Texte intégral
La Repubblica : Les relations franco-italiennes n'ont pas toujours été excellentes, dynamiques. Disons que parfois, elles ont été ternes ou grinçantes. Mais, maintenant, elles connaissent un moment heureux. Selon vous cela est dû à quoi, Monsieur le ministre ?
Hubert Védrine : Ce que je constate, en arrivant avec ce nouveau gouvernement, c'est que la bonne entente est réelle entre le président et le gouvernement français d'une part, le gouvernement de M. Prodi d'autre part. À quoi est-ce dû ? Sans doute au fait que nous avons, à Rome et à Paris, des conceptions très proches de l'avenir de l'Europe : l'Europe doit être forte. Dès avant les élections, Lionel Jospin avait déclaré qu'il ne concevait pas l'euro sans l'Italie. Cela compte. D'autre part, la France et l'Italie ont mené ensemble une action remarquable en Albanie. J'ajoute, puisque vous me parlez de bonne entente, que je suis très heureux de cette occasion de venir à Rome pour des entretiens avec M. Lamberto Dini avec qui j'ai noué, dès ma nomination, des relations très cordiales et confiantes.
La Repubblica : Pouvez-vous me parler de l'euro, Monsieur le ministre ?
Hubert Védrine : Quand je dis que la France et l'Italie, dans cette phase de l'Histoire européenne, se redécouvrent très proches, j'y inclus tous les aspects de la construction européenne à poursuivre, à commencer par l'euro. La France est impressionnée par les efforts accomplis par le gouvernement italien pour mettre l'Italie en mesure de figurer parmi les pays fondateurs de l'euro. J'ai compris que l'Italie avait été sensible à la reconnaissance par la France de cet effort. Mais cela fait partie d'un ensemble plus vaste, cette vision commune d'une Europe capable de jouer pleinement son rôle.
La Repubblica : Pensez-vous que l'euro soit irréversible ?
Hubert Védrine : Après la décision qui sera prise au printemps prochain, qui sera positive, et dont je pense qu'elle comprendra l'Italie, je ne vois pas quelle force politique, où que ce soit, en Europe ou à l'extérieur, pourrait prendre la responsabilité historique de se mettre en travers de ce mouvement.
La Repubblica : Pensez-vous qu'entre temps, nous serons arrivés au point de vue technique, au niveau bancaire et des grandes entreprises, à un point de non-retour ?
Hubert Védrine : Le point de non-retour ? Je préfère parler de stade de lancement. Je crois en effet que le lancement est assuré pour des raisons techniques ; pour des raisons de préparation économique dans les banques, dans les entreprises, dans les administrations ; pour des raisons psychologiques dans la tête des décideurs européens, mais aussi dans celle des opérateurs américains et asiatiques ; pour des raisons de volonté politique, enfin. D'ailleurs, les questions qui se posent concernent déjà la suite : comment cette monnaie va-t-elle se positionner par rapport aux autres grandes monnaies ? Est-ce que ce sera une monnaie de réserve ? Quelle est la part des échanges internationaux qui se feront dans cette monnaie ? Comment les membres de l'Union européenne vont-ils coordonner leurs politiques économiques ? Voilà des questions qui se posent aujourd'hui mais qui, en fait, portent déjà sur « l'après ».
La Repubblica : Il y a un problème italien assez gros qui n'a pas encore explosé en Italie mais qui va certainement exploser, c'est le problème de la réforme du conseil de sécurité. Si toute l'opération diplomatique italienne qui a duré longtemps pour essayer d'avoir un projet dans lequel l'Allemagne ne rentre pas comme membre permanent, projet qui actuellement n'est plus sur le tapis, et donc si dans les semaines et les mois à venir, il pourrait y avoir l'Allemagne qui entre, les Italiens pensent qu'ils vont figurer en quatrième catégorie. Cela sera vraiment vécu comme un drame. Que peut-on faire pour éviter des frustrations en Italie ? Est-ce que l’Allemagne qui rentrerait au sein du conseil de sécurité serait une façon de renationaliser une politique étrangère ?
Hubert Védrine : À propos de la réforme du conseil de sécurité, la France a accepté comme base de discussion les propositions mises en avant par le président actuel de l'assemblée générale. Nous sommes évidemment ouverts à la discussion. Est-ce que le conseil de sécurité doit s'élargir pour tenir compte du monde actuel, c'est-à-dire du monde qui s'est globalisé depuis 1991 ? La réponse est oui. Est- ce que ce conseil de sécurité élargi pourra comprendre uniquement des grandes puissances de l'hémisphère nord ? La réponse est évidemment non. Ce serait très mal vécu par une majorité des 185 pays du monde. Le conseil élargi devra être représentatif. L'élargissement devra-t-il en même temps préserver l'efficacité du conseil de sécurité ? Bien sûr. Dans ce monde global, il faut absolument préserver les organes multilatéraux qui ont une capacité de régulation. La grande différence entre l'ONU et la SDN, c'est le conseil de sécurité, avec ses membres permanents et leur droit de veto. Il faut donc trouver, d'une façon ou d'une autre, une synthèse qui tienne compte de tous ces éléments. Il ne s'agit pas tant d'être pour ou contre tel pays, mais de raisonner en fonction de ces grands objectifs. J'ajoute qu'il faut préserver la perspective, et les possibilités, d'une politique étrangère commune européenne qui ne prendra pas corps à New York, quelle que soit la composition du conseil de sécurité, mais au sein de l'Union européenne. Et cela dépend de nous, Européens.
La Repubblica : En Italie, la non ratification d'Amsterdam est mise en relation avec la réforme du conseil de sécurité...
Hubert Védrine : Ce sont pourtant des choses différentes. Si on lie trop les multiples difficultés du moment, nous n'avancerons plus nulle part.
La Repubblica : À Amsterdam, la montagne n'a-t-elle pas accouché d'une souris ?
Hubert Védrine : À Amsterdam, il s'est passé deux choses : tout d'abord, la confirmation de l'adoption du pacte de stabilité et l'adoption, à la demande du nouveau gouvernement français, d'une déclaration sur la croissance et l'emploi. Nous sommes satisfaits de ce point de départ et savons très bien qu'il faut maintenant donner un sens concret à la notion de coordination des politiques économiques sur la base de l'article 103 (et, voire d'autre part, ce que l'on peut faire avec l'article 109). En ce qui concerne le volet institutionnel, naturellement le résultat peut être considéré comme une « souris ». Mais ce n'est pas une mauvaise souris. C'est une souris blanche : la possibilité de mener une coopération renforcée avec la moitié des États plus un, permet en effet aux pays européens les plus déterminés d'aller de l'avant. Nous ne gagnerions rien à remettre en cause cet acquis. En revanche, en ce concerne la majorité qualifiée, la pondération des voix, la composition de la Commission et différentes autres choses, il n'y a pas eu accord. Maintenant, notre position est : ratifions ce que nous avons obtenu, et poursuivons nos efforts afin qu'il y ait une vraie réforme institutionnelle avant de passer à plus de quinze, faute de quoi l'Europe ne pourra plus fonctionner, ni décider, ni financer quoi que ce soit, ni préserver ou développer ses politiques communes. En prenant cette position, nous défendons à la fois les intérêts des pays candidats et ceux des pays membres. Nous n'avons que de la sympathie pour les pays candidats, leurs efforts et leur désir, qui est le nôtre, d'une Europe rassemblée. Mais, s'ils veulent entrer dans l'Europe c'est parce qu'elle marche, parce qu'elle est attirante, parce qu'elle a réussi dans de nombreux domaines ! S'ils entraient dans une Europe impotente et ingérable, cela aurait été un marché de dupes pour eux et pour nous. Je crois que l'Italie partage notre souci. Il nous faut surmonter ensemble cette contradiction.
La Repubblica : Sur le problème de l'OTAN, c'est un échec, vous n'avez rien obtenu sur le problème du commandement Sud ?
Hubert Védrine : Le Président de la République, Jacques Chirac, avait indiqué à ses partenaires de l'OTAN en 1995, que la France était prête à revenir dans l'organisation à condition qu'elle soit substantiellement rééquilibrée en faveur des Européens et qu'une vraie place soit proposée à la France si elle revenait au sein du commandement intégré. Il y a eu, sous ce précédent gouvernement, des discussions. Quand ce gouvernement a été constitué, dès nos premières conversations avec le Président de la République, le même constat a été fait de part et d'autre : les États-Unis n'avaient pas exprimé de propositions précises : le Président de la République française ne pouvait pas considérer que les conditions qu'il avait posées étaient remplies. Il l'a dit à Madrid. Nous continuons donc sur la même base, ce qui ne nous empêche pas de travailler avec nos Alliés, et nous ne fermons aucune porte.
La Repubblica : Mais si la France rentrait dans le système intégré, elle aurait probablement plus de poids pour obtenir le commandement Sud ?
Hubert Védrine : Ceci est difficile à démontrer. Il n'est pas sûr qu'un pays membre (à une exception près) ait beaucoup de poids. Voyez l'exemple de l'élargissement. De toute façon, et même si nous le regrettons, il faut bien reconnaître que pour beaucoup de pays, la défense européenne n'est pas actuellement prioritaire. Sans doute l'euro donnera-t-il un coup de fouet à tous les autres projets européens.
La Repubblica : Pour revenir sur l'euro, de temps et temps, il y a toujours une voix qui dit que l'on pourrait retarder d'une année, on dirait que quelqu'un essaie de lancer des réserves, soit à Bonn de la Bundesbank, soit à Rome comme l'a fait le ministre des affaires étrangères comme si c'était encore quelque chose de flottant, comme si rien n'était encore assuré ?
Hubert Védrine : Jusqu'au dernier moment, nous entendrons des voix ; des voix bien intentionnées, et d'autres mal intentionnées. Malgré cela, je pense que les choses sont irréversibles.
La Repubblica : Vous voulez dire qu'elles sont irréversibles parce qu'aucun gouvernement ne pourrait prendre la responsabilité de retarder le passage à l'euro, ceci plus par fatalité que par conviction réelle ?
Hubert Védrine : Cela revient au même. La conviction, la préparation, l'évolution psychologique. Regardez encore une fois les réactions de la plupart des marchés dans le monde. Regardez du côté anglo-saxon, par exemple. Ce projet a été considéré avec dérision et condescendance d'abord, avec irritation, ensuite. Maintenant, il est considéré avec réalisme ; il est admis.
La Repubblica : À ce sujet, au moins dans la presse anglo-saxonne, l'euro est pris comme un point d'interrogation ?
Hubert Védrine : Je crois que c'est pris pour un point d'interrogation par ceux qui souhaitent qu’il y ait encore des points d'interrogation.
La Repubblica : Vous excluez que le problème bavarois, que les prochaines élections allemandes puissent avoir des conséquences ? Même si le chancelier n'est pas réélu, le processus ne peut pas être arrêté ?
Hubert Védrine : Je lis et j'entends ce qui se dit en Allemagne. Je pense néanmoins, que le chancelier Kohl arrivera à faire prévaloir sa volonté politique européenne et le respect des engagements pris par son pays.
La Repubblica : Au sujet de votre visite à Rome. Est-ce qu'il y aura des sujets particuliers évoqués au niveau bilatéral comme par exemple Alitalia/Air France ou France Télécom ? Mais peut-être que ceci sera évoqué au niveau d'autres ministères ?
Hubert Védrine : J'évoquerais sans doute certains sujets bilatéraux, mais je n'y viens pas spécialement pour régler des « problèmes », plutôt pour renforcer la convergence de nos vues sur les questions du moment. Je note cependant que l'industrie italienne et l'industrie française sont à l'heure des grandes restructurations. J'exprime l'espoir que cela permette un resserrement des liens entre nos sociétés. Je pense que tant les industries françaises qu'italiennes auraient intérêt à regarder chacune ce qui se passe chez le voisin. J'aurais naturellement avec Lamberto Dini un échange de vues sur la situation au Proche-Orient, et sur la tournée de Madame Albright. Nous allons également reparler de la Méditerranée et du Maghreb. Nous nous étions vus avec M. Dini à Alger à l'occasion du Forum méditerranéen et nous avions clairement perçu que les Marocains, les Tunisiens, les Egyptiens et les autres n'étaient pas satisfaits de leurs relations avec l'Union européenne. Ils reçoivent des réponses un peu bureaucratiques alors qu'ils attendent beaucoup plus. Il y a aussi la Bosnie. Et sur l'Europe, l'élargissement, l'Agenda 2000, etc. Sur tous ces sujets, en tout cas, je suis désireux de travailler en étroite concertation avec mon homologue italien.