Texte intégral
Jean-Pierre Elkabbach : L’histoire se répète elle ? Vous vous étiez trouvé face au même Miloševi? dans la guerre de Bosnie. L’OTAN demande aujourd’hui de bombarder la Yougoslavie, n’y a-t-il pas d’alternative ?
Alain Juppé : On a essayé toutes les alternatives, je crois. Et l’intense activité diplomatique qui s’est déployée depuis des mois et des mois, notamment avec la rencontre de Rambouillet, puis celle de Paris, malheureusement, n’a pas abouti à ce qui était éminemment préférable, c’est-à-dire une solution politique. Dans ces conditions, si on veut arrêter le processus de violence actuelle et ne pas accepter l’inacceptable, je crois que le recours à la force est, hélas, inévitable.
Jean-Pierre Elkabbach : Et vous acceptez, vous soutenez l’usage de la force éventuelle ?
Alain Juppé : Je le répète. Aujourd’hui, c’est la seule solution, si l’on veut marquer un coup d’arrêt et éviter que se poursuivent des violences tout à fait inacceptables.
Jean-Pierre Elkabbach : On peut dire que, tant que les bombardiers n’ont pas décollé, la guerre peut être suspendue à l’ultime instant ?
Alain Juppé : Je l’espère de tout cœur. Et je suis convaincu que les diplomates continuent à agir aujourd’hui encore.
Jean-Pierre Elkabbach : C’est ce qui s’était passé à Sarajevo ?
Alain Juppé : Oui, à Sarajevo, le contexte était un petit peu différent. Il y avait eu, en janvier 1994, un abominable massacre sur le marché de Sarajevo, à la suite d’un attentat, avec des dizaines et des dizaines de victimes civiles.
Jean-Pierre Elkabbach : C’était la période de l’épuration ethnique.
Alain Juppé : Oui, et puis Sarajevo bombardée, les snippers, cette ville martyre. Et là, il y avait eu un sursaut de la conscience internationale et notamment de la diplomatie qui avait dit : on ne peut pas accepter cela. Nous nous étions mis tout de suite d’accord avec les Américains, et nous avions mis au point un ultimatum adressé aux Serbes en leur disant : « Si, tel jour, à telle heure, vous ne retirez pas vos armes lourdes loin de Sarajevo, nous frapperons. » Ça a été une période évidemment dramatique, et puis, finalement, ça a marché : les Serbes ont cédé au dernier moment.
Jean-Pierre Elkabbach : Il vous est arrivé de rencontrer Miloševi?, avec le ministre des affaires étrangères britannique. Quel type d’homme est-ce ?
Alain Juppé : C’est vrai, je suis allé avec Douglas Hurd, à Belgrade, rencontrer Miloševi?. Nous avons eu de longs entretiens parce que c’est un homme bavard. C’est un homme intelligent, extrêmement fin et rusé, d’une très grande détermination, très séducteur aussi dans la conversation et dans la diplomatie.
Jean-Pierre Elkabbach : Il parle anglais, français… ?
Alain Juppé : Il parle anglais, français quand il le veut. Il sait allier la séduction. Précisément, il jouait notamment souvent de la corde sensible, de la fratrie des armes entre la France et la Serbie qui remonte à la Première Guerre mondiale. Mais, il sait aussi être d’une très grande dureté parce que c’est tout, sauf un démocrate : il a été nourri au lait du marxisme et du communisme. Il faut quand même s’en souvenir. Il a fait son aggiornamento le moment venu, mais il reste aujourd’hui un autocrate. Et je crois que le fond de sa conviction, aujourd’hui, c’est quand même un nationalisme exacerbé qui est, à la fois, un nationalisme de conviction, et puis aussi d’opportunité. Parce que, quand on maintient son peuple dans l’état de sous-développement où se trouve aujourd’hui, la Yougoslavie, on sait bien que la fibre nationaliste est le moyen de rassembler et de faire perdurer le pouvoir.
Jean-Pierre Elkabbach : Et le Kosovo, il ne veut pas le laisser devenir autonome ?
Alain Juppé : Je crois qu’il y a eu une grande occasion manquée, parce que, même si aujourd’hui les Kosovars portent une part de responsabilité dans l’affrontement, en ayant recours à la violence, il y a eu un moment où, si Miloševi? avait su faire preuve d’audace et d’anticipation, on aurait pu avoir un système d’autonomie du Kosovo maintenant l’intégrité territoriale de la Serbie. Ça a été une grande occasion diplomatique perdue.
Jean-Pierre Elkabbach : Qu’est-ce qui peut le faire céder ? Qu’est-ce qu’il comprend ? La force ?
Alain Juppé : On ne va pas lire l’actualité à la lumière de l’histoire, fût-elle récente. Mais, dans l’hypothèse de Sarajevo que l’on évoquait tout à l’heure, il a compris la force et la menace. Il a reculé. Je pense que, là, il continue à jouer au poker en imaginant que les Occidentaux céderont, que la montée de l’opposition russe à cette opération pourra redistribuer les cartes du jeu. Je crois qu’il faut maintenir la pression. Cette opération militaire est extraordinairement grave et difficile parce qu’il faut évidemment en anticiper les conséquences. Mais, je crois que c’est aujourd’hui un point de passage obligé.
Jean-Pierre Elkabbach : Les frappes aériennes suffiront-elles ?
Alain Juppé : Je ne peux pas répondre à cette question. Je ne peux faire l’histoire avant que l’histoire n’ait eu lieu. Je pense que l’OTAN a programmé, avec toute la précision nécessaire, ces frappes sur des objectifs militaires. C’est bien de cela qu’il s’agit aujourd’hui. Et c’est peut-être de nature à affaiblir le potentiel militaire de Miloševi?, et à le dissuader de passer à une offensive terrestre massive contre le Kosovo.
Jean-Pierre Elkabbach : Mais, une opération militaire de cette nature ne se complète-t-elle pas avec des troupes au sol ?
Alain Juppé : C’est la grande question. Et, dans la période que vous évoquiez, c’était notre obsession. Je crois qu’il faut tout faire pour éviter que nous ne nous enlisions au sol, parce que le terrain, le fait que les troupes serbes soient extraordinairement aguerries, bien armées, rendrait à ce moment-là une telle intervention vraiment très périlleuse.
Jean-Pierre Elkabbach : La France a accepté l’intervention armée de l’OTAN sans consultation et sans vote de l’ONU. Ça ne vous choque pas ?
Alain Juppé : Si ! Nous avons toujours été attaché à la légalité internationale, et j’ai toujours pensé, pour ma part, que les interventions militaires ne pouvaient jamais se situer que dans le cadre d’un mandat international. Je ne veux pas entrer, ici, dans la discussion très compliquée de savoir si l’ONU a ou pas donné son feu vert. Ça se discute.
Jean-Pierre Elkabbach : Mais, vous comprenez aujourd’hui on le fasse ? Êtes-vous d’accord avec Javier Solana qui disait cette nuit : « Les alliés doivent empêcher un régime autoritaire de continuer à réprimer son peuple en Europe à la fin du XXe siècle. » Est-ce que la mission de certains États, qui font partie peut-être de l’OTAN, c’est de punir les dictateurs, et éventuellement de les chasser de leur pouvoir ?
Alain Juppé : Ce n’est pas de punir, c’est d’éviter que la situation ne continue à se dégrader. Il y a des gens qui meurent au Kosovo, tous les jours. Il y a un peuple qui vit un véritable drame, et nous ne pouvons pas rester inactifs. Souvenez-vous tout ce qu’on a dit de la carence de l’Union européenne lorsqu’elle ne prenait pas d’initiative ! Elle en a pris, cette fois-ci. Elles sont risquées, c’est vrai.
Jean-Pierre Elkabbach : Et les Russes sont très fâchés. Va-t-on vers une période de retour à la Guerre froide – si on peut définir les relations internationales de cette façon –, parce que M. Primakov vient de dire que c’est toute la stabilité en Europe qui va en partir ?
Alain Juppé : Les choses ont bien changé. La Russie n’est pas aujourd’hui dans la situation économique, militaire, politique où était l’Union soviétique. Cela dit, il faut faire attention à son raidissement actuellement. Et je crois que l’opération militaire doit s’accompagner d’une intense activité diplomatique au plus haut niveau pour essayer de déminer la situation.
Jean-Pierre Elkabbach : On peut se demander ce que règleront les frappes aériennes, si elles ont lieu ?
Alain Juppé : C’est la grande question et je le répète, il faut connaître la fin de l’histoire pour y répondre.
Jean-Pierre Elkabbach : Et l’extraordinaire, c’est que cette crise va se dérouler au moment du sommet européen de Berlin. Qu’est-ce que ça peut donner comme climat à une telle réunion ?
Alain Juppé : À l’évidence, un climat de gravité, peut-être d’union précisément. Lorsqu’il s’agit de la vie et de la mort de milliers de gens, certains débats ou certaines controverses portant sur le chiffre des milliards, que l’Europe est prête à dépenser pendant les prochaines années, apparaissent comme relativement secondaires. On peut considérer que, ce qui se passe aujourd’hui, est, d’une certaine manière, un échec de l’Europe puisque, c’est vrai, nous ne sommes pas parvenus à imposer une solution diplomatique. Mais les États-Unis non plus. En revanche, ce qui me frappe, c’est que l’Europe parle d’une seule voix, et ce n’était pas évident dans la crise yougoslave. Il y avait des traditions diplomatiques fort différentes entre la France, l’Angleterre et l’Allemagne. Nous sommes arrivés à unifier nos positions, et c’est peut-être le début d’une véritable politique étrangère européenne.
Jean-Pierre Elkabbach : Dans un climat de drames et de tensions européennes, l’Europe peut-elle progresser à Berlin ?
Alain Juppé : D’une certaine manière, elle existe.
Jean-Pierre Elkabbach : La France est gouvernée par des « cohabitants ». Est-ce que vous estimez qu’ils s’entendent aujourd’hui presque plus facilement que ce que vous viviez avec François Mitterrand, Édouard Balladur, vous-même, au moment de la crise bosniaque où il y avait des tensions et des désaccords ?
Alain Juppé : Il y avait des points de départ qui étaient un peu différents. Mais, durant cette période, la cohabitation a bien fonctionné. Elle fonctionne aujourd’hui. Je crois que c’est normal face à des enjeux où la sécurité de notre continent, et donc d’une certaine manière la sécurité de la France, sont en cause. Je n’imagine pas que les plus hautes autorités de l’État ne travaillent pas ensemble.
Jean-Pierre Elkabbach : Mais d’après ce que vous savez, et pas seulement au niveau de l’imagination, ça fonctionne peut-être sans les tensions que vous avez connues ?
Alain Juppé : Non, je ne peux pas dire qu’il y ait eu des tensions fortes dans la période 1993-1995. Et je crois qu’il n’y en a pas aujourd’hui. C’est une bonne chose.
Jean-Pierre Elkabbach : L’Europe est devenue un problème quotidien de la vie politique intérieure et de la vie quotidienne des Français. Pour les élections européennes, ça aura peut-être des conséquences. Allez-vous beaucoup participer à la campagne européenne ?
Alain Juppé : J’essaierai de soutenir mes amis et d’apporter évidemment ma contribution. Je crois qu’aujourd’hui, l’Europe est un peu dans une impasse. Il y a cette crise du Kosovo. Il y a la négociation de l’agenda 2000 qui est difficile. On a vu aussi retomber l’euphorie en quelques jours. Donc, il faut une impulsion nouvelle. J’espère que la France pourra la donner.
Jean-Pierre Elkabbach : Et vous le faites aussi pour Jacques Chirac ?
Alain Juppé : Je crois que Jacques Chirac conduit avec beaucoup de détermination et de sagesse, depuis 1995, une bonne politique européenne. Je crois que l’un des enjeux de ces élections prochaines, c’est de lui apporter notre soutien.
Jean-Pierre Elkabbach : Il faut rassembler les fidèles ?
Alain Juppé : J’aurais souhaité que tous ceux, qui ont approuvé cette politique, puissent se retrouver ensemble pour continuer à le faire.
Jean-Pierre Elkabbach : C’est-à-dire une liste, pas deux ? C’est ça ?
Alain Juppé : C’était ça, oui.