Texte intégral
J. -P Elkabbach : La fin d’un siècle de service militaire obligatoire. Les députés débattent à partir de neuf heures ce matin de la loi qui suspend la conscription le 1er janvier 2003 et qui réforme le service national. Le Président de la République voulait que les armées soient professionnelles, est-ce que vous confirmez que pour vous, gouvernement Jospin, elles le seront ?
A. Richard : Oui. Il me semble que dans un nouveau contexte, où les genres de conflit que nous pouvons affronter ne sont plus du tout les mêmes – ils sont souvent éclairs, éloignés et peuvent être violents – c’est une armée professionnelle très équipée, avec un niveau de sophistication, qui répond à ces éventuelles menaces, pour longtemps. Mais, comme vous le disiez, la conscription est suspendue, c’est-à-dire qu’il est de notre responsabilité d’envisager qu’un jour, on puisse faire appel de nouveau à des armées plus nombreuses face à de nouveaux risques qu’on ne connaît pas aujourd’hui.
J. -P Elkabbach : Vous supprimez les cinq jours qui étaient prévus pour le « rendez-vous citoyen » et vous les remplacez par un jour d’appel de préparation à la défense.
A. Richard : Nous le remplaçons par autre chose, c’est-à-dire d’abord une préparation à ces questions de défense dans le cadre scolaire. Cela nous paraît faire partie de l’Éducation nationale, comme son nom l’indique, de préparer les jeunes à être des citoyens et, en autre, à être conscients et à être informés des objectifs d’un système de défense qui sera le leur.
J. -P Elkabbach : Ce jour sera une sorte de consécration mais il y a l’école.
A. Richard : Exactement. Cet appel se fait entre 17 et 18 ans, c’est-à-dire après une période où les jeunes auront appris par l’école les questions qui concernent vraiment leur défense.
J. -P Elkabbach : Le Président de la République est d’accord avec L. Jospin et vous, sur ce point-là ?
A. Richard : Il s’est exprimé devant le Conseil des ministres, il a sa liberté de parole. Vous pouvez constater qu’il n’a exprimé aucune objection publique.
J. -P Elkabbach : Le RPR votera contre à cause de cela.
A. Richard : Cela, c’est le jeu. Il y a une opposition, elle est en parenté, en relation avec le Président de la République mais elle joue son rôle d’opposition. Moi, j’ai essayé franchement de les convaincre, en leur disant : sur l’essentiel, nous sommes d’accord et c’est un enjeu qui concerne la communauté française. Pendant encore tout le débat, je vais m’efforcer de leur montrer que nous sommes, sur ce sujet, très proches et que s’il y a de nouveau une alternance, nous ne changerons plus ces textes. Donc, ils devraient nous engager tous.
J. -P Elkabbach : Les crédits de la défense vont être sérieusement réduits : le Premier ministre vient de trancher. Une rumeur inquiète prévoit moins de 10 %. C’est vrai ?
A. Richard : C’est-à-dire plus de 90 %. Je reprends votre expression : ce travail est fait sérieusement. C’est-à-dire que la France a besoin de faire des économies budgétaires. On essaye d’en faire dans tous les domaines. Nous nous sommes entendus pour dire : tout ce qui permet justement de passer à la professionnalisation dans des conditions efficaces, qui permet aux unités de nos armées de fonctionner et de pouvoir se mobiliser à tout moment, tout cela est préservé. En ce qui concerne l’acquisition des gros matériels et des projets les plus orientés vers l’avenir, on se donne un peu de temps.
J. -P Elkabbach : C’est-à-dire que les programmes sont étalés, le Rafale n’est pas supprimé mais étalé ?
A. Richard : Absolument.
J. -P Elkabbach : Des frégates dans la marine ?
A. Richard: Oui, et en tout cas, je présenterai l’ensemble de ces modifications de nos programmes, ou de ces modulations dans le temps, aux commissions parlementaires la semaine prochaine et je pourrai démontrer, je crois, que rien n’est affecté dans des programmes qui préparent l’avenir.
J. -P Elkabbach : Mais le montant de la réduction ?
A. Richard : Il sera décidé par le Conseil des ministres mercredi prochain.
J. -P Elkabbach : Vous pensez que ce sera, comme on le dit, autour de 10 % ou moins ?
A. Richard : Ce sera moins de 10 % des seules dépenses d’équipement. Les dépenses de fonctionnement, sui font plus de la moitié, elles, seront en progression.
J. -P Elkabbach : Mais sur l’équipement, moins de 10 mais plus de 6 %. Cela représente combien de milliards, cela ?
A. Richard : Les dépenses d’équipement programmées pour l’année prochaine représentent 89 milliards.
J. -P Elkabbach : Comme chaque année depuis quelque temps, 10 000 salariés des industries militaires perdent leur emploi. Á partir de 1998, ce seront les mêmes 10 000 ou encore un peu plus ?
A. Richard : Nous espérons que ce sera en tout cas moins de 15 000. Il faut bien voir que dans tous les pays, à partir du moment où l’effort de défense s’est allégé puisqu’on n’était plus face aux mêmes menaces quand même – il faut aussi qu’on ait la capacité de s’adapter – et que, par ailleurs, il s’agit d’industries extrêmement modernes qui font des gains de productivité et qui sont très automatisées, il y a tendanciellement une certaine réduction. Si on me demandait quel était, du temps de Colbert, la part des gens qui, directement ou indirectement, travaillaient pour la défense nationale, au lieu que ce soit comme maintenant 1 % de la population active, c’était peut-être 6 ou 8 %. La France a évolué.
J. -P Elkabbach : Est-ce qu’il vous restera des sous pour poursuivre la coopération prévue avec d’autres Européens, en particulier les Allemands ? Il y a aujourd’hui un Sommet à Weimar ?
A. Richard: C’est une des arêtes de la politique européenne du Gouvernement que de familiariser tous les Européens avec leur défense commune, avec leurs intérêts communs vis-à-vis des menaces qu’ils voient de la même façon. On le voit bien, par exemple, en Bosnie. Nous prétendons être un peu leader, un peu entraînant vis-à-vis des autres en matière de coopération sur les programmes d’armement. Et donc, nous y tiendrons toute notre place financièrement.
J. -P Elkabbach : C’est-à-dire que vous maintenez. Mais avec les Allemands, il y a par exemple des hélicoptères, des satellites ?
A. Richard : Avec les Allemands, les deux gros sujets sont, en effet, les hélicoptères des générations futures et tout le système d’observation spatiale. Je crois que nos amis allemands, qui sont très solides, très bien implantés dans la branche hélicoptère, sont évidemment partants pour qu’on continue. Ils seront contents de savoir que nous y mettons nos crédits. Sur le spatial, ils sont plus partagés et on va s’efforcer d’être convaincants.
J. -P Elkabbach : Les industries françaises de défense vont changer. Avec L. Jospin, il paraît que vous souhaitez maintenant que ça aille vite. Dans quels délais ?
A. Richard : En fait, il y a plusieurs dossiers. Il y a le dossier de l’aéronautique qui est un dossier partiellement militaire et partiellement industriel civil. On parle d’abord d’Airbus – ce dossier va suivre son rythme. Notre priorité, c’est le groupe Thomson. Il va falloir pouvoir proposer aux autres industriels français, qui peuvent être les partenaires de Thomson pour enrichir le potentiel technologique de cette entreprise, de constituer une alliance, avec l’État actionnaire qui resterait, de manière à ce que le « nouveau Thomson » soit une entreprise plus puissante, plus offensive sur les marchés internationaux et qui puisse, du coup, passer des alliances européennes significatives.
J. -P Elkabbach : Dans quels délais, vos décisions ?
A. Richard : Le Premier ministre souhaite que nous fassions nos propositions aux industriels concernés à la fin de ce mois.
J. -P Elkabbach : Et que tout soit réglé en… ?
A. Richard : Si on est très bon, c’est à la fin de l’année. Donc, comptez un peu plus.
J. -P Elkabbach : Pour la procédure, c’est le Gouvernement qui choisira ?
A. Richard : Oui. C’est l’État qui est actionnaire ; il y a des propositions d’alliance : donc, celui qui choisit l’alliance, c’est l’État actionnaire.
J. -P Elkabbach : Il sera partenaire majoritaire ou minoritaire ?
A. Richard : Dans Thomson, l’État représente 58 % du capital. Donc, par définition, si on veut beaucoup grossir Thomson, ce qui est notre ambition, l’État gardant sa part, cela veut dire, sur le nouvel ensemble, nous serons à moins de 50. Ce qui veut dire qu’on aura changé la distribution du capital, amis que l’État restera un gros actionnaire lié avec les autres actionnaires principaux par une entente.
J. -P Elkabbach : Vous allez entendre dire que c’est une privatisation, même partielle ?
A. Richard : Si quelqu’un le dit, je ne pourrai pas le contredire. Je lui dirai simplement que l’État n’aura pas vendu une action et qu’en tant qu’actionnaire, l’État restera un élément déterminant dans les choix d’avenir de Thomson, ce que d’ailleurs – je le souligne – tous les partenaires internationaux comprennent parfaitement s’agissant d’une entreprise de défense.
J. -P Elkabbach : Vous faites allusion à la dimension européenne du projet ?
A. Richard : Oui. J’ai rencontré, comme c’était mon rôle, ainsi que D. Strauss-Kahn, les partenaires européens avec lesquels on doit prévoir des alliances pour le nouveau Thomson. Tous nous ont dit : « Vous souhaitez que l’État reste fortement actionnaire dans Thomson. C’est une industrie de souveraineté. Ce n’est pas un problème pour nous. »
J. -P Elkabbach : Qui est le maître d’œuvre de cette architecture ?
A. Richard : Le Premier ministre.
J. -P Elkabbach : Vous, et le ministre de l’Économie, le Gouvernement ?
A. Richard : Les dossiers sont préparés par votre serviteur et par le ministre de l’Économie qui est aussi le ministre de l’Industrie.
J. -P Elkabbach : Vous allez rapatrier le tiers des 8 300 soldats qui sont en Afrique.
A. Richard : Moins du tiers.
J. -P Elkabbach : Est-ce que cela veut dire que la France abandonne l’Afrique ?
A. Richard : Cela veut dire qu’on se déplace plus vite et qu’on met en place des forces, quand c’est nécessaire, nettement plus rapidement aujourd’hui qu’en 1975, lorsque le dispositif a été conçu. Donc, nous pensons qu’avec un peu plus de 5 500 hommes sur cinq bases bien organisées et avec le nombre suffisant d’avions de transport, nous pouvons, comme nous l’avons montré d’ailleurs au Congo au début de cette année, être présents sur tout point chaud où les pouvoirs publics ont décidé que nous avions des intérêts à défendre, en une demie journée si c’est nécessaire.
J. -P Elkabbach : Est-ce qu’il est vrai qu’à Sciences Politiques vous étiez étudiant d’un maître de conférence qui s’appelait J. Chirac ?
A. Richard : Absolument. Cela m’a sûrement aidé à réussir, même en y mettant le temps.
J. -P Elkabbach : Est-ce que cela veut dire que cela explique un certain nombre de choses sur le fonctionnement de la cohabitation ?
A. Richard : Bien sûr que non. C’est vrai qu’il y a parfois un certain mélange dans nos passés. Je crois surtout que les Français souhaitent que nous nous entendions correctement pour servir les intérêts majeurs du pays et cela, on est capable, les uns et les autres, de le faire.
J. -P Elkabbach : Il avait un surnom à Sciences Politiques ?
A. Richard : Je n’en ai pas le souvenir.