Interviews de M. Robert Hue, secrétaire national du PCF, à RTL le 16 avril et dans "Le Monde" du 19 avril 1996, sur les bombardements d'Israël au Sud Liban, la lutte contre l'immigration et le travail clandestins, les débats au sein du PCF concernant la ligne "réformiste" de la direction, et le regain d'intérêt des intellectuels français pour Karl Marx.

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Média : Emission L'Invité de RTL - Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde - RTL

Texte intégral

Date : Mardi 16 avril 1996
Source : RTL / Édition du soir

J.-M. Lefèbvre : Dans ces derniers événements au Proche-Orient, il y a un agresseur ?

R. Hue : Les informations que vous nous donnez montrent que ce sont les victimes civiles qui paient. Nous avons condamné les attentats dont a été l'objet Israël ces derniers mois, y compris les attaques récentes du Hezbollah contre les villages du Nord-Israël. Il faut absolument que l'intervention israélienne soit stoppée. Ces bombardements terribles, cette intervention, représentent une escalade sanglante et injustifiable contre la population libanaise, et une grave menace - c'est ça qui est très important - contre le processus de paix qui s'est instauré. Il n'y aura pas d'issue dans l'engrenage de la répression et de la guerre. Avec cette logique de guerre, ce sont les peuples qui trinquent. Il faut que tout soit mis en œuvre pour que, dans cette partie du monde, on reprenne le chemin difficile de la négociation et du respect mutuel. Le PCF a décidé d'appeler à un rassemblement de solidarité devant l'ambassade du Liban jeudi à 18 heures pour exprimer ses sentiments.

J.-M. Lefèbvre : Par rapport à L. JOSPIN, vous êtes plus réservé. L. JOSPIN soutenait, lui, Israël.

R. Hue : La position des communistes français est claire. Nous avons une position équilibrée en la matière. Au moment où il y a eu les agressions, les horribles attentats, nous n'avons pas ménagé nos positions pour dire combien on condamnait cette démarche du Hamas et de l'intégrisme. D'une façon générale, nous condamnons l'intégrisme. Mais là, en l'occurrence, il faut que cessent l'intervention et les bombardements de l'armée israélienne sur le Liban. C'est une condition sine qua non pour que les choses puissent s'arrêter.

J.-M. Lefèbvre : La politique arabe de la France définie par J. CHIRAC avait reçu un accueil favorable de votre parti.

R. Hue : Oui. Tout ce qui va dans le sens d'une politique équilibrée dans cette partie du monde visant à rappeler le rôle que la France doit jouer dans les rapports Nord-Sud me semble aller dans le bon sens. Et nous avons effectivement considéré que les propositions, les discours du président de la République, allaient dans le bon sens.

J.-M. Lefèbvre : L'actualité aujourd'hui, c'est également les propositions de parlementaires de la majorité pour limiter l'immigration clandestine. Votre réaction.

R. Hue : La démonstration est faite que les lois Pacqua conduisent les immigrés, non pas à régulariser leur situation mais les poussent à devenir des clandestins. Nous avions dit que ces lois reposaient sur l'arbitraire. C'est démontré aujourd'hui et d'ailleurs, nous demandons l'abrogation de ces dispositions. Les projets gouvernementaux et parlementaires veulent aggraver considérablement la situation, la rendre plus dure encore. Ces dispositions me semblent tout à fait inhumaines et inacceptables. On va demander à des médecins de refuser de soigner en fonction de la couleur de la peau, la nationalité ! C'est de la non-assistance à personne en danger ! Quand on voit J.-M. LE PEN applaudir ces dispositions on voit bien ce qu'il y a derrière.

J.-M. Lefèbvre : Est-ce que vous seriez favorable à une régularisation générale ?

R. Hue : Non, je crois qu'il faut prendre une série de dispositions qui permettent que dans le cadre des droits et des devoirs de chacun, des mesures soient prises. Mais pas une aggravation de ce qui est déjà fait aujourd'hui. Il faut absolument s'attaquer à une question dont on ne parle pas : il faut traquer ceux qui organisent l'immigration clandestine, pour leur profit. On sait qu'il y a des filières, qu'il y a des réseaux qui rapportent des milliards à des gens. Il faut absolument là réprimer aussi. C'est tout à fait unilatéral. Au moment où il y a plus de chômage, de précarité dans le pays, on veut focaliser le débat en France sur l'immigration. On veut favoriser et aller dans le sens du poil de ceux qui développent des sentiments racistes et xénophobes. C'est tout à fait inacceptable.

J.-M. Lefèbvre : L'avenir de l'opposition de gauche. Des cadres et des élus, paraît-il, du PC critiqueraient le réformisme de la direction du PC.

R. Hue : Il n'est pas anormal que dans le PC des communistes donnent leurs sentiments, expriment leur opinion. L'écrasante majorité des communistes se reconnaît dans la politique d'ouverture du XXVIIIe congrès du PC. Il y a effectivement un certain nombre de cadres qui disent ne pas se retrouver dans cette politique. Il le disait déjà au moment du XXVIIIe congrès. C'est ceux-là mêmes qui n'avaient pas voté les textes du XXVIIIe congrès. Je mets en œuvre la politique pour laquelle les communistes m'ont désigné et je la mets en œuvre de toutes mes forces, avec mes moyens, toute mon énergie et je crois que le regard nouveau qui est porté sur le PC aujourd'hui va dans le bon sens et les communistes seront appelés à donner leur opinion - nous allons avoir un congrès à la fin de l'année. Tout cela participe du débat normal.


Date : 19 avril 1996
Source : Le Monde

J.-M. Lefèbvre : « Y a-t-il selon vous, depuis quelques années, un « retour à Marx » des intellectuels français, et en sentez-vous les effets au Parti communiste ?

R. Hue : À en juger par la production éditoriale, de Jacques Derrida à Daniel Bensaïd, assurément. Marx avait disparu ou bien était tenu pour mort, suite à l'effondrement des régimes qui se sont réclamés de lui jusqu'à la caricature. Mais la « vieille taupe » de l'histoire, comme le dit Marx lui-même, a continué à creuser ses galeries, et la chute de l'Est n'a pas rendu le capitalisme meilleur. Dire de Marx qu'il est bien vivant c'est parler d'un Marx libéré du carcan dogmatique, lui restituer sa force de critique de l'ordre existant. Le Marx dont de plus en plus d'hommes et de femmes prennent conscience est un Marx qui n'est plus pris selon la lettre mais selon l'esprit, un esprit d'irrévérence par rapport à la pensée unique. On éprouve toujours une vive émotion quand on lit Le Capital, ce missile envoyé à la tête de la bourgeoisie !

J.-M. Lefèbvre : Ce « retour à Marx » ne rejoint-il pas un souci qui serait celui du PCF – souci de retrouver des racines antérieures au léninisme ?

R. Hue : Même dans l'épisode léniniste, la NEP (la renonciation au communisme de guerre de 1921 à 1928) ne s'apparente pas à ce que Staline a enfermé plus tard dans le dogme léniniste, et le léninisme –même si je ne suis pas favorable aux « ismes » précédés d'un nom propre – c'est aussi la NEP ! N'oublions pas, également, que les mots « socialisme » et « communisme » ont été forgés en France ; que le drapeau rouge et l'Internationale sont des réalités françaises. Pour nous, cela signifie faire réapparaître, à côté de 1917, des gens qui avaient disparu de la photo stalinienne : Jaurès, par exemple. Cela signifie continuer avec Marx, certes, mais avec beaucoup d'autres, et le PC est preneur de tous les apports. Le beau mot de « communisme », auquel je suis pour ma part très attaché, ne saurait tout résumer. Le processus de libération humaine est pluriel.

J.-M. Lefèbvre : Mais ce marxisme toujours vivant, que représente-t-il pour vous, en dehors de ce « nouvel humanisme » que vous évoquez souvent ?

R. Hue : Encore une fois je me méfie des « ismes », qui conduisent souvent à un système élaboré de toutes pièces par son auteur. Marx lui-même a été confronté à ce problème. On connaît l'histoire. Un jour, Engels parle à Marx d'un texte que Lafargue vient d'écrire, et dans lequel il se réclame de sa pensée. L'auteur du Manifeste s'exclame : « Si cela c'est du Marx, alors il est certain que je ne suis pas marxiste ! »

Il y a dans Marx un effort de critique rationnelle du capitalisme, et une élaboration de la lutte nécessaire à son dépassement, qui est en même temps une espérance. L'universalisme démocratique y est, sans doute, mais le marxisme ne s'y réduit pas, car il contient aussi, outre le rêve et l'idéal, le combat engagé pour la transformation sociale. Cette approche de Marx est en rupture avec la théorie du « grand soir ». Pour moi, le mot « révolution » a le sens de mouvement déterminé et concret au sein même du capitalisme, sans attendre que les conditions d'un « grand soir » soient réunies. Si l'histoire de ce siècle nous a d'ailleurs appris quelque chose sur le capitalisme, c'est sa solidité.

J.-M. Lefèbvre : À quoi attribuez-vous l'attrait ou en tout cas la fascination que le Parti communiste semble exercer de façon privilégiée – et aux dépens du Parti socialiste – sur les intellectuels français ?

R. Hue : Il faudrait le leur demander ! Il y a, c'est vrai, une longue tradition qui lie ces intellectuels au peuple et au combat politique : qu'on pense à Voltaire, Hugo, Zola… Pourquoi spécialement le PCF ? Parce que celui-ci n'est pas seulement un parti de pouvoir, mais aussi un parti qui attire par sa radicalité. C'est un parti de transformation sociale qui – comment dirais-je, pour ne choquer personne ? –, au nom d'un prétendu réalisme, ne renonce pas à cette volonté de changement de la société. Il partage, en somme, l'exigence de radicalité des intellectuels. Enfin, il me semble que les communistes vont directement à la contradiction essentielle de la société. Nous nous opposons au pouvoir de l'argent, à tout ce qui fait barrage à l'épanouissement de la personne et de la pensée humaines.

J.-M. Lefèbvre : À quels intellectuels contemporains le Parti communiste peut-il aujourd'hui se référer ?

R. Hue : Je ne veux pas citer d'intellectuels qui seraient des références.

J.-M. Lefèbvre : Desquels, alors, appréciez-vous tout particulièrement le « compagnonnage » ?

R. Hue : Fort heureusement, le temps n'est plus où le Parti désignait les « bons » intellectuels et la formule de compagnonnage ne me convient pas. Elle ne correspond pas en tout cas à l'idée des relations que nous voulons entretenir avec eux. Au rebours des années 30, le Parti communiste ne recherche pas l'instrumentalisation des intellectuels qui se rapprochent de lui, ni leur « alliance » – c'est-à-dire le ralliement à la classe ouvrière. Nous vivons une époque marquée par la faillite des modèles « communistes » de type soviétique, sociaux-démocrates et ultra-capitalistes. L'heure est à l'invention de neuf avec une double dimension : critique de l'ordre existant, utopie concrète. La mutation en cours fait apparaître une nouvelle culture communiste. Le retour aux racines qui n'est pas un retour à ce qu'il y a d'archaïque. Il faut prendre la mesure de « la trace de l'histoire », comme dit l'historien Georges Duby, de l'action de la « taupe ».