Texte intégral
Q. Vous êtes ministre des Affaires étrangères, mais vous n’étiez pas dans la carrière politique traditionnelle, vous étiez évidemment porte-parole de l’Elysée, conseiller diplomatique de François Mitterrand, et vous êtes resté, tout au long des septennats de François Mitterrand à l’Elysée. Vous avez donc l’expérience des coulisses, et vous êtes aujourd’hui au premier plan. Vous êtes passé de l’ombre à la lumière. Qu’est-ce que l’on ressent quand l’on passe justement au premier plan ?
R. Je ne sais pas ce que l’on ressent en général, mais je peux vous dire que moi j’ai ressenti une très grande émotion, le poids d’une confiance, le poids d’une responsabilité : le fait d’avoir été choisi par le Premier ministre, accepté par le président de la République, avoir à prendre en charge cette très grande administration, ce grand « porte-avions », c’est émouvant, mais cette émotion est très vite dépassée par le sentiment de l’urgence. Surtout que l’on assume cette responsabilité au moment de l’année où le calendrier diplomatique international était le plus chargé et qu’il y a une course d‘obstacles devant nous.
Q. Vous étiez à Amsterdam très rapidement, une semaine après…
R. Il y a eu le Conseil Ecofin des ministres de l’Economie et des Finances. Je n’y étais pas mais il s’inscrivait dans une approche d’ensemble : le Sommet franco-allemand de Poitiers, le Conseil européen d’Amsterdam, le Sommet du G7, cette journée à New-York. Il y a encore devant nous pas mal de choses.
Q. Vous voulez dire que vous avez pris l’avion tous les jours depuis 15 jours trois semaine ?
R. Cela c’est l’anecdote. Sur le fond de dossiers, cela ne se prêtait pas à de longues méditations sur ce que l’on ressent. L’on a tout de suite été jeté dans l’action.
Q. Et pourtant, j’ai quand même envie de vous demander votre regard ; après vingt jours seulement, sur cette nouvelle cohabitation. Vous avez vu François Mitterrand président et cohabitant. Vous voyez là, et vous avez un poste privilégié pour cela, Jacques Chirac président et cohabitant. Quelles sont les différences, quelles sont les ressemblances ?
R. Vous savez, je suis tellement dans l’action que je n’ai pas le temps d’observer. Et d’autre part, je vais peut-être vous étonner, mais il n’y a pas grand-chose à dire de la cohabitation. C’est une situation que personne ne trouve parfaite sur le plan théorique ou constitutionnel. Mais enfin, les Français la créent par leur vote, il faut l’assumer le plus intelligemment possible.
Q. Mais, sur le plan humain ?
R. Au fond, chaque acteur s’est installé sans son rôle tout de suite. Cela n’appelle pas tellement de commentaires, sauf le fait que le France a expérimenté déjà cela à deux reprises. Donc, chacun voit bien quel est le rôle du président de la République, le rôle du Premier ministre, le rôle des ministres, et à la minute même, tout s’est embrayé. Cela paraît peut-être simple, trop simple de dire les choses comme cela… Mais c’est comme cela que je les ai vécues.
Q. On va peut-être y revenir parce qu’effectivement, on a besoin de plus de clarté. Mais, sur le plan personnel, sur le plan humain ? Jacques Chirac, bien sûr, c’est le président, vous êtes le ministre des Affaires étrangères, mais est-ce que, par exemple, il y a des points où vous vous dîtes qu’il fait la même chose que François Mitterrand, ou au contraire il fait différemment ? Par exemple, dans son rapport au ministre, dans sa façon d’étudier un dossier, de parler aux différents intervenants, aux différents acteurs ?
R. Par principe, je ne crois pas que ce soit une bonne chose de commenter les comportements, les attitudes du président de la République ou du Premier ministre, et de faire de la petite psychologie par rapport à cela. Donc, je suis obligé de vous donner une réponse qui est vraie et qui en même temps à l’air convenue : chez tous les présidents de la République depuis le début de la cinquième République, il y a des éléments de continuité, notamment dans le domaine international qui est le mien, parce que c’est la France, parce qu’il y a des engagements, une situation qui ne change pas du jour au lendemain. Et puis, chacun a une personnalité qui lui est propre d’un Premier ministre à l’autre. Il y a une combinaison des deux. Les hasards de la vie m’ont amené à cette situation étonnante de pouvoir vivre un épisode, puis un autre.
Q. Vous nous en direz plus un peu plus tard, si je comprends bien.
R. Je ne sais pas si j’en dirai plus. Je ferai ce que j’ai à faire dans ce dispositif, voilà tout.
Q. Cet après-midi, vous avez vécu votre première séance de questions d’actualité à l’Assemblée.
R. C’était sportif. J’ai trouvé cela très tonique. Il me semble mais je ne suis pas un familier des lieux, qu’il y avait un côté « bizutage ». Cela m’a paru à la fois très combatif, assez gai en même temps, très vif, très rapide. Je crois que c’est une bonne formule, ces questions. Je ne les trouve même peut-être pas assez courtes. J’ai cru comprendre que l’ancien président de l’Assemblée et l’actuel voulaient se rapprocher d’un système à l’anglaise qui va très vite. Vous savez, en Angleterre, en plus à la Chambre des Communes, ils sont quasiment séparés par le même espace qui nous sépare tous les deux ce soir. A l‘Assemblée nationale, c’est plus solennel, c’est disposé autrement. Mais l’idée que les questions et les réponses fusent, je crois que c’est une bonne idée. Il faudrait se diriger vers cela. Je trouverais bien qu’il y ait un mouvement d’ensemble dans cette direction. C‘est un élément d’oxygène pour la démocratie. Et puis, il se dit des choses vraies. Il y a un côté chahut, un côté interruption de séance, un côté théâtral, à certains moments, mais il me semble avoir entendu des vraies questions, des vraies réponses.
Q. Vous disiez : La cohabitation, finalement, il n’y a pas grand-chose à en dire.
R. Parce que c’est la troisième, et que chacun comprend.
Q. Oui, mais malgré tout, est-ce que la cohabitation permet de mener une politique étrangère déterminée, précise ? Ou est-ce que les deux acteurs de la cohabitation ne se neutralisent pas un petit peu ?
R. Nous disposons d’un recul de vingt jours, ce n’est pas beaucoup.
Q. Mais enfin, il y en a eu deux autres avant. Il y a des expériences. Sur les essais nucléaires, Edouard Balladur s’était plaint que le président Mitterrand ne l’avait pas laissé faire. Il y a d’autres situations dans lesquelles…
R. Ce n’est pas une question de cohabitation. Un Premier ministre n’avait pas le pouvoir de décider tout seul de faire des essais. Ce n’est pas la cohabitation qui créé cette situation.
Si vous prenez ce recul de vingt jours dont nous disposons aujourd’hui, la cohabitation n’a pas empêché le gouvernement de Lionel Jospin d’entamer une très vigoureuse action auprès de nos partenaires européens pour que le Pacte de stabilité, dont on a beaucoup parlé, soit complété par un autre volet, qui n’est pas purement social, qui est aussi économique que le premier, mais qui est économique d’une autre façon, donc avec un contenu croissance-emploi très fort. Cela s’est passé de l’arrivée du gouvernement jusqu’au Conseil européen d’Amsterdam. Est-ce que la cohabitation l’a empêché ? Non. Le président de la République a même apporté son soutien à cette action. C’est un exemple dynamique.
Q. On peut voir les choses différemment. On peut dire aussi que la cohabitation permet à Lionel Jospin de dire à ses électeurs : « le Pacte de stabilité, j’ai dit avant que c’était un super Maastricht, mais comme le président l’avait adopté, j’étais un peu obligé de l’adopter à mon tour. »
R. Oui mais il ne l’a pas adopté tel quel. Donc la dialectique marche dans les deux sens. Ce n’’est pas la même chose d’adopter un pacte de stabilité pur et simple, et d’autre part un ensemble dans lequel il y a des engagements de bonne gestion monétaire pour que l’euro que nous allons faire soit une monnaie qui permette à l’Europe d’avoir la force que nous lui souhaitons dans le monde, et un volet croissance-emploi qui reste à construire, parce que l’on a jeté les bases, l’on a fait acter une série de points. Maintenant, tout dépend du volontarisme dont feront preuve ou non les gouvernements européens. Ce n’est pas la même chose. La cohabitation n’a rien empêché par rapport à cela.
Q. Non, mais peut-être qu’elle sert de paravent. Comme disait l’un de mes confrères aujourd’hui dans Libération : est-ce que cela ne sert pas de paravent pour ses propres variations ?
R. Non. Je crois que cela donne naissance, dans certains cas, à une dialectique qui englobe l’ensemble des participant. Et dans le cas d’espèce, ce n’est pas un paravent, parce que l’engagement monétaire n’a pas été adopté tel quel, purement et simplement. Encore une fois, il y a une dynamique dans laquelle il a été englobé, mais qui va au-delà.
Q. A l’inverse, vous direz donc que c’est plutôt utile, que cela fait avancer les choses dans le bon sens ?
R. Cela dépend. Je n’ai pas de théorie générale sur le sujet. Je crois que chacun doit y jouer son rôle. Il y a deux expériences qui ont permis de décanter le sujet, et maintenant les rôles se distribuent très bien. D’ailleurs, vous n’avez entendu parler d’aucune querelle protocolaire, d’aucune discussion sur les rôles des uns et des autres.
Q. Cela s’est mis effectivement en place depuis les dernières années, mais quand même, parlons par exemple du G7, du G8 de Denver. Aujourd’hui, l’on a entendu Lionel Jospin dire : « Je ne suis pas satisfait de ce G8, je n’y étais pas », et donc en gros, je n’accepte pas les conclusions. Jacques Chirac y était. Est-ce que cela veut dire qu’il a mal défendu les intérêts de la France, de l’Europe ? Est-ce que cela veut dire que Lionel Jospin ne se reconnaît pas dans ce qui en est sorti ?
R. Je crois que personne n’est parfaitement satisfait des résultats de ce Sommet du G7/G8, y compris le président Clinton qui n’a pas le sentiment d’avoir fait adopter par ses partenaires du Sommet tout ce qu’il voulait leur faire adopter, puisque la plupart de ses propositions ont été amendées, édulcorées, corrigées, contrebalancées. Alors, évidemment il y a une présentation américaine qui est très forte et qui, en tous les cas dans les médias américains, submerge ce qui s’est dit exactement dans les textes. Et si vous regardez les textes en matière d’environnement, en matière « d’initiatives » pour l’Afrique, où les Américains découvrent un peu le sujet, dont nous nous occupons, nous, depuis longtemps, sur ces points, il n’est pas extraordinairement satisfait. Le président Chirac à Denver n’était pas totalement satisfait lui non plus. Il était satisfait sur certains points, pas sur d’autres, cela dépend. Aucun des participants n’est complètement satisfait.
Ce que le Premier ministre a voulu dire, c’est qu’il y a une sorte de présentation de la politique économique qui est faite à l’issue de ce Sommet qui était largement « moulinée » depuis longtemps, qui est d’ailleurs la même reprise d’années en années, depuis de nombreux sommets. C’est une présentation univoque, unilatérale, qui ne donne droit de cité qu’à une certaine forme de politique économique, dans laquelle le gouvernement français actuel ne peut pas se reconnaître.
Q. Vous voulez dire que la politique libérale américaine donne des résultats quand même, donne de bons résultats sur le plan du chômage, par exemple ?
R. C’est une discussion compliquée. Je ne suis pas le ministre de l’Economie et des Finances. Cela donne de bons résultats sur certains points et de tout à fait catastrophiques sur d’autres. Il faudrait avoir un jugement plus général. En tout cas, c’est vrai qu’il y a une grosse machinerie des Sommets, avec des textes qui partent dans tous les sens, et la France ne s’y reconnaît pas entièrement.
Q. Est-ce que Lionel Jospin ne s’est pas senti obligé, justement, de dire, « je ne me reconnais pas dans Denver », parce que par exemple Jacques Delors a dit, dimanche soir, au Club de la Presse : je n’aurais pas signé à Amsterdam, je n’aurai pas signé la Déclaration du G7, comme si en fait, l’on venait un peu rappeler à Lionel Jospin qu’il f allait qu’il garde son autonomie sur la politique étrangère. Est-ce qu’il n’y a pas un peu d’agacement déjà là-dessous ?
R. Je ne crois pas que Lionel Jospin soit quelqu’un qui se sente obligé de dire quelque chose parce qu’un autre a dit je ne sais quoi. Je crois qu’il a dit ce qu’il pensait. Il a vu la façon dont les résultats du Sommet étaient présentés, et il a donné son opinion. Il a dit ce qu’il croyait, ce qu’il pensait. Je crois que c’est la marque de ce qu’il est, et de ce gouvernement. La discussion, l’échange auquel vous faîtes allusion à l’Assemblée portait sur les conclusions économiques du Sommet, donc bien sur les chapitres du Communiqué qui portent sur la politique économique, où là, c’est un peu, en effet, unilatéral.
Q. Mais, qu’avez-vous pensé, vous, de ces déclarations de Jacques Delors ?
R. Je ne sais pas très bien, j’étais à Denver et puis à New-York. Je réponds honnêtement, ce n’est pas une feinte ni une esquive : je ne sais pas si Jacques Delors connaissait les communiqués eux-mêmes. Je pense qu’il connaissait les commentaires triomphalistes de la partie américaine, mais qui avaient été émis dès avant le Sommet, alors qu’il commençait à avoir lieu, qu’il n’était pas tout à fait conclu…
Q. Il parlait d’Amsterdam aussi, d’Amsterdam qu’il connaît bien…
R. Je ne sais pas si sa critique porte sur le fond de ce qui a été adopté à Amsterdam, parce que je ne peux pas penser qu’il soit vraiment en désaccord avec la résolution « croissance-emploi », avec ce que l’on a dit sur l’élargissement des moyens de la Banque européenne, sur l’utilisation de l’article sur la coordination des politiques économiques, qui devrait permettre du bon travail sur le Sommet Emploi. Il ne peut pas être en désaccord avec cela. Toutefois, il y a peut-être une présentation… Je ne sais pas, je ne peux pas parler à sa place. Mais, de toute façon, je pense que Lionel Jospin exprime sa propre pensée.
Q. Oui, mais enfin, il peut réagir aussi face à des membres de sa majorité…
R. Oui, mais en fonction de la ligne qu’il s’est fixé, lui.
Q. Vous étiez à Maastricht durant la négociation du Traité. Quelques années plus tard, n’avez-vous pas le sentiment que ce Traité était trop dur, trop rude et qu’il n’avait pas tout prévu puisqu’aujourd’hui, on se sent obligé de rectifier, de discuter ?
R. Aucun Traité ne prévoit tout. J’ai le sentiment que la réponse apportée à l’époque, notamment par la France et par l’Allemagne, aux grands changements, qui étaient de dire qu’il fallait que les Européens abordent le nouveau chapitre de façon plus unie, était une bonne réponse. Si cela n’avait pas eu lieu, l’Europe et la France, et le gouvernement français, seraient aujourd’hui désarmés par rapport à beaucoup de problèmes économiques et sociaux que nous rencontrons. Je pense en plus qu’aucun des problèmes sérieux que nous avons à traiter ne découlent de cela. En réalité, la plupart des dispositions d’avenir ne sont pas véritablement appliquées. Il faut simplifier toutes ces controverses. L’idée centrale est que les Européens sont plus forts s’ils abordent unis les nouvelles échéances. C’est facile à dire. Ensuite, il faut le décliner chapitre par chapitre. Je crois que c’était un bon mouvement. Regardez la Charte sociale à laquelle, à l’époque, la Grande-Bretagne avait refusé de participer. Nous avions été obligé d’inventer un système pour que les autres puissent y participer quand même. Elle avait été signée à onze. Finalement, M. Tony Blair a rejoint ce mouvement. C’était globalement une bonne réponse. Malheureusement, ensuite, cela a coïncidé avec une période économique très mauvaise pour l’Europe et peut-être n’a-t-on pas centré l’explication sur l’essentiel. Le fait est que nous sommes dans un monde global où la compétition est très rude et où les Européens ont tout intérêt à regrouper leurs forces. On perturbe un peu les habitudes mais il faut savoir ce que l’on veut. Je ne crois pas que ce soit une idée caduque.
Q. Sur le concret de ce Traité, il y a le critère du déficit.
R. Attendez, dans ce Traité, il y a l’idée de faire une monnaie unique et c’est pour cela qu’il y a un ensemble d’éléments pour savoir comment l’on peut faire une monnaie unique qui tienne la route. L’idée centrale c’est que, par rapport à un système monétaire mondial qui est dominé depuis 1971 par le dollar et une Europe, dans laquelle le mark a une énorme influence, la France a intérêt à ce qu’il y ait une monnaie unique, en commun. Il y a ensuite des éléments techniques sur la façon dont cela doit fonctionner.
Q. Effectivement, et cette technique intervient dans la vie des Français.
R. Aucun pays ne gère sa monnaie n’importe comment.
Q. Il y a un audit qui va être lancé, on va voir quelles seront les conclusions sur les déficits. Diriez-vous, si le déficit est élevé, qu’il faut à tout prix entrer dans l’euro en 1999 ?
R. Vous me faites entrer dans des « si ». Je n’ai pas envie d’y entrer car je ne sais ce que l’audit va dire.
Q. Oui mais, les Français ne savent plus ce que vous allez faire.
R. Ils ne peuvent pas savoir avant que cela ait été fait. On ne peut pas commenter ce qui n’a pas eu lieu. Il faut respecter le travail des gens qui vont le faire. D’autre part, je note que le Premier ministre, juste après sa nomination, s’est rendu à Malmö à une réunion des parties sociaux-démocrates d’Europe, dans laquelle il a dit clairement que la construction de l’Europe restait l’objectif de ce gouvernement, que la réalisation d’une monnaie unique restait l’objectif de ce gouvernement et que le calendrier était accepté par ce gouvernement. En revanche, il a expliqué que ce gouvernement ne voulait pas le faire à n’importe quel prix et dans n’importe quelles conditions. Je dirai que c’est une question que se posent plusieurs gouvernements en Europe car personne n’a non plus envie de le faire contre les gens, contre les peuples, à n’importe quel prix. Il faut donc concilier ces deux éléments, ce qui nous renvoie à ce que nous disions tout à l’heure sur Amsterdam, le volet « stabilité » et le volet « croissance-emploi ».
Q. Il y a un volet qui change tout de suite la vie quotidienne des Français et un volet plus vague, plus flou, même si vous considérez qu’il est important.
R. Aujourd’hui, dans une économie mondiale ouverte, aucun pays ne peut gérer sa monnaie n’importe comment, ce qui fait que vous êtes obligé d’avoir des règles plus ou moins strictes, plus ou moins souples. Mais enfin, tout le monde a des règles. Cela s’applique à des pays qui ne sont même pas en train de faire l’euro. N’importe quel ménage connaît ces règles de base, n’importe quel ménage sait que l’on est obligé d’avoir un certain équilibre entre les dépenses et les recettes. C’est la même chose pour les Etats. La plupart des Etats dans le monde sont confrontés à cette obligation mais si la France est confrontée à celle-là, c’est avec un but, ce n’est pas pour rien. Au bout du compte, qu’y aura-t-il si tout fonctionne ? Ces questions ne se posent pas qu’en France, elles se posent en Allemagne et dans beaucoup de pays, parce que c’est vrai que c’est une grande ambition et une ambition qui impose d’être au niveau de cette ambition. Mais au moins, je le répète, c’est pour quelque chose : pour que, demain, l’Europe pèse dans le monde, avec une monnaie qui soit la sienne. Et si elle ne l’a pas, elle ne réussira pas. C’est ma conviction personnelle.
Q. Vous êtes beaucoup déterminé sur cette question. Vous étiez à Maastricht, vous êtes plutôt considéré comme le plus européen de ce gouvernement. On dit même que vous avez été nommé ministre des Affaires étrangères parce que vous rassuriez les Allemands que vous connaissez très bien. Vous plaidez la cause de l’Europe.
R. C’est me faire beaucoup d’honneur. Non, je ne plaide pas, je ne fais qu’expliquer ce qui est ma conviction, ce que je vois dans les rapports de force dans le monde, et je vous rappelais, il y a un instant, que le Premier ministre avait été dire à Malmö, il n’a pas dit le contraire : ‘Europe, Euro, calendrier, mais pas à n’importe quel prix ». Aujourd’hui, les gouvernements sont reconnaissants au gouvernement français de Lionel Jospin d’avoir posé cette question. Puisqu’on parle des méfiances des marchés sans arrêt, il y a la méfiance de peuples ce qui est aussi important.
Q. Les Allemands étaient parfois aussi un peu en colère, un peu agacés.
R. De toute façon, en politique, il y a un principe de réalité. Il faut prendre en compte les choses telles qu’elles sont, les points de vue exprimés, surtout quand ils s’expriment avec force dans les votes. Il faut donc enrichir cette construction européenne, la relégitimer, lui donner une force telle, une compréhension et un sens, une lisibilité telle que les opinions puissent se dire : ce qui se fait c’est globalement dans notre intérêt. Cela me perturbe sur tel point, cela me dérange en tant qu’appartenant à telle ou telle catégorie, mais, je comprends où l’on va. Dans le monde de demain, l’Europe doit avoir cet instrument qui est encore une fois, un instrument de volontarisme et si on ne l’a pas, nous serons dans une situation difficile.
Je ne vois pas pourquoi je ne redirai pas aujourd’hui, comme ministre des Affaires étrangères ce que je pense, ce que je crois. C’est une conviction qui se renforce chaque fois que je voyage. En même temps je vous le répète, tous les gouvernements d’Europe savent que cela ne peut pas se faire n’importe comment, ni à n’importe quel prix. C’est pour cela que le Traité, il y a, à la fois des critères qui sont chiffrés, et l’idée de temps…
Q. Je n’imagine pas que l’on prenne pas de mesures correctrices. Pensez-vous la même chose ?
R. Nous verrons, vous êtes dans un domaine qui n’est pas directement le mien. Ensuite, il y a toute une discussion de politique économique : les déficits, comment les corrige-t-on, par quoi les contrebalance-t-on… ? Vous inviterez le ministre de l’Economie le moment venu.
Q. Parlons de la politique étrangère, et notamment de l’Afrique, qui est aujourd’hui un des points chauds et où il se passe beaucoup de choses. Là-dessus aussi, je reviens un peu à mes questions sur la cohabitation. Qui décide de l’action de la France en Afrique aujourd’hui, au Centrafrique par exemple, concrètement ? Est-ce vous, est-ce l’Elysée ? Y-a-t-il toujours la cellule africaine de l’Elysée ?
R. Il y a des conseillers pour l’Afrique à l’Elysée, comme à Matignon. Tous les jours, sur les questions africaines sensibles, il y a une concertation établie au niveau des ministères. C’est généralement autour du Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères : il y a les différents agents du ministère des Affaires étrangères, de la Coopération, le secrétaire d’Etat auprès du ministère des Affaires étrangères, le ministère de la Défense, tel ou tel autre ministère qui peut être intéressé.
C’est le suivi et l’analyse. Ensuite, des suggestions sont faites et communiquées au gouvernement.
Il y a une discussion entre les ministres concernés et une position du gouvernement est arrêtée par le Premier ministre. Après, il y a une discussion entre le Premier ministre et le président de la République et la décision est prise finalement par le président et le Premier ministre, c’est simple.
Ce qu’il faut ajouter quand même, c’est que cela fonctionne très vite. Tout ce que je viens d’énumérer peut se faire en 20 minutes. Il y a des réunions, tout le monde se téléphone, on connaît les sujets, on sait quel type de décision prendre.
Q. Peut-on dire que c’est la guerre au Congo ? Il y a une grande tension en Centrafrique et ailleurs, ce n’est pas très calme non plus.
R. Il y a des tensions tout le temps, mais en ce moment beaucoup de minorités bien organisées et équipées peuvent se dire que, prendre le pouvoir par la force, dans le contexte actuel, c’est plus tentant ou facile.
Q. Et que fait le France ?
R. Au Congo, la France de la cohabitation, puisque cette question revient dans votre bouche à chaque instant, a décidé en parfaite entente d’abord, une opération importante qui a permis d’évacuer et de protéger plusieurs milliers de ressortissants étrangers. Pas uniquement les Français naturellement. Mais elle a décidé de ne pas aller au-delà dans une action d’interposition et d’ingérence.
Q. Est-ce que c’est une politique de désengagement de la France ?
R. On ne se désengage de rien. Le Congo-Brazzaville est un pays dans lequel il n’y a pas d’accord avec la France, pas d’obligation stricte. Nous ne sommes désengagés de rien. Simplement, le choix aurait été de s’engager dans un conflit interne et ce choix n’a pas été fait. Le président de la République a arrêté la ligne qui a été suivie puisque vous me parliez de mode de fonctionnement. Nous avons sauvé plusieurs milliers de personnes et d’autre part, politiquement et diplomatiquement, des efforts sont tentés pour une médiation, pour que les protagonistes qui s’affrontent reviennent à un calendrier d’élections présidentielles. Nous soutenons les efforts des pays africains voisins, notamment ceux du président Bongo. Nous soutenons les efforts d’un envoyé spécial du Secrétaire général des Nations unies, M. Sahnoun. Il y a donc une action politique très importante.
Q. Et au Centrafrique, l’armée française est un peu intervenue hier. Elle a soutenu la force d’interposition africaine.
R. En Afrique, il y a une force qui est interafricaine, et non pas française, qui est chargée de la mise en œuvre des Accords de Bangui.
Les Etats africains voisins ont eu le courage et la responsabilité de prendre cela en main et la France n’intervient qu’en soutien, et notamment quand la force est prise à partie.
Q. C’est ce qui s’est passé hier ?
R. Oui, mais c’est une action défensive car la force était prise à partie.
Q. Elle peut donc de nouveau avoir à se défendre ?
R. Se défendre mais ce n’est pas la même chose que de s’impliquer, que de prendre en main directement, on ne saurait pourquoi d’ailleurs, les différents problèmes de ce pays. Il s’agit de trouver un équilibre entre, assumer les responsabilités de la France, ne pas entrer dans les engrenages qui sont des engrenages d’affrontements internes, dont on ne verrait pas l’issue. Il faut trouver un juste équilibre. Cela doit s’inscrire dans une préoccupation plus large. Le Premier ministre a insisté sur ce point dans sa déclaration de politique générale. Il est tout à fait clair qu’il faut réformer notre système de coopération avec l’Afrique.
Q. Juste une phrase de Lionel Jospin sur le Centrafrique, en janvier 1997, il disait « l’armée française n’a pas à être transformée en force de sûreté intérieure ni en garde présidentielle pour le président Patassé ».
R. Elle ne l’est pas.
Q. Elle est là uniquement à titre défensif, c’est ce que vous venez de dire.
R. Elle ne l’est pas, puisque l’élément important sont les Accords de Bangui et cette force interafricaine. Des efforts sont faits pour transformer cette force interafricaine en force onusienne, disons plus largement. La France ne s’est pas mise dans la situation que Lionel Jospin par avance condamnait.
Tout cela s’inscrit dans une réflexion plus large puisqu’il est clair qu’il faut revoir et repenser la façon dont la France, non pas abandonnera, ce serait trop facile, mais repensera les modalités de son influence, de ses relations, de son partenariat avec l’Afrique.
Q. Et ce sera « l’inflexion Jospin » sur la politique africaine ? Ce sera une nouvelle politique africaine de la France ?
R. C’est un des axes que le Premier ministre a fixé à la politique étrangère de la France dans son discours de politique générale. Le président de la République lui-même a fait des déclarations dans ce sens. Donc, le contenu n’est pas exactement fixé. C’est quelque chose de sérieux, cela ne peut pas s’improviser comme cela. Il y a un travail à faire et le moment venu, il y aura une réflexion, un échange entre le gouvernement et le président de la République et les nouvelles orientations seront tranchées par le président de la République et le Premier ministre.
Q. Vous savez que l’on parle beaucoup des réseaux politiques français en Afrique, de droite et de gauche. Est-ce que la nouvelle politique africaine de la France sera aussi de les supprimer complètement ?
R. Je crois qu’ils appartiennent à une autre époque.
Q. Pour vous, c’est terminé ?
R. Je crois.
Q. Vous croyez où vous espérez ?
R. Non, je crois que de toutes façons, dans les faits, même s’ils n’en sont pas eux-mêmes convaincus, c’est terminé.