Texte intégral
O. de Rincquesen : Vous intervenez toute à l'heure dans ce colloque à la mémoire de P. BÉRÉGOVOY avec un parterre d'éminences.
M. Rocard : D'anciens Premiers ministres d'Algérie, du Maroc, le gouverneur de la Banque d'Allemagne, le gouverneur de la Banque de France, M. Sapin qui fut ministre des Finances de la France, J. Delors, E. Alphandery. Il y aura des messages d'A. Juppé, d'un ancien Premier ministre du Japon, de P. Mauroy. C'est à la mémoire de P. Bérégovoy un beau parterre.
O. de Rincquesen : Il faut défendre sa mémoire ?
M. Rocard : Tout à fait. La France est aujourd'hui assez fière de vivre débarrassée de l'inflation et on le doit largement à la conduite des affaires publiques depuis 1988, sinon même avant d'ailleurs. Il avait déjà serré les cordons de la bourse et géré correctement de 1984 à 1986. Mais c'est après le passage de la petite période de récession de 1985-86 que les choses s'assainissent et nous allons retrouver l'équilibre de notre commerce extérieur, faire passer la hausse française des prix en dessous du rythme et permettre par là une baisse des taux et tout ça, est un très beau résultat.
O. de Rincquesen : Comment expliquer sa fin tragique ? Est-ce que le Premier ministre qui quitte Matignon – vous avez connu cela – est forcément traumatisé, dépressif ?
M. Rocard : Forcément traumatisé ou dépressif, je ne sais pas, mais c'est un changement de vie formidable. Vous passez d'un jour à l'autre de semaines de 80 heures ou tout vous tombe sur le dos, vous êtes harcelé, vous prenez 60 décisions par jour, même petites, mais très vite. Et on vous prend en charge sur le plan de la vie quotidienne pour que vous ne perdiez pas de temps. Vous avez des collaborateurs un peu partout et puis plus rien. Même plus de bureau, et le plus souvent, même pas de secrétaire tout à fait parce qu'il faut s'organiser. C'est un changement tout à fait considérable. Je suis parti trois semaines en bateau. Ça secoue.
O. de Rincquesen : S'estimait-il responsable de l'échec des législatives !
M. Rocard : Non, l'échec des législatives est lié conjoncturellement au fait que nous étions dans une récession brutale dont E. Balladur héritera mais qui avait commencé à se faire sentir avant. Il est lié au fait que nous n'avions, pas plus qu'aucun autre pays occidental, réussi à résorber significativement le chômage et il était lié à un climat général - les affaires commençaient à fleurir. Des deux côtés d'ailleurs, on s'aperçoit maintenant que les mauvaises mœurs d'une élite politique française qui, depuis le début du suffrage universel, depuis la fin du XIXe siècle, n'avait jamais donné un cadre fiscal et législatif correct au financement de la vie politique. Tout ça, au lieu d'être assaini directement par le législateur, ma loi qui assainit le système n'est que de 1990, ce qui est bien tard. C'est la justice qui s'était chargée d'assainir tout ça, ce qui donnait un climat tout à fait délétère. Là, sont les raisons principales de la défaite législative de 1993. P. Bérégovoy savait fort bien que sa part de responsabilité était très faible là-dedans.
O. de Rincquesen : Et l'affaire du prêt de son appartement était devenue une obsession ?
M. Rocard : Ce n'était pas une affaire de malhonnête homme, comme vous le savez. C'était une facilité. Il s'était engagé à rembourser, mais la manière dont les choses étaient commentées lui étaient totalement insupportables. Car, au fond de lui-même, c'était profondément un honnête homme.
O. de Rincquesen : Il n'aurait guère trouvé de main secourable chez les socialistes ?
M. Rocard : Je ne sais pas bien ce que cette phrase veut dire. Nous étions tous autour de lui, près de lui. Je suis l'un des derniers à l'avoir vu vivant. Il m'avait rendu visite au siège du parti dont j'étais le premier secrétaire à l'époque, huit jours avant de se suicider. Il savait au contraire pouvoir compter sur notre amitié mais nous ne pouvions en même temps pas grand-chose pour sa détresse.
O. de Rincquesen : F. Mitterrand aurait été alerté par M. Charasse qui lui aurait dit : « Il faut le voir, il va se flinguer ». C'est rapporté par F.-O. Giesbert dans son nouveau livre sur F. Mitterrand.
M. Rocard : Je ne sais pas. Ça n'est pas impossible.
O. de Rincquesen : Et qui sont « les chiens » dont parle F. Mitterrand dans le discours des obsèques ?
M. Rocard : Je ne sais pas non plus. Le président de la République ne s'est pas chargé de faire l'exégèse de cette phrase.
O. de Rincquesen : Il aurait dit que chacun avait une part de chien en soi.
M. Rocard : Qu'il y ait de la méchanceté dans l'espèce humaine n'est pas nouveau. Qu'il y ait beaucoup de mesquinerie dans les rapports entre les hommes, c'est une évidence aussi. Elle est d'autant plus féroce et toxique qu'on est plus haut dans les arcanes du pouvoir. Tout cela est relativement banal. Mais Pierre avait été fragilisé par le fait qu'on ne respectait pas sa démarche d'honnêteté fondamentale. Il avait toujours vécu très modestement. Et en effet, il n'aurait pas pu se loger sans un prêt amical, c'est vrai, il n'y a pas de honte à ça.
O. de Rincquesen : Est-ce qu'il faut, aujourd'hui, réhabiliter sa mémoire, ou est-ce que ce colloque n'est finalement qu'ornemental et décoratif ?
M. Rocard : Il faut réhabiliter sa mémoire. Deuxièmement, elle n'en a pas tellement besoin. Tout le monde sait que c'est un honnête homme. Ce colloque a un peu une autre ambition qui est d'approfondir les conditions techniques mais aussi de doctrine économique, de pensée économique qui ont présidé au gouvernement de la France pendant qu'il y participait. C'est un colloque qui se veut historique et scientifique.
O. de Rincquesen : Nous allons aborder les questions d'actualité, la réforme de la Sécurité sociale...
M. Rocard : Un mot avant. Le Conseil national palestinien vient de changer la charte. C'est une grande victoire pour la paix et ça démontre bien qu'une bonne partie du peuple palestinien la souhaite, cette paix.
O. de Rincquesen : La Sécurité sociale : vous, jadis, vous avez essayé, vous vous y êtes cassé les dents.
M. Rocard : Non, nous avons fait des choses utiles mais on n'a pas eu le temps de finir. J'avais une autre vision. Je suis sûr – c'était C. Evin qui était ministre des Affaires sociales dans mon gouvernement – et nous savions qu'il fallait arriver à la maîtrise de la dépense. C'était bien clair. Et nous en avons créé l'instrument puisque c'est nous qui avons créé l'Agence pour le développement de l'évaluation médicale qui est l'outil qui va permettre de mettre au point ces références opposables sans lesquelles la stratégie d'A. Juppé n'a pas de point d'appui. Heureusement que l'agence est là. Nous pensions nous qu'il fallait arriver à cela avec l'accord du corps médical, quitte à le négocier lentement et profession par profession. Nous l'avions réussi avec les cliniques médicales et avec les laboratoires d'analyse. Dans le cas des laboratoires d'analyse, on était passé d'un rythme annuel d'augmentation des dépenses de 11 % à une baisse de 7, ce qui est un résultat considérable. Nous avions commencé avec les médecins et les généralistes. Mais malheureusement, la pression - le RPR parlait à l'époque de « soviétisation » de la médecine - avec le soutien de J. Chirac et d'A. Juppé. Le fait de vouloir refaire tout à la fois et par la loi crée cette espèce de guérilla avec les médecins. Je pense que leur cause n'est pas bonne, qu'ils n'ont pas compris, mais je pense aussi que la méthode du gouvernement n'est pas la meilleure.
O. de Rincquesen : Est-ce qu'on pourra dire : Rocard l'a rêvé, Juppé l'a fait ?
M. Rocard : Je ne l'ai pas seulement rêvé puisque j'ai commencé et créer les instruments sur lesquels s'appuie A. Juppé.