Texte intégral
Le Point : Pourquoi avoir accepté de débat ?
Denis Tillinac : Affronter un adversaire politique n’est pas cautionner un parti. En qualité de gaulliste, tout me sépare du FN. Pour autant, ses dirigeants et ses cadres ne sont pas des chiens. J’ai toujours dénoncé l’espèce de mépris de classe que la nomenklatura de droite comme de gauche manifestait vis-à-vis du FN.
Je souhaite exprimer mon opposition à ses thèses devant son délégué général, alors que, la plupart du temps, les hommes politiques, y compris mes mais, se dérobent.
Bruno Mégret : Pour moi, c’est simple. Nous sommes en République et le propre de la démocratie, c’est de débattre avec ceux qui ne sont pas a priori d’accord avec vous. Je dois dire que j’apprécie d’avoir cette occasion, car, d’après ce qu’il prétend, M. Tillinac refuse la pensée unique. Un débat à l’écart du « politiquement correct » serait une chose assez rare aujourd’hui en France.
Le Point : Quelles sont les leçons que vous tirez des dernières législatives ?
Denis Tillinac : Le président de la République a eu raison de dissoudre, parce que le pays s’enlisait dans une léthargie psychologique et une apathie mentale : on aurait traîné ça pendant douze mois, inutilement. J’aurais préféré qu’il annonçât et signifiât au préalable un changement de cap et de Gouvernement après deux années d’épuration comptable, sans doute nécessaires, mais qui, dans mon esprit, ne pouvaient être qu’un prélude. La dissolution aurait été plus facile à légitimer vis-à-vis de l’opinion. Les électeurs ont tranché. Le FN a fait son choix, en se maintenant là où il le pouvait. Il a décidé d’installer Lionel Jospin à Matignon. Lequel Jospin, bon payeur, a remboursé la dette en annonçant la régularisation de dizaines de milliers de sans-papiers, sachant bien que l’effet d’une telle mesure serait de faire monter immédiatement le FN.
Bruno Mégret : Pour ma part, ces élections ont surtout révélé une très profonde crise politique en France, qui se manifeste désormais par un vote de rejet à répétition. À chaque élection, les Français ne votent plus pour des projets et des convictions, mais contre ceux qui sont en place : on va de rejet en rejet. C’est le signe d’une très grave déstabilisation du système politique et des institutions de notre pays. Ainsi, lors de ces élections, on a tenté d’occulter une des questions majeures qui déterminent les problèmes que rencontrent nos concitoyens. Je veux parler de la mondialisation à marche forcée de notre pays, engagée par un établissement totalement technocratique pour qui seule compte la dimension pour qui seule compte la dimension économique des choses. Il se crée ainsi un fossé entre le peuple et ses dirigeants.
Le Front national est la réponse à cette crise et sa montée en puissance a conduit, lors de cette élection, à une situation nouvelle et désormais incontournable : l’existence d’un système tripolaire, avec la gauche, la droite RPR-UDF et le FN.
Alors, pour répondre à Denis Tillinac, le FN n’a pas du tout choisi d’« installer » Lionel Jospin. Celui-ci a gagné parce que le RPR et l’UDF ont déçu leurs électeurs en refusant de rompre avec la politique socialiste et parce qu’ils ont désigné le FN comme adversaire et qu’ils l’ont diabolisé. En ouvrant un double front, ils ont échoué et se retrouvent, au centre de ce dispositif tripolaire, dans la plus mauvaise situation stratégique qui soit.
Denis Tillinac : Je suis prêt à vous accorder que le RPR et l’UDF ont fait beaucoup pour perdre ces élections. Mais venons-en au fond. La crise politique, économique et surtout morale qui nous frappe est profonde. Elle se traduit, entre autres, par une récusation de nos élites. Il m’est arrivé de dire qu’on était dans une situation prérévolutionnaire. Ce qui ne veut pas dire qu’on soit en 1788 ou en 1848 : plutôt en 1957 ou en 1967, c’est-à-dire à la veille d’un événement, d’une conflagration dont on ne connaît pas encore la nature. Les responsables de cette situation sont clairement identifiés. C’est la caste de technocrates, armés d’une vision strictement comptable, non seulement de l’économie, mais de l’ensemble du devenir social, qui accapare tous les leviers de commande dans la politique, l’économie, les médias et la culture.
M. Mégret semble en convenir. Je suis ravi de découvrir que, pour lui, cette crise n’a pas pour cause l’immigration, contrairement aux thèses constantes du FN, et que la France n’est pas menacée par un complot qui aurait pour avant-garde je ne sais quelle légion islamiste. Le problème de la France, ce n’est pas l’islam, mais la crise de la morale judéo-chrétienne. Je crois qu’on paie en ce moment les effets différés de mai 68, de ce relativisme selon lequel il y aurait du brai dans le faux, du mal dans le bien, du beau dans le laid, et inversement, comme si un tag valait Vermeer et le rap Mozart.
J’avais 20 ans en 68, ce relativisme a nourri ma génération. Il cautionne la lâcheté, l’impuissance et la vénalité. Il n’est pas étonnant qu’on ait aujourd’hui une classe dirigeante à la fois nihiliste et vouée au culte du profit.
S’agissant de la diabolisation du FN, tout gaulliste culture le souvenir d’un homme qui, depuis Londres, a été condamné par les autorités légales de son pays, lesquelles ont déshonoré la France. De Gaulle a été condamné par les élites de Vichy, pour lesquelles l’identité de la France était strictement ethnique, voire biologique. Il s’est insurgé au nom d’une certaine idée de la France, qui a si inscrire le terroir dans l’universel.
Je ne fais pas de chasse aux sorcières, mais Bruno Mégret doit me dire s’il est en accord avec le discours de Jean-Marie Le Pen sur l’identité nationale. J’ai consulté la brochure de propagande du FN éditée à l’occasion des élections. Il y a là, de façon récurrente, une thématique, un style, une esthétique qui renvoient au climat intellectuel des ligues des années 30. Alors, M. Mégret, êtes-vous prêt à produire une circulaire excluant tout adhérent du FN coupable d’un propos xénophobe et antisémite ?
Bruno Mégret : M. Tillinac, Le FN n’a pas à se justifier de quoi que ce soit, nous ne sommes pas devant un tribunal ! J’ai le sentiment, en vous écoutant, que, malgré vos dénégations, vous avez quand même été contaminé par la pensée unique. Je vais, néanmoins, vous éclairer sur ce point. Le FN est un mouvement démocratique et républicain qui récuse toute référence à la xénophobie, à l’antisémitisme, et qui n’entend établir de critères de différenciation que sur le principe de la nation.
Vous avez évoqué la mémoire de De Gaulle. Je veux souligner combien, au lendemain de la guerre, à l’époque du RPF, ce mouvement et son chef ont été l’objet d’une forme de diabolisation à bien des égards comparables à celle que nous subissons aujourd’hui. On reprochait à de Gaulle, comme aujourd’hui à Le Pen, d’être un dictateur en herbe, au RPF, comme aujourd’hui au FN, d’être un mouvement fascisant. Or, dans ce qui était défendu par le mouvement gaulliste d’alors, je retrouve énormément de thèmes qui sont ceux du FN aujourd’hui. Parce que, finalement, quel est le point de référence fondamental du FN ? C’est la nation française.
Or, aujourd’hui, celle-ci est gravement menacée par la mondialisation qui conduit à une formidable régression sociale comme on n’en a pas connu depuis la guerre. Mais, plus grave encore, cette mondialisation fait peser sur notre nation la menace de sa disparition par dilution de son essence même.
Lorsqu’un peuple perd son identité, c’est aussi grave que lorsqu’un individu est atteint d’un trouble de la personnalité. Les êtres humains ne peuvent vivre isolés. Ils existent qu’en communautés, et celles-ci sont le fruit des données historiques et culturelles, mais aussi des réalités charnelles. De ce point de vue, je ne partage pas votre tabou sur l’aspect ethnique des choses, car c’est là aussi une dimension de la réalité des sociétés humaines, même si elle ne doit pas conduire à un réductionnisme sur cette question. Nous sommes d’accord pour que le peuple français assimile en son sein, comme il l’a fait dans le passé, des populations venues d’autres horizons, les Italiens, les Espagnols ou les Polonais, par exemple. Mais encore faut-il qu’il conserve dans sa plénitude son identité propre, et qu’il retrouve la conscience de ce qu’il est, car, sinon, comment peut-on demander à des étrangers de s’assimiler à un peuple si ce peuple n’a plus la fierté de lui-même ?
Denis Tillinac : Donc, la capacité d’assimilation ne dépend pas de l’étranger, mais de l’état psychologique d’un peuple à un moment donné ?
Bruno Mégret : Oui, si l’importance numérique des populations à assimiler reste limitée.
Le Point : Vous n’avez pas répondu à la remarque de Denis Tillinac comparant le FN aux lignes d’avant-guerre.
Bruno Mégret : Parce que la remarque est sans objet. Le FN ne s’inscrit pas dans la filiation de quelque mouvement que ce soit.
Denis Tillinac : Ni Vichy, ni l’OAS ?
Bruno Mégret : Oui.
Denis Tillinac : Ça va vous poser des problèmes avec votre président.
Bruno Mégret : Il est tout à fait d’accord là-dessus. Le FN, c’est clair, est un mouvement neuf, original. En revanche nous ne sommes pas de ceux qui acceptent le politiquement correct et rejettent l’anathème et le tabou sur certaines parties de l’histoire de France.
Denis Tillinac : C’est-à-dire ? Vous pensez qu’il faut récrire l’histoire de Vichy ?
Bruno Mégret : Pas du tout.
Denis Tillinac : Vous êtes d’accord avec moi : Vichy a déshonoré la France.
Bruno Mégret : Je suis déçu de vous entendre revenir sur ces vieilles querelles. Il faut en finir avec l’autoflagellation sur le passé. Ce que vous venez de faire en m’apostrophant sur Vichy, c’est exactement ça. Vous voulez reconstituer aujourd’hui les antagonismes d’autrefois. Tournons la page !
Denis Tillinac : Je suis d’accord pour la tourner le jour où il sera entendu pour tout le monde que l’assassinat de plusieurs millions de juifs pose à la conscience universelle un problème qui ne doit pas être occulté.
Quant à la nation et au mondialisme, je crois, en effet, que le capitalisme s’est métamorphosé et qu’il ne serait pas inutile de relire Marx dans cette perspective. Le capitalisme mondial déstabilise les peuples en organisant les lois de la jungle au profit des grands spéculateurs. Il véhicule, à travers la langue anglaise, un mode de pensée unique. Il y a là un grave danger, c’est pourquoi je suis attaché à la cause francophone, qui me ramène à ce qui nous sépare à propos de l’identité nationale. Je suis un homme de terroir. Mais, pour moi, la « francité », c’est aussi le devenir de la langue et de la culture françaises.
L’avenir de la France est autant à Lomé, à Brazzaville ou à Dakar qu’à Paris.
Bruno Mégret : Il y a évidemment entre nous une différence importante liée à la fonction que nous exerçons chacun dans la société. Vous êtes un intellectuel, et vous voyez les choses d’une façon un peu théorique. Mais moi, je suis un politique et je vais au plus grave et au plus urgent, et, de ce point de vue, l’important, aujourd’hui, c’est la sauvegarde de la nation française, ce qui ne m’empêche pas d’être bien conscient que la France a une vocation universelle.
Le Point : Comment définissez-vous cette vocation ?
Bruno Mégret : Tout ce qui est profond est souvent difficile à définir.
Le Point : Être français, c’est d’abord habiter la langue, dit Tillinac…
Bruno Mégret : L’identité française est une notion complexe, une alchimie mystérieuse. Je pense qu’il n’y a aucune raison d’en exclure un des ingrédients. Mais aujourd’hui, voyez-vous, le problème de la France n’est pas celui de son rayonnement universel, c’est celui de sa soumission à des facteurs de dilution et de destruction de son identité. Pour autant, nous ne sommes pas des tenants du repli sur soi. Ainsi, avec nous au pouvoir, la France se lancerait, pour lutter contre le mondialisme, dans une grande offensive diplomatique, afin de proposer, en lieu et place du nouvel ordre mondial, un nouveau modèle d’organisation des relations internationales fondé sur le principe d’un échange harmonieux et régulé entre les nations souveraines. Dès lors, la France rallierait à elle d’autres nations, et notamment celles qui contestent l’impérium américain et, loin d’être isolée, elle se retrouverait au cœur d’un grand pôle géopolitique et renouerait avec la grandeur. Su vous me permettez d’être un peu provocant, je dirai que cette démarche est gaullienne.
Denis Tillinac : C’est une démarche gaullienne, effectivement, que de lutter pour un ordre international moins chaotique. Je crois, comme vous, que l’identité de la France est menacée. Mais je suis convaincu que la présence physique d’étrangers n’est pas un facteur de dilution. C’est seulement la vieille recette du bouc émissaire.
Bruno Mégret : Je croyais que vous étiez attaché à un certain bon sens populaire. Croyez-moi, si la population française qui vit dans les cités fait le lien entre l’immigration et l’insécurité, c’est qu’il existe…
Denis Tillinac : Non ! C’est le chômage qui engendre l’insécurité. À Dreux ou à Mantes, dans les années 50 et 60, le patronat français, pour stabiliser le coût du travail, a fait venir un nombre élevé d’étrangers. Il y en avait presque autant que maintenant, mais cela ne posait aucun problème parce qu’il y avait des emplois pour tous.
Bruno Mégret : C’est bien plus complexe que ça ! C’est lié au déracinement des étrangers…
Denis Tillinac : Vous parlez des étrangers ou des Français beurs ? Le FN entretient toujours la confusion. Est-ce que vous acceptez l’idée de revenir sur l’idée d’une nationalité accordée ?
Bruno Mégret : Non, je vous l’ai dit en commençant ce débat : notre critère, c’est le critère national.
Le Point : Ces derniers jours, on a entendu des leaders du RPR s’exprimer sur le FN, chacun sur un registre différent. Quelle est la bonne attitude à adopter ?
Denis Tillinac : Je pense que, si le RPR ne se ressource pas, le FN sera à 20 % l’an prochain. Parce qu’un certain nombre de thèmes, qui sont vitaux pour un gaulliste, ne sont plus défendus que par le FN. Ce n’est pas votre faute, mais celle des dirigeants du RPR, qui ont « udéifisé ».
Bruno Mégret : Ce qu’il faut bien voir, M. Tillinac, c’est qu’il est déjà trop tard pour vos amis, parce que, s’ils suivaient vos conseils, ils seraient amenés à tenir un discours très proche de celui du FN et, selon la formule « Mieux vaut l’original que la copie », ils ne feraient que précipiter leurs électeurs dans nos bras. Je pense donc que l’heure du FN a sonné et que les idées qui sont les nôtres sont parfaitement en phase avec l’état de l’opinion et la réalité du monde. M. Tillinac, je crois que vous devriez rejoindre le FN, vous y trouveriez plus à l’aise que vous ne le pensez !
Denis Tillinac : ll n’en est pas question ! Je ne crois pas que l’heure du FN ait sonné. J’ai confiance en Philippe Séguin pour revitaliser le RPR et je crois que l’avenir, à droite et peut-être au-delà, appartiendra à ceux qui prendront en considération le clivage inauguré par le débat sur Maastricht.
Le Point : Peut-il y avoir un jour, comme le propose Bruno Mégret, un désistement national, comme il y a, à gauche, un désistement républicain ?
Denis Tillinac : Non. Pas tant que Jean-Marie Le Pen demeurera le président du FN, eu égard à son passé, à son style et aux propos tenus depuis trente ans. C’est impensable.
Bruno Mégret : M. Tillinac rechute dans la pensée unique et la langue de bois ! Pour le reste, il a dit tout à l’heure qu’il y avait convergence dans le constat. Mais s’il y a convergence dans le diagnostic comme il y a eu échec dans le remède du côté du RPR et de l’UDF, la solution ne peut plus venir maintenant que du côté du FN.
Denis Tillinac : La logique politique, au regard de tout ce qui vient d’être développé par Bruno Mégret, serait plutôt qu’il tire la conclusion d’un désaccord de fond à peu près permanent sur presque tout avec son président !
Bruno Mégret : Vous dites n’importe quoi !