Texte intégral
La Presse américaine : Quelle est l’attitude de la France à l’égard des États-Unis, à la proposition américaine de conditions au paiement aux Nations unies ?
Hubert Védrine : Les relations actuelles de la France avec les Etats-Unis sont globalement excellentes et nous avons vraiment des positions très proches, très convergentes ou très complémentaires sur la plupart des grands sujets du moment. Sur la question particulière des Nations unies, la France souhaite que les pays qui ont des arriérés paient leurs dettes. Vous savez que la France, elle, a des créances sur les Nations unies. Donc, nous avons intérêt à ce que la question financière des Nations unies soit réglée au mieux. De toutes façons, je ne veux pas faire de commentaires sur des questions qui relèvent des relations entre les différents pôles du pouvoir aux États-Unis. Ce que je peux vous dire globalement c’est que nous souhaitons que les États-Unis restent vraiment engagés dans l’action des Nations unies. Nous trouvons tout à fait intéressant que les propositions de réforme présentées par le nouveau secrétaire général et nous espérons que les États-Unis régleront leurs propres problèmes, à la fois pour payer leurs arriérés, et pour jouer le rôle le plus utile possible.
La Presse américaine : Est-ce que vous êtes d’accord avec la position américaine à savoir que les circonstances politiques et économiques ont changé et que le tableau des contributions actuelles devrait être modifié, que les Etats-Unis devraient payer moins et que d’autres pays comme la Chine devraient payer plus ?
Hubert Védrine : Nous ne sommes pas hostiles à une adaptation des contributions mais cela ne concerne pas que les Etats-Unis. Il faut avoir une approche d’ensemble et trouver un consensus équitable.
La Presse américaine : Concernant les débats sur l’Afrique, pensez-vous qu’il y aura une nouvelle force de maintien de paix sous l’égide des Nations unies en Afrique ?
Hubert Védrine : Vous avez raison de dire que la seule chose qui fonctionne en ce moment, c’est ce que la France a organisé. Mais nous ne souhaitons pas forcément garder le monopole de cette politique, d’autant plus que c’est souvent l’objet de présentation caricaturale. Depuis une quarantaine d’années, la France a joué en Afrique un rôle de stabilisation, d’ailleurs presque tous les grands drames qui se sont déroulés en Afrique depuis 40 ans, mis à part le problème particulièrement difficile du Rwanda dont la France avait hérité, presque tous les autres grands drames se sont déroulés en dehors de l’Afrique francophone. Mais maintenant, il faut s’adapter. Je pourrais faire la liste d’une quinzaine de drames mais je vais raccourcir. Aujourd’hui, nous souhaitons maintenir une politique française en Afrique, mais qui soit moins directement impliquée. Donc, nous sommes très favorables à tous les systèmes de maintien de la paix et nous avons un schéma idéal en tête : des forces d’interposition composées de contingents africains spécialement formés pour le maintien de la paix, ce qui est un métier particulier avec une décision politique du Conseil de sécurité et de l’OUA et avec le soutien logistique et le support de pays européens et occidentaux. C’est ce que nous avons demandé pour le Congo-Brazzaville. Malheureusement, cela ne s’est pas encore fait. C’est dommage parce que cela aurait certainement favorisé la recherche de la solution dans ce pays. Mais il est encore temps de le faire, c’est encore utile. J’ajoute que la France a décidé de coopérer avec les États-Unis et avec la Grande-Bretagne dans ses actions de formation pour le maintien de la paix. Cela ne veut pas dire que ces trois pays n’agissent qu’ensemble mais il y aura des opérations de coopération. Voilà, cela nous parait aller dans le sens des réalités africaines d’aujourd’hui.
La Presse américaine : Une autre question sur l’Afrique. Pensez-vous pensez que la France a des preuves qu’il y ait eu une participation militaire directe au Congo de la part des Américains ?
Hubert Védrine : À ma connaissance, il n’y a eu aucun commentaire officiel de la France sur ces questions. Donc il me semble que la question, dont vous me parlez, est débattue au sein de la presse américaine qui a, semble-il, plus d’informations que moi sur ces points.
La Presse américaine : Sur l’Algérie, la situation semble avoir empiré. Y a-t-il un rôle que la France envisage de pouvoir jouer, comme médiateur, pour faire tomber la violence ?
Hubert Védrine : La situation en Algérie est vraiment pathétique. Les massacres sont considérables. Personne ne connaît les chiffres exacts mais on sait que ce sont des massacres importants, avec une cruauté particulière et des populations qui sont ainsi frappées et martyrisées. Les Français sont comme les autres, c’est-à-dire qu’ils sont bouleversés par cela. La France est naturellement favorable à une solution qui permettrait de sortir des violences. Mais comme chacun le comprend bien, c’est une question qui concerne les Algériens eux-mêmes.
La Presse américaine : Est-ce qu’il y a des problèmes d’intervention d’autres groupes du Moyen-Orient, les Iraniens par exemple, les Afghans… ?
Hubert Védrine : Je n’ai aucune indication sûre, là-dessus. J’ai lu comme tout le monde des spéculations variées. Faire le point exact de la situation est compliqué.
La Presse américaine : Sur le Cambodge, M. Hun-Sen a dit qu’il viendrait à Paris, qu’il ne viendrait pas à New York. Quelle est la position française sur le Cambodge actuellement ? Le prince Ranaridh n’est pas très heureux de la position française apparemment.
Hubert Védrine : La position française est de ne pas s’ingérer dans des conflits internes au Cambodge. Depuis des années comme vous le savez depuis les accords de Paris, la France a fait tout ce qu’elle a pu pour aider ce pays à se redresser, à se reconstruire après la guerre, à panser ses plaies. Mais la France ne peut pas se substituer aux parties cambodgiennes pour arbitrer les conflits entre elles et pour trouver la bonne réponse politique à la situation.
La Presse américaine : Sur la Bosnie, le discours américain à Washington hier a laissé entendre qu’il faudrait un suivi. Quelle est la position française ?
Hubert Védrine : J’ai vu en effet dans le New York Times de ce matin un article sur ce discours et nous avons relevé ce discours comme étant très intéressant. Notre analyse est la suivante : les accords de Dayton ont permis de rétablir la paix et la sécurité mais sur le volet politique, c’est-à-dire la construction d’institutions bosniaques démocratiques amenant les trois communautés à travailler véritablement ensemble, presque tout reste à faire. Je ne dis pas que rien n’a été fait mais l’essentiel reste encore à construire. Dans ce contexte, nous pensons que les pays qui sont présents dans le cadre de la SFOR devraient se préparer à donner une suite à cette présence, même si la forme et le niveau peuvent être adaptés. En tous cas, nous pensons que cela serait cohérent avec les engagements pris à Dayton.
La Presse américaine : Quand vous dites « adaptés », vous voulez dire un suivi plus petit éventuellement ?
Hubert Védrine : On peut imaginer des forces moins nombreuses. Je ne veux pas entrer dans une discussion technique ou militaire. Ce que je sais c’est que les pays qui se sont engagés dans les accords de Dayton doivent être persévérants et à notre avis, ils doivent rester et rester tous.
La Presse américaine : Concernant le suivi là-dessus, les fonctionnaires américains disent que les États-Unis ont certainement parlé à leurs alliés sur une action de commando pour essayer de prendre Karadjic et d’autres criminels de guerre. Que savez-vous de la position là-dessus ?
Hubert Védrine : La position française a été exprimée à de nombreuses reprises. Il faut faire ce qu’il faut pour que les criminels de guerre aient à rendre compte de leurs actes devant le Tribunal de la longue route devant nous.
La Presse américaine : Est-ce qu’il devrait y avoir davantage de pression sur les Israéliens, parce que les États-Unis semblent hésiter à imposer une telle pression ?
Hubert Védrine : Je répondrais qu’il faut une grande implication des États-Unis et une implication durable. Cela peut comporter des pressions sur les uns et les autres.
La Presse américaine : Est-ce que les États-Unis maintiennent trop d’embargos dans le monde ? Sur l’Iran, vous n’avez pas répondu directement sur l’embargo américain, et qu’en est-il de Cuba, sur le fait qu’il y a trop d’embargos ?
Hubert Védrine : II y a des cas où des mesures d’embargo sont justifiées. Dans le passé, il y a eu des mesures qui ont donné des résultats heureux, par exemple en Afrique du Sud. On pourrait citer d’autres cas où il y a des embargos décidés par le Conseil de sécurité, auxquels la France et d’autres pays européens sont pleinement associés. En même temps, cela ne peut pas devenir une politique systématique. Il y a beaucoup de problèmes qui ne se règlent pas de cette façon. Il y a aussi dans le monde des pays sur lesquels il y a des embargos depuis des dizaines d’années sans aucun effet. Donc, il ne faut pas avoir sur ce point une politique systématique.
La Presse américaine : Alors quels sont les bons embargos aujourd’hui et quels sont les mauvais ?
Hubert Védrine : Vous devez connaître la liste. En tout cas, je ne vous étonnerais pas en disant que du point de vue français et européen d’ailleurs, les embargos acceptables sont ceux qui sont décidés par le Conseil de sécurité. C’est la seule instance qui ait une légitimité pour décider des mesures mondiales, sinon les décisions qui sont prises dans un pays particulier ne peuvent concerner que ce pays particulier.
La Presse américaine : Vous avez mentionné cette initiative pour la formation en Afrique, des Français, des Américains et des Britanniques. Les Africains ont déjà lancé leur propre formation au Sénégal et dans d’autres pays bientôt, est-ce que vous êtes dans le coup dans ce programme-là, Pensez-vous que les Américains marchent au-devant de la musique ?
Hubert Védrine : Non, nous sommes tellement en avance sur ces plans en Afrique que je ne peux pas dire que d’autres aillent plus vite qu’il ne faut. Comme je le disais tout à l’heure, cela fait plusieurs dizaines d’années que la France s’occupe de l’Afrique, maintient une présence, pas dans toute l’Afrique mais quand même dans une grande partie de l’Afrique, des relations monétaires étroites, des actions de formation militaire, une aide au développement considérable. Donc si d’autres pays aujourd’hui à leur tour s’intéressent à l’Afrique, ils sont les bienvenus. Pour la question dont vous parlez sur la formation, il y a déjà des actions françaises. Il y a déjà des actions britanniques, il y a déjà des actions américaines. Simplement j’ai indiqué tout à l’heure que ces trois pays avaient décidé de développer des actions en coopération à partir de maintenant.
La Presse américaine : La formation en Ouganda ne vous préoccupe-t-elle pas ? Parce qu’à ce moment-là, les militaires peuvent certes l’utiliser pour le maintien de la paix mais également pour combattre leurs voisins, le Soudan ?
Hubert Védrine : Vous avez raison de poser la question. Je ne sais pas si elle se pose spécialement en ce qui concerne l’Ouganda mais la question se pose globalement. Je crois que l’on doit être capables aujourd’hui, aussi bien les Américains que les Français, d’affiner la formation et les formations militaires ne sont pas toutes les mêmes. Donc, il faut vraiment, je crois que c’est un des objets d’ailleurs de ce projet de coopération, mieux définir les actions qui sont des formations au futur maintien de la paix, qui ne seraient pas utilisables pour n’importe quelle autre action militaire. Mais il faut être réaliste : si l’idée générale était que nous avons intérêt à ce que les armées africaines soient mieux formées, on ne peut pas arriver à la situation idéale du jour au lendemain. Il faut avoir une vision d’engagement dans la durée. N’oubliez pas que le premier besoin de l’Afrique, ce n’est pas la formation militaire mais l’aide au développement.
La Presse américaine : Dans votre discours, vous parlez des réformes du Secrétaire général, M. Kofi Annan, en continuation de ce qu’avait fait M. Boutros-Ghali. Est-ce que c’est un signal politique que vous lancez en parlant de la continuation des idées de M. Boutros-Ghali ?
Hubert Védrine : Non, je mentionne l’action de Boutros-Ghali puisqu’il n’y a pas de raison qu’elle soit oubliée. C’est un secrétaire général qui a également eu une action très importante. Mais maintenant il faut traiter les problèmes actuels de l’ONU, à partir des propositions qui sont sur la table aujourd’hui et nous trouvons que le secrétaire général Kofi Annan prend très bien les choses et a réussi à poser les vrais problèmes. Maintenant il faut aller vers la solution. Il faut que ce soient des solutions admises par tout le monde parce que cette organisation a vraiment besoin d’un consensus solide pour jouer le rôle que nous attendons d’elle.
La Presse américaine : J’aimerais enchaîner avec un principe général. Est-ce qu’il est acceptable qu’un pays quelconque attache une conditionnalité à ses contributions ?
Hubert Védrine : Non, c’est une attitude regrettable. Mais ce qui domine le plus dans nos préoccupations, c’est que l’ONU doit pouvoir fonctionner. Donc, je comprends bien ce qui est derrière votre question et je respecte le jugement que cela implique mais notre problème c’est de faire en sorte que les États-Unis jouent le rôle le plus positif possible au sein des Nations unies. Nous sommes un pays étranger, nous ne pouvons pas, à la place des responsables américains eux-mêmes, mener des discussions qui déterminent ce que peuvent les États-Unis par rapport à l’ONU. Nous pensons que tous les pays qui ont des dettes envers l’ONU, devraient les payer. Cela devrait être la première chose. Et ensuite, nous devrions discuter des règles de financement de l’avenir. Il faut combiner cela avec le principe de réalisme. Si les États-Unis réussissent au bout du compte à s’acquitter de l’ensemble de leurs arriérés, nous applaudirons.
La Presse américaine : Dans votre discours, vous dites qu’il faut que les nouveaux membres du Conseil de sécurité puissent participer pleinement au maintien de la paix. Pouvez-vous développer ce que vous voulez dire par là ? Est-ce qu’il y aurait un problème de ce côté-là ?
Hubert Védrine : Non, ce n’est pas du tout présenté comme un problème. C’est présenté comme un élément positif. Donc, ce n’est une restriction envers personne. Quand je parle de la question du Conseil de sécurité, je rappelle notre idée générale. Le Conseil de sécurité est un organe très important, c’est même ce qui a fait la différence entre la vieille société des Nations et l’Organisation des Nations unies. Donc, il faut préserver à tout prix cet outil d’efficacité. D’un autre côté, il est évident que, dans le monde actuel, pour que le Conseil de sécurité redevienne vraiment représentatif, il faut l’élargir et qu’en même temps, il demeure efficace. Ce ne serait de l’intérêt de personne d’avoir un Conseil de sécurité élargi, très représentatif, mais qui ne serait plus en mesure de prendre des décisions. Dans la réflexion sur les pays qui auront leur place demain dans ce nouveau Conseil de sécurité, nous disons que la capacité à mener des opérations de maintien de la paix et à y apporter des contributions est un des éléments à prendre en compte. Ce n’est pas le seul critère, mais c’est un des critères.
La Presse américaine : Pourquoi avez-vous inclus ceci comme critère ?
Hubert Védrine : D’abord, j’exprime le point de vue de la France. Ce n’est pas une règle qui s’impose à tout le monde. Chacun indique quelles sont ses orientations et ses idées. Mais je l’ai mentionné parce que cette activité de maintien de la paix par l’ONU est de toute évidence depuis quelques années un des éléments les plus importants de son activité. Il y a une grande attente par rapport à cela. Donc, c’est une remarque réaliste au moment où nous allons réformer le Conseil de sécurité. N’oublions pas qu’une de ses fonctions, ce sera cela.
La Presse américaine : Le Japon et l’Allemagne ne font pas beaucoup de maintien de la paix. C’est cela que vous avez à l’esprit ?
Hubert Védrine : Non pas du tout, ils ont une contribution importante et ils ont toutes les capacités pour participer à des actions de ce type. Non, ce n’est pas du tout une remarque restrictive.
La Presse américaine : Pour le Conseil, vous pensez à 20, à 22 membres ?
Hubert Védrine : Notre base de réflexion, c’est la proposition du précédent président de l’Assemblée générale.