Texte intégral
France 3 : Mardi 20 mai 1997
É. Lucet : Que répondez-vous à ceux qui affirment que le chef de l’État est trop présent pendant cette campagne ?
R. Monory : Moi, je trouve qu’il n’a pas été trop présent. Il fallait bien qu’il s’exprime, il fallait bien qu’il donne le point de vue de la France. En partant, en particulier, à partir du Président de la République, cela me paraît tout à fait normal et je suis très heureux de cette déclaration qui rejoint parfaitement mes préoccupations. Vous savez, le monde bouge, le monde change, le monde se développe, nous n’aurons pas de chance si nous faisons pas l’Europe. Je trouve très bien que le Président de la République ait insisté beaucoup là-dessus.
É. Lucet : On va revenir sur la politique franco-française. Ici même, V. Giscard d’Estaing disait qu’il fallait gouverner autrement. À votre avis, le Président Chirac va-t-il devoir, quels que soient les résultats, envoyer un signe fort aux électeurs, c’est-à-dire, par exemple, changer de Premier ministre ?
R. Monory : Gouverner autrement, cela veut dire gouverner sans augmenter les impôts maintenant, et surtout en essayant de baisser les charges car le principal problème pour les Français, c’est maintenant de faire répartir l’économie. Vous savez que le monde entier est bien reparti puisqu’on annonce 4 ou 4,5 % de croissance dans le monde. C’est le moment que l’Europe se manifeste pour rattraper son retard. Alors je crois que si on ne faisait pas la monnaie unique comme on souhaite la faire, comme le Président de la République vient de le redire, eh bien, on passera à côté d’une chance extraordinaire. Et il n’y a aucune raison que l’Europe ne fasse pas 3 %, 4 %, comme le monde entier. Pour moi, c’est tout à fait important de bien marquer la direction ver laquelle il faut y aller.
É. Lucet : Cela veut dire que pour vous, ce n’est pas un problème de Premier ministre ?
R. Monory : Eh bien, ce n’est pas un problème de Premier ministre, c’est un problème de politique. Il faudra bien qu’on change de politique un peu, puisque la politique qu’on a faite, c’était pour boucher les trous qu’avaient provoqués les socialistes. Maintenant, c’est une politique moderne, ce n’est pas une politique misérabiliste qu’il faut faire, c’est une politique d’espoir. Les jeunes nous attendent et ils veulent absolument qu’on leur parle un langage sérieux, un langage d’espoir et c’est ce qu’il faut faire. Je ne parle pas de politique. Ce qu’il faut, c’est aller vers le développement, vers la croissance, moins de fonctionnement, davantage d’investissements. C’est vers cela qu’il faut y aller.
É. Lucet : Vous vous êtes exprimé dernièrement sur le Smic. Fait-il partie, d’après-vous, de ce qu’on appelle les freins à l’emploi ?
R. Monory : Je m’étais exprimé sur le Smic au détour d’une phrase, dans un article qui faisait quatre ou cinq pages. Ce qui m’inquiète beaucoup, moi, c’est qu’il y a actuellement 1,5 million de personnes qui sont hors de l’emploi, 1 million de Rmistes et à peu près 500 000 qui sont des contrats emploi-solidarité, qui sont vraiment des contrats très précaires, avec 2 500 francs par mois et qui sont rejetés très rapidement, quand on a plus besoin d’eux. C’est ceux-là qu’il faut faire monter vers le Smic et bien au-delà du Smic, car mon objectif ce n’est pas seulement que les gens atteignent le Smic, c’est qu’ils aillent beaucoup plus loin. Donc il faut que l’on ait l’imagination nécessaire pour créer des passerelles pour sortir ces Smicards, ces Rmistes et ces CES de la situation dans laquelle ils sont aujourd’hui.
É. Lucet : La majorité ne cesse de dire qu’il faut réduire les dépenses publiques. Doit-on, par exemple, d’après vous, remplacer les fonctionnaires qui partent en retraite ? Et, si ce n’est pas le cas, jusqu’à quel seuil de non-remplacement peut-on aller ?
R. Monory : Je crois qu’il y a probablement des remplacements que l’on n’est pas toujours obligé de faire. Surtout, ce qui es important – je voudrais bien faire passer le message – c’est qu’il faut faire de la richesse. C’est ce que vient de dire, à l’instant, le Président. Car, si vous faites de la richesse, si vous faites 3 % ou 3,5 % plutôt que d’en faire 2 %, c’est 120 milliards de francs qui tomberont dans les caisses de l’État, de la France. À ce moment-là, les problèmes de dépenses supplémentaires n’existent plus, au contraire, c’est le règlement de nos déficits, c’est le règlement de notre emprunt, progressivement, à l’extérieur. Donc je crois que le premier problème du prochain gouvernement, du prochain Premier ministre, ce sera de faire de la croissance à partir de l’investissement, en diminuant sans doute les dépenses de fonctionnement.
France 2 : Mardi 21 mai 1997
G. Leclerc : J. Chirac est donc intervenu, hier, pour souligner que la France doit parler d’une seule voix pour tenir ses engagements européens. Est-ce que cette intervention est bienvenue ? Est-ce qu’elle est opportune ? Est-ce qu’elle est suffisante ?
R. Monory : Je ne sais pas si elle est suffisante mais elle était nécessaire. Car finalement, avec les propositions socialistes, on finit par se demander si on allait vers l’Europe. Et c’était tout à fait important, c’est l’enjeu n° 1. C’est l’enjeu de la dissolution : aborder la construction de l’euro avant les élections, ça aurait été dramatique parce que, finalement, on n’aurait pas eu beaucoup de forces autour de la table. Il y aura forcément des négociations et je trouve que ça vient tout à fait au bon moment. Et le Président de la République a donné une ligne très nette, très claire, sur l’Europe, j’en suis ravi.
G. Leclerc : Vous savez que L. Jospin a immédiatement répondu en disant qu’en fait, il n’y aurait pas de problème, la France parlerait bien d’une seule voix s’il y avait cohabitation, comme cela s’est passé, a-t-il dit, sous les deux précédentes cohabitations, en 1986 et en 1993 ?
R. Monory : On se souvient des forcings qui étaient faits, dans un sens ou dans un autre. On ne savait pas qui allait participer aux réunions européennes, qui allait participer aux sommets. Il ne faut pas raconter d’histoires. S’il y a deux chefs qui ne sont pas du même parti en tête, ce n’est pas fait pour marcher. C’est vraiment se raccrocher aux branches, pour Jospin, d’une façon un petit peu lamentable parce que s’il fait la même politique, pourquoi se présente-t-il alors ?
G. Leclerc : Sauf que sur l’Europe, justement, la majorité s’était rapprochée des conditions mises par les socialistes et s’est quasiment alignée, a-t-il dit, sur les positions socialistes ?
R. Monory : Mais c’est lui qui le dit. Mais enfin, les conditions, il n’y a pas de conditions. C’est toujours ce qu’on a dit. De toute façon, vous savez, ne vous faites pas d’illusions, ça ne sera pas facile à faire l’euro, ça se fera. Ce que je souhaite, c’est que dès le départ, il y ait au moins une dizaine de pays qui soient à l’intérieur de l’euro, probablement que tous ne rempliront pas tout à fait les conditions. À partir de là, il y aura forcément des concessions des uns et des autres mais il est certain que l’Allemagne, ayant des élections devant elle, sera moins forte que la France qui les aura derrière elle. Et je crois que l’on sera, à ce moment-là, pas les maîtres du jeu, mais on sera un des patrons du jeu.
G. Leclerc : J. Chirac doit ré-intervenir selon vous, avant le premier ou le deuxième tour ?
R. Monory : Je crois que maintenant il n’interviendra pas avant le premier tour. Mais entre le premier et le second tour, ce ne serait pas mal qu’il intervienne.
G. Leclerc : L. Jospin est revenu, hier, dans un article dans « Le Monde » et, ce matin, dans « Le Figaro », sur le programme socialiste et il s’est voulu réaliste en disant, par exemple, qu’on ne pourrait pas en même temps réduire le temps de travail, augmenter les salaires et créer des emplois. Ça vous rassure ?
R. Monory : Non, ça ne me rassure pas. ?a veut dire quand même qu’il n’y a pas beaucoup de lignes dans sa politique. Si l’on compare ce qu’il a dit il y a 15 jours et maintenant, il y a un changement à 90 % ou à 180 % parce qu’il s’est rendu compte que personne ne croyait à son programme, il s’est rendu compte qu’il n’était pas réaliste alors il a fait demi-tour. Mais à trois jours de la campagne, comment ça va être interprété par les électeurs ? Je crois qu’ils vont comprendre que les propositions étaient un peu farfelues.
G. Leclerc : Par exemple, ce qu’il dit sur l’emploi des jeunes, que ce serait financé par un redéploiement des aides déjà existantes : à première vue, ça n’est pas une mauvaise idée, non ?
R. Monory : Ce n’est pas une mauvaise idée mais à condition que ça marche. L’important, c’est de faire de la richesse aujourd’hui. On a la possibilité de faire de la richesse parce qu’aujourd’hui, les perspectives mondiales sont bonnes. On l’annonce pour la première fois au niveau des banques mondiales, le Fonds monétaire international : plus de 4 % de croissance en 1997 et presque 4,5 en 1998. C’est le moment de s’accrocher, nous, à cette moyenne mondiale. On n’y arrivera pas du jour au lendemain mais il faut y aller beaucoup plus à l’exportation, il faut faire de la richesse. À partir du moment où l’on fera de la richesse, si l’on fait un point de plus de croissance, c’est 80 milliards, ça change tout. C’est ce qu’il faut faire.
G. Leclerc : Alain Madelin est revenu, hier, sur l’idée qu’il fallait forcément un changement fort. Même chose pour E. Balladur qui a dit : « On n’est pas allé assez loin dans les réformes et les libertés. » C’est votre avis ?
R. Monory : Je crois qu’ils ont raison mais il y a eu deux étapes. Il fallait aussi penser qu’il y avait un héritage à traiter, aussi bien pour Balladur que pour Juppé. Il a fallu le faire, mettre les pendules à l’heure de façon à qu’on soit crédible. Depuis que tout cela a été fait, le franc est beaucoup plus fort, on a été crédible en Europe. Maintenant, je crois que c’est une autre période qu’on entame, la période du développement de la richesse, de privilégier les investissements par rapport au fonctionnement, c’est une autre politique. ?a ne veut pas dire que les hommes qui sont en place ne sont pas capables de le faire mais il faudra sans doute qu’on change un peu de tonus, de mentalité. C’est tout à fait important et je suis d’accord avec Balladur et avec Madelin quand ils disent que c’est vraiment quelque chose de nouveau qui va apparaître en France.
G. Leclerc : Concrètement, est-ce qu’il y a des réformes symboliques qui vous paraissent nécessaires, qu’il faut faire ? Vous aviez vous-même évoqué éventuellement de remettre un peu en cause le Smic, d’autres disent la CSG à la place des cotisations sociales. Il faut prendre comme ça une mesure de ce type pour bien montrer le changement ?
R. Monory : Je crois qu’il ne s’agit pas seulement de transférer des charges d’un point à un autre. Ce qu’il faut surtout, c’est la richesse. La richesse se fera beaucoup par la liberté. Moi, je n’ai pas peur de dire qu’il faut une politique libérale dans laquelle on introduit bien sûr la solidarité. Je crois qu’il ne faut pas laisser sur le côté de la route un million de Rmistes, en ce moment, dont personne ne s’occupe. Moi, je m’en occupe dans mon département, on en remet au travail. En plus, si vous avez des contrats emploi-solidarité, c’est un faux Smic qui avait été introduit par les socialistes à l’époque. C’est pareil, les gens travaillent 18 mois dans une association, dans une mairie, après ils sont rejetés complètement comme des malpropres sur le côté de la rue. Ceux-là, il faut s’en occuper parce qu’il faut donner confiance, si l’on veut faire de la richesse, il faut que ça soit l’ensemble de la population qui se sente concernée. Si c’est seulement ceux qui sont capables d’en faire, ça ne suffira pas. Il faut donc faire de la richesse pour faire une plus grande solidarité.
G. Leclerc : Mais concrètement, ça prend quelle forme ? Quelle réforme, par exemple, qui n’a pas été faite jusqu’à maintenant ?
R. Monory : Jusqu’à présent, d’abord beaucoup plus de décentralisation et, d’autre part, beaucoup plus de libertés pour les entreprises, pour les chefs d’entreprises petites et moyennes. J’arrive des États-Unis, il y a un mois, je vous assure que là-bas, il se crée beaucoup d’entreprises parce que les gens vivent dans la liberté. La liberté, ça ne veut pas dire le laxisme, ça ne veut pas dire l’anarchie, ça veut dire beaucoup d’initiative, que les gens puissent créer. Aujourd’hui, on ne dispose pas de front à risque, on ne dispose pas de liberté de créer. Dès qu’on veut embaucher quelqu’un, c’est tout un tas de formalités. Il faut supprimer tout ça, il faut avoir confiance dans les hommes et ça marchera. Je suis sûr que c’est l’initiative… La puissance des hommes et des femmes de ce pays est très grande. On est au moins aussi intelligents que les autres, on peut arriver là où les Américains gagnent du terrain en ce moment.
G. Leclerc : Il y a une quinzaine de jours, vous aviez été le premier à dire que la reconduction d’A. Juppé comme Premier ministre n’était pas automatique, c’est toujours votre avis ?
R. Monory : Ce n’est pas automatique, bien sûr, c’est une décision du Président de la République. Il fera ce qu’il voudra, il aura plusieurs cordes à son arc au moment de choisir. C’est lui qui fera, mais ce qu’il fera très bien, moi je l’approuverai et, à ce moment-là, ce qu’il aura fait, on le soutiendra. Je n’ai pas d’exigences particulières dans ce domaine.
G. Leclerc : Le Congo, avec l’assassinat de deux Français et la chute de Mobutu. Est-ce que c’est pas quelque part l’échec de la politique française en Afrique ?
R. Monory : Il faut faire attention parce qu’en ce moment, les Américains progressent vite en Afrique et ça m’inquiète. Non pas qu’ils n’ont pas le droit d’y aller mais enfin, l’Afrique, c’était quand même notre Joyau. Les Africains, moi, j’y vais souvent, je les connais bien, ce sont des gens très attachants, il ne faut pas les laisser tomber. Je crois qu’on n’a peut-être pas fait tout à fait, depuis 10 ou 15 ans, ce qu’il aurait fallu faire pour leur rendre service. On a beaucoup parlé de l’Afrique mais on en a parlé un peu en protecteur et non pas en développeur. Si on développait l’Afrique, d’ailleurs, on aurait moins de problèmes avec l’immigration.