villes. Il y a un problème au centre-ville et notamment parce que les pots catalytiques ne fonctionnent qu'une fois que le moteur est chaud et les premiers kilomètres, il est froid et ne sert à rien.
A. Ardisson : Mais il n'y a pas que les automobiles ?
B. Lalonde : Il y énormément d'autres choses qui polluent l'air, il y a l'amiante, éventuellement des pépins, des accidents, il y même les engrais, l'agriculture, beaucoup de choses.
A. Ardisson : Il y a même les usines atomiques ?
B. Lalonde : Et d'ailleurs, dans cette loi, il n'y a rien là-dessus. Il y a beaucoup de choses qui sont absentes du projet de loi. En réalité, ce projet de loi qui généralise la mesure de la pollution, c'est une bonne chose, est plutôt un projet de loi sur la voiture en ville. Ce n'est pas un projet de loi sur l'air. Il restera beaucoup de choses à faire, c'est la tâche de chaque ministre de l'environnement de mettre une pierre nouvelle à l'édifice et manifestement, nous n'aurons pas fini le travail avec cette nouvelle loi.
A. Ardisson : On est à dix ans de l'accident de Tchernobyl, il y a du nouveau là-dessus ?
B. Lalonde : D'ailleurs, la loi sur l'air va supprimer presque toute loi sur le nucléaire. Il n'y a pas de loi sur le nucléaire en France, il n'y a pas d'appareil législatif. Il faut absolument qu'il y ait une loi nucléaire. Vous savez que c'est quand même préoccupant qu'une activité aussi importante et dangereuse puisse quand même s'appuyer sur un appareil législatif et réglementaire. Qu'est-ce que nous avons maintenant, dix ans après Tchernobyl ? Eh bien, Tchernobyl fonctionne toujours avec des risques terribles et l'Union européenne a été incapable de s'organiser pour fermer Tchernobyl ! On s'est appuyé sur le G7, c'est-à-dire que l'Europe a disparu. Elle a préféré faire appel aux États-Unis pour régler le problème et le problème n'est pas réglé. Nous avons une dizaine d'installations de ce genre en Russie et ailleurs, et je voudrais en profiter pour lancer un appel en faveur d'un marin russe qui est en prison à St-Pétersbourg. Ce marin russe travaille avec les écologistes, il a recensé toutes les sources de pollution radioactive dans l'océan glaciale arctique et notamment, certaines liés à la flotte de sous-marins russes. Il y a une centaine de réacteurs pourris qui sont comme des épaves, en train de rouiller à ciel ouvert là-bas. Comme il a voulu faire quelque chose, il a été immédiatement mis en prison comme s'il y avait, maintenant, une espèce de retour du KGB en Russie. Je lance donc un appel, il faut que nous puissions libérer cet homme et comprendre qu'il n'y a pas moyen de préserver l'environnement sans libérer l'information.
A. Ardisson : Qui suivez-vous en ce moment en politique ?
B. Lalonde : Mon instinct.
La Croix : 4 avril 1996
La Croix : Que pensez-vous du projet de loi sur l'air ?
Brice Lalonde : C'est une « loi thermomètre ». Elle renforce la surveillance de l'air et il faut s'en féliciter. Le problème est qu'on ne se soigne pas avec un thermomètre !
La Croix : Le texte prévoit tout de même une série d'instruments de planification…
Brice Lalonde : Les plans de déplacement urbain ne sont obligatoires que pour les agglomérations de plus de 250 000 habitants, soit seulement 20 villes et Paris ! De plus, ils étaient déjà prévus par la loi Fiterman de 1981 sur les transports, et n'ont jamais été réalisés car personne ne sait qui doit les faire. Les « organismes chargés des transports », mentionnée par le texte, n'ont pas l'autorité nécessaire.
La Croix : Que préconisez-vous ?
Brice Lalonde : Laissons de côté la lutte contre le pollution globale et l'effet de serre, objectif fondamental qui a pratiquement disparu dans le projet de loi. Concernant la pollution urbaine, j'aurais souhaité que l'État donne l'exemple avec ses propres véhicules, qu'il s'engage beaucoup plus nettement en faveur du GPL (gaz de pétrole liquéfié) : c'est le carburant le plus efficace, disponible et pas cher pour réduire la pollution de l'air.
La Croix : Vous étiez aussi favorable aux péages urbains, idée qui n'a pu été retenue…
Brice Lalonde : Ils auraient été pourtant conformes au principe pollueur-payeur et auraient permis de limiter le nombre de voitures dans les villes, tout en dégageant des ressources pour le transport en commun. Or, la loi ne prévoit rien ou presque sur le transport en commun, rien sur les énergies renouvelables… En fait, cette loi dit surtout : « on ne touche pas aux voitures et à la circulation » ! C'est tout à fait insuffisant. On est loin d'une grande loi fondatrice de la protection de l'atmosphère.
Le Figaro : 4 avril 1996
Qu'une grande loi protège l'atmosphère et oriente la politique française de l'énergie, voilà une noble ambition, En effet, la production et la consommation d'énergie sont parmi les principaux responsables de la pollution de l'air, depuis la fumée de chaque combustion, jusqu'à l'inexorable accumulation planétaire du gaz carbonique.
On s'attend à une mobilisation de l'État pour atteindre des objectifs, montrer l'exemple, recommander des solutions, respecter des conventions internationales et réunir des moyens financiers et administratifs.
Il n'y a rien de tout cela. Rien de chiffré, rien de nommé, rien sur les sources d'énergie, rien sur le transport routier de marchandises, rien sur les avions, rien sur la recherche ; on comprend alors qu'il s'agit seulement d'une loi sur la voiture en ville.
On pense que l'État va enfin proposer de réduire la place de l'automobile dans nos rues, équilibrer la fiscalité du diesel et du moteur à essence, autoriser la création des péages urbains, donner les moyens de développer d'autres modes de transport, créer des autorités intercommunales pour la circulation, ou du moins qu'il va recommander telle voiture propre pour les flottes urbaines et ses propres véhicules, par exemple le GPL. Mais la loi se contente de rendre obligatoire, sans en garantir le financement, la surveillance de la pollution. C'est bien, c'est peu. Le thermomètre suffit-il à combattre la maladie ? Quelle est donc l'ordonnance ? Des plans, comme des devoirs, pour les 21 agglomérations de plus de 250 000 habitants. Les uns qui touchent à l'air seront le fait des préfets, et c'est au fond, l'un des mérites du texte de trancher entre les maires et l'État, les autres qui règlent la circulation sont laissés à Dieu sait qui…
En réalité, ces plans existent déjà, mais ne sont guère employés. Voilà donc une loi qui réécrit les lois, allongeant les délais pour négocier les décrets d'application. Restant quelques excellentes intentions, de bonnes incitations fiscales, des pépites çà et là, mais une absence de volonté.
Mesdames et Messieurs les maires, vous savez désormais, que presque tout dépend de vous, et presque rien de l'État.
Mesdames et Messieurs les parlementaires, à vous de jouer !