Interview de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, dans "Le Monde" du 22 février 1999, sur les réactions suscitées par la réforme de l'enseignement notamment parmi les enseignants, et sur sa volonté de poursuivre la réforme des lycées.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Q - Avez-vous le sentiment qu'on cherche à faire de vous le principal handicap de Lionel Jospin ?

Non. Je pense qu'il y a une résistance aux réformes. Les gens qui n'ont pas envie de réformer et qui veulent une société statique me prennent aujourd'hui pour cible. Un autre jour, ce sera un autre ministre...

Q - Ce sont des cycles, pour vous, qui touche l'un après l'autre tous les ministres de Lionel Jospin ?

- Lionel Jospin conduit un gouvernement qui réforme. La question posée est de savoir si on continue à réformer ou si les oppositions, inhérentes aux réformes, vont empêcher de réformer.

Q - Vos opposants veulent vous réduire au choix de vous soumettre ou de vous démettre ?

- Mais c'est une plaisanterie ! Il faut relativiser. L'effet de loupe des médias déforme la réalité. Je n'ai pas de doutes sur la nécessité de ces réformes, qui, les sondages auprès des Français le montrent, sont soutenues massivement par l'opinion. Ces réformes de gauche rencontrent des résistances.

Q - Vous récusez l'affirmation selon laquelle le point de rupture a été atteint entre les enseignants et vous ?

- On est dans un pays où ce ne sont pas les syndicats qui décident de la nomination des ministres. Jusqu'à preuve du contraire, on est dans un pays démocratique. Les méthodes employées ne me paraissent pas tout à fait orthodoxes. On a écrit que, parce que je parlais avec Madame Vuaillat [secrétaire générale du Syndicat national des enseignements de second degré], j'avais reculé devant le SNES ; ce n'est pas vrai ! Si le malaise persiste, c'est bien parce que je ne cède pas. Il y a des gens qui veulent que je me couche, eh bien !  Je ne me coucherai pas.

Q - Une mobilisation contre vous n'est-elle pas pourtant en train de s'amplifier ?

- Je ne gère pas l'irrationnel. Je travaille à améliorer le système éducatif, pour l'avenir de nos jeunes.

Q - Que pensez-vous des critiques qui montent des rangs du parti socialiste, notamment d'un certain nombre de jeunes députés ?

- Elles ne montent pas, elles descendent.

Q - Elles ont donc été élevées ?

- Elles n'ont pas été élevées. Il y a eu des critiques d'un petit nombre de députés socialistes sans doute sensibles à une campagne qui était dûment orchestrée. Je crois que c'est derrière nous.

Q - On a parlé de cartes déchirées qui vous sont envoyées, de cartes d'électeurs renvoyées…

- Il n'y a jamais eu de secrétaires de section qui aient démissionné. Le député Didier Mathus m'a écrit pour démentir les propos qui lui avaient été prêtés. Tout cela a été très exagéré.

Q - D'autres députés socialistes comme Vincent Peillon ont fait état aussi de cartes déchirées…

- Actuellement, je reçois plein de lettres de soutien du parti socialiste, notamment de la circonscription de Vincent Peillon. Et si je regarde les sondages pour les élections européennes, le PS n'a jamais été aussi haut.

Q - Vous ne croyez donc pas à un vote sanction des enseignants ?

- Ce serait injuste vis-à-vis d'un gouvernement qui travaille à l'amélioration du système éducatif, à l'emploi des jeunes et qui a nettement amélioré le pouvoir d'achat des enseignants.

Q - François Hollande soutient l'idée de réforme pour « faire bouger l'éducation nationale », mais il ajoute qu'elles doivent se faire « avec les enseignants ». Le message, à peine subliminal, suggère plus de communication et plus de dialogue…

- Je ne pense pas qu'il dise cela. Il est évident qu'on ne réformera pas l'éducation nationale sans les enseignants. Pour autant, est-ce que la réforme doit être faite en tenant uniquement compte des intérêts des syndicats enseignants ou des besoins de formation du pays et des jeunes ? Les enseignants seront gagnants grâce à l'aménagement de leur temps de travail, grâce à de meilleures conditions de vie suite au travail de la mission que j'ai confiée au recteur Daniel Bancel [de l'académie de Lyon]. Ils reprendront progressivement la place qu'ils n'auraient jamais dû perdre.

Q - Comment analysez-vous le malaise persistant du monde enseignant à votre égard ?

- Le malaise avec les enseignants du secondaire est dû principalement à la baisse du taux de rémunération des heures supplémentaires. J'ai pris cette décision en pensant que c'était un geste de solidarité pour l'emploi des jeunes. On a créé vingt mille postes supplémentaires d'aides-éducateurs avec cela, et l'éducation nationale est en tête dans la lutte contre le chômage des jeunes, Mais cela a été totalement incompris. Il faut que tout le monde en tire la leçon. Les syndicats eux-mêmes disent qu'il faut supprimer des heures supplémentaires pour créer des emplois – c'est un mécanisme prôné pour les 35 heures. J'en ai fait l'expérience, cela ne passe pas. Les heures supplémentaires sont en France comprises comme un salaire. Il est faux, injuste et même caricatural de dire que je n'aime pas les enseignants. C'est ridicule, c'est de la pure propagande. Ma vie est tout entière baignée dans le milieu enseignant. J'ai passé ma vie à m'occuper des élèves. Alors cessons cette caricature odieuse, inventée par on sait qui.

Q - Etes-vous prêt à revenir sur le décret concernant les heures supplémentaires, comme vous le demandent de nombreux enseignants ?

- Il faut sûrement aménager les choses. Je réfléchis…

Q - Après vous être « réconcilié » avec le SNES en décembre, vos relations sont à nouveau tendues. Pourquoi ?

- Pendant des mois, il y a eu une opposition fondamentale sur une question vraiment essentielle : le professeur doit-il aider les élèves ? La direction du SNES était opposée à ce concept. Ils disaient : le professeur doit enseigner, il n'est pas là pour aider les élèves. Puis ils ont changé d'avis sur cette question. Le dialogue était alors possible. Aujourd'hui, ils ne savent plus où ils sont. Le problème du SNES, c'est le double langage. On voit bien dans la déclaration signée par le SNES avec le SNACL et la CNGA [Le Monde du 19 février] que tous les conservatismes sont rassemblés, jusqu'à l'extrême droite. Leur message est clair, ils sont les révolutionnaires du statu quo ! C'est une habitude, ils étaient déjà contre la création des IUT [instituts universitaires de technologie], du lycée professionnel, du collège unique, de la réforme Savary, de la réforme Chevènement, de la réforme Jospin… Je suis en bonne place !
Je veux aider les élèves et aussi les enseignants parce que leur métier est plus difficile qu'autrefois. Il est quand même extravagant que le ministre qui propose l'aménagement du temps de travail des enseignants soit le plus critiqué.

Q - Pour fournir un soutien à ceux qui ont le plus de difficultés, la seule solution est-elle de diminuer les heures de Cours pour le plus grand nombre ?

- Contrairement à ce que disent les opposants à la réforme du lycée, le « lycée light », le lycée à deux vitesses est celui que l'on connaît actuellement. Tout le monde est perdant : l'élève en difficulté est noyé, l'élève moyen fait de l'à-peu-près et le bon élève n'a plus le temps d'approfondir les sujets qui l'intéressent. Dans cette nébuleuse, seules les mathématiques permettent une sélection correcte.
Par ailleurs, le système marche de moins en moins bien socialement, il exclut de plus en plus. Les horaires n'ont cessé de s'alourdir, mais les élèves ne sont pas mieux formés pour autant. Je souhaite que tout le monde ait les mêmes chances, que ce système soit équitable, juste, que l'enfant de famille modeste qui a du talent puisse l'exprimer. Cela grâce à un enseignement intensif, où toutes les disciplines jouent leur rôle, où l'élève ne survole pas les sujets mais les apprend et les assimile. Nous renforçons le système public et nous paierons les leçons particulières pour tous. Alors arrêtons les fadaises sur ma prétendue politique néo-libérale.

Q - Vous retirez pourtant des heures d'enseignement au lycée. Les élèves auraient-ils moins besoin d'école ?

- On n'enlève aucune heure d'enseignement au lycée. La réforme propose simplement une autre organisation du temps. La réforme propose simplement une autre organisation du temps. Certaines heures de cours seront soit dédoublées, soit données en petits groupes, ou en aide individuelle. Mais le temps de présence de l'élève au lycée reste le même et il y a le même horaire d'enseignement. On ne donne pas moins d'école. On organise mieux le temps, on aide mieux les jeunes à apprendre, à réussir, c'est la même idée à tous les niveaux.
Dans le primaire, un aménagement du temps de travail permettra aux enseignants de faire vingt-quatre heures devant la classe entière et deux heures avec les élèves en difficulté. Pendant ce temps, les autres élèves pourront, avec des aides éducateurs, s'initier, par exemple, à l'informatique, faire de la musique ou du dessin. Vingt-six heures devant les élèves pour un instituteur, dans certaines classes difficiles, c'est beaucoup. Il doit être aidé, surtout dans les quartiers difficiles.
De quel droit un syndicat du secondaire pourrait-il demander le retrait d'une charte négociée avec les syndicats du primaire ? Y-a-t-il un primat du secondaire sur le primaire ?

Q - Le soutien au lycée sera-t-il donné sur la même base pour tous les établissements ?

- Ce sera effectivement la même base pour tous, mais nous donnerons des moyens supplémentaires dans les lycées où se concentrent les plus grandes difficultés. Comme nous en donnons au primaire.

Q - Pourquoi ne pas avoir profité de la dynamique du colloque de Lyon sur les lycées, en avril 1998, pour concrétiser rapidement votre réforme ?

- On ne peut pas vouloir une concertation et demander que les choses aillent très vite. Consulter le Parlement, les syndicats les associations de spécialistes, ça prend du temps, mais ça permet d'enrichir le projet. Car je crois réellement à la concertation. La réforme se mettra à la concertation. La réforme se mettra en place en seconde à partir de septembre, les choses se feront dans le calendrier prévu. Ainsi, nous allons organiser la formation scientifique des enseignants pour leur faciliter la préparation de la mise en place de la réforme. Plusieurs Prix Nobel français sont prêts à se mobiliser pour cela. Pierre-Gilles de Gennes, Georges Charpak, Jean-Marie Lehn. Ils donneront des cours télétransmis.

Q - Votre volonté de réformer à tous les étages du système éducatif n'a-t-elle pas nul à la compréhension de votre politique ?

- Tout le monde disait qu'il fallait commencer par le collège. Moi, je soutenais que le point central de tension, c'était le lycée. La suite a prouvé que j'avais le besoin. Aujourd'hui, nous engageons aussi la réforme de l'enseignement professionnel. Nous allons développer une pédagogie du stage en entreprise, ranimer la loi sur la validation des acquis professionnels et permettre aux PME-PMI d'utiliser les plates formes technologiques des lycées professionnels. Après avoir discuté longuement avec les syndicats d'enseignants et élaborer un projet assez consensuel, nous sommes en train de discuter avec le patronat et les confédérations syndicales. Nous lancerons, en mars, une campagne nationale en faveur l'enseignement professionnel, que je veux revaloriser. C'est ce lycée qui, lors de sa création, était qualifié par le SNES de Canada Dry. Eh bien, je peux vous dire qu'il vaut bien de très bons whiskys ! Enfin, les horaires des enseignants de la filière professionnelle – qui ont un temps de travail beaucoup plus lourd que leurs collègues de l'enseignement général et technique – seront allégés.

Q - N'y-a-t-il pas dans la résistance que rencontre la réforme du lycée un refus d'accepter le mot d'ordre « 80 % d'une classe d'âge au bac » ?

- Le problème au collège et au lycée est qu'il y a un triangle chef d'établissement, enseignant, élève, et que ce trio dialogue mal, malgré les efforts constants des chefs d'établissement, qui sont des éléments essentiels du système et dont je veux renforcer les moyens et rénover le statut. Pour exprimer cette difficulté, tout le monde se retourne vers le ministère, mais ce dernier est trop lointain. Il faut rapprocher les lieux de décision des lieux d'action, c'est le sens de la déconcentration.
Car l'école a besoin d'évoluer. Aujourd'hui, on lui demande à la fois d'être le référentiel dans la cité et d'accueillir tout le monde, alors qu'elle a fonctionné de tout temps sur la sélection. C'est un clivage fondamental et un débat lancinant. La politique du gouvernement, et pas seulement la mienne, est que les élèves doivent être aidés, y compris, bien sûr, les bons élèves. Ce n'est pas un lycée fait uniquement pour les élèves en difficulté que nous voulons construire.

Q - Comptez-vous toujours faire une réforme des lycées à coût constant ?

- Bien entendu, cette réforme aura un coût. Mais le gouvernement dépense beaucoup pour l'enseignement. Nous avons créé 3 500 postes dans le secondaire et nous n'avons supprimé aucun poste dans le primaire, alors que l'on y compte 35 000 élèves de moins cette année. Pour le reste, nous mettrons les moyens nécessaires. S'il s'agit de financer un nouveau projet, je me battrai pour obtenir des moyens, mais si c'est pour laisser le système en l'état, je dis clairement non. On est passé d'une gestion purement quantitative à une gestion qualitative, où les moyens sont donnés pour soutenir un projet.