Texte intégral
O. Mazzerolle
Nous sommes au matin de la quatrième semaine de bombardements de l’Otan sur les Serbes. Est-ce que vous êtes toujours opposé à ces opérations militaires ?
P. De Villiers
— « Je crois que la priorité aujourd’hui c’est de créer les conditions d’un retour des réfugiés, et je pense, aujourd’hui comme hier, qu’on ne l’obtiendra pas en continuant les bombardements, en y ajoutant une opération de terrain dont on parle de plus en plus, et en armant l’UCK. Aujourd’hui on est devant un choix : ou bien c’est la lutte à mort contre Milosevic, mais à ce moment-là, il y a le risque de l’usure du temps — parce qu’on nous explique maintenant qu’il faudra plusieurs mois, c’est le risque de la résistance de tout un peuple qui se soude autour du dictateur, pour lequel je n’ai personnellement aucune sympathie puisque c’est un national communiste et moi j’ai toujours été un anti-communiste primaire —, et il y a le risque de vider le Kosovo, et le risque de déstabiliser les Balkans. Donc quand on aura fait de la Serbie, avec les bombardements, un champ de ruines, et du Kosovo un terrain vague vidé de tous ses habitants, eh bien on sera devant un problème encore plus compliqué. En d’autres termes, il y a la solution militaire, il y a la solution diplomatique, la solution politique : il n’y a pas d’autre solution que la solution politique. »
O. Mazzerolle
J’imagine que vous partagez l’évidence qui apparaît à beaucoup qu’on ne peut pas arrêter les bombardements sans contrepartie ?
P. De Villiers
— « Bien sûr, il faut que simultanément on arrête les bombardements et qu’on oblige Milosevic à arrêter ses exactions, simultanément. Mais je crois que… »
O. Mazzerolle
Oui mais arrêter les exactions, justement, ce qui n’est pas obtenu par les bombardements, comment imaginer que ça le soit sans les bombardements ?
P. De Villiers
— « Tant qu’on est dans cette logique de l’Otan et des Américains, qui consiste à vouloir systématiquement la guerre — on voit bien d’ailleurs qu’entre les Américains et les Européens aujourd’hui, il y a un début de divergences, les Européens se tournent petit à petit vers la logique de paix, vers la logique de négociations —, tant qu’on est dans une logique de guerre où le général Clark réclame à M. Clinton des alliances supplémentaires pour frapper la Serbie, et bien on provoque chez les Serbes une réaction telle que celle qu’on a vue hier, qui consiste à sortir même du territoire du Kosovo. Et tant qu’on n’aura pas compris par l’inculture historique d’un monsieur comme Clinton — dont vous savez qu’il a d’autres talents —, que le Kosovo est dans l’esprit des Serbes une province serbe, le cœur de la Serbie, à peu près ce qu’est Saint-Denis pour la France, eh bien on n’aura pas compris qu’il faut deux principes dans la négociation à venir. Le premier c’est une autonomie large des Kosovars, acceptée par Belgrade ; et le deuxième, le refus garanti de l’indépendance du Kosovo. Parce que si on veut imposer l’indépendance du Kosovo à la Serbie, eh bien la guerre continuera parce que les Serbes ne l’accepteront jamais. Quant à l’opération terrestre, alors permettez-moi de vous dire que le Général Lebed a raison, lui qui a l’expérience de l’Afghanistan, il n’existe pas dans l’histoire d’opération terrestre qui ait réussi en territoire montagneux. »
O. Mazzerolle
Quels sont les risques si les bombardements continuent, ce qui semble être quand même le cas ?
P. De Villiers
— « Si le bombardements continuent, on aura trois conséquences. Première conséquence : la Serbie sera un champ de ruines, comme le dit ce matin très bien A. Peyrefitte dans Le Figaro. J’ai entendu hier l’appel de Soljenitsyne qui — il est pas suspect d’être pro-communiste, d’être pro-Milosevic — dit simplement : “C’est l’un de plus beaux, des plus vieux pays d’Europe“. »
O. Mazzerolle
« Plus vieux pays d’Europe », mais enfin, attendez, ce qu’ils font dans les Balkans depuis dix ans, il y a eu quand même 250 000 morts !
P. De Villiers
— « il y a aussi 200 000 Serbes qui ont été chassés de la Krajna, donc les c’est une affaire qui est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. »
O. Mazzerolle
Comment faire pour que Milosevic arrête ?
P. De Villiers
— « Attendez ! Je dis trois conséquences. La première, celle-là. La deuxième, c’est que le Kosovo sera vidé de ses habitants parce que, plus on bombarde, plus on provoque l’exode et la déportation des réfugiés kosovars. C’est à eux d’abord que doivent aller nos pensées ce matin. Quand on voit toutes les images tous les soirs à la télévision, c’est épouvantable ce qui se passe. Troisième conséquence, c’est qu’on éloigne la solution puisqu’on déstabilise toute la région des Balkans. Vous savez, vous qui êtes un homme cultivé, l’Europe des brasiers mal éteints, quand on se promène avec un brandon enflammé au-dessus de la poudrière des Balkans, on enflamme tout. Je crois que la solution est vraiment politique. M. Rugova disait : “Il vaut mieux dix ans de négociation que dix jours de guerre“. »
O. Mazzerolle
Oui, mais dix ans de négociation, ça a fait 250 000 morts déjà.
P. De Villiers
— « Ecoutez, on voit bien que les bombardements ne suffisent pas. Qu’est-ce qu’on nous dit depuis ce matin ? On nous dit qu’il faudra encore deux mois de bombardements pour arriver à quelque chose d’utile. “Quelque chose d’utile“, qu’est-ce que ça veut dire ? La guerre, ça n’est utile que quand c’est au service d’un but politique précis. Or là, on voit bien que les résultats sont exactement inverses aux buts affichés ? »
O. Mazzerolle
Comment expliquez-vous que des personnages aussi différents et influents que M. Chirac, Président de la République, et M. L. Jospin, Premier ministre, soient d’accord pour mener ces frappes ? Non seulement d’accord, mais ils sont à l’initiative de ces frappes.
P. De Villiers
— « On peut élargir d’ailleurs à M. Schröder, etc. Je l’explique par le fait que les nations européennes et leurs chefs ont baissé pavillon, se sont assoupis et sont aujourd’hui soumis à l’Amérique. Finalement ça doit être agréable, en tout cas sécurisant, de devenir des nations, de devenir des chefs de gouvernement ou des chefs d’Etat soumis parce que ce sont les autres qui prennent les décisions à leur place. »
Mais, c’est à la demande européenne que les Américains sont là.
P. De Villiers
— « Oui, bien sûr, mais justement, c’est très grave. Ça veut dire qu’en fait il y a deux manières de faire l’Europe, et on est au cœur d’un paradoxe. Ceux qu’on appelle les “euro-sceptiques“, c’est-à-dire, nous, les gens comme C. Pasqua et moi-même, nous sommes les défenseurs d’une Europe indépendante, et l’Europe indépendante ne peut que s’appuyer sur l’indépendance des nations, sur leur force, leur force de négociation, leur singularité dans l’histoire ; alors que les autres, les “euro-béats“, regardez-les aujourd’hui, c’est leur Amérique ! Alors on nous dit : “l’Europe, elle parle d’une seule voix“. Oui, c’est la voix de l’Amérique ! »
O. Mazzerolle
Pasqua-de Villiers : c’est une liste qui commence par un divorce et qui finit par un mariage, c’est curieux ?
P. De Villiers
— « Pas du tout ! Ça commence par des fiançailles et ça se termine par un mariage. »
O. Mazzerolle
Des fiançailles un peu aigres-douces !
P. De Villiers
— « Fiançailles à Noël et le mariage à Pâques. »
O. Mazzerolle
Entre-temps il y a eu des…
P. De Villiers
— « Pour filer la métaphore, elle est parfaitement logique ! On a ramassé les œufs de Pâques ensemble en plus ! »
O. Mazzerolle
Bon, allez, bonne journée, merci d’avoir participé.
P. De Villiers
— « Merci ! De toute façon, c’est une alliance tout à fait naturelle et qui va porter ses fruits ! »
Date : 16 avril 1999
Certains préconisent d’ajouter l’intervention terrestre aux frappes aériennes, la guerre à la guerre. Cela dispense de s’interroger sur les moyens de ramener la paix ou, au moins, en retarde le moment, au risque de ne plus trouver de paix à faire qu’entre deux cadavres : ceux des peuples serbe et kosovar.
Leur alibi est qu’il n’y a, paraît-il, aucune alternative, la diplomatie ayant été épuisée à Rambouillet. C’est sous-estimer les ressources de la diplomatie et se figurer que Rambouillet est le dernier mot de la sagesse humaine. En outre, il s’est passé pas mal de choses depuis, qui ont renouvelé et même éclairé le sujet.
La preuve, en tout cas, qu’il existe encore une solution diplomatique, et même qu’il ne faut pas beaucoup d’imagination pour la concevoir, c’est qu’on peut en tracer la ligne générale et en décrire les principales étapes.
Premièrement, le préalable à tout est le cessez-le-feu, c’est-à-dire l’arrêt simultané de la répression au Kosovo et des bombardements.
Qui garantira le premier ?Les observateurs de l’OSCE ou de l’ONU, qui devront revenir au Kosovo.
Oui à l’autonomie, non à l’indépendance
M. Milosevic demandera qu’on lui garantisse le second. La seule garantie que l’Otan puisse donner, mais la seule aussi qu’elle puisse refuser, est de ne pas répondre les bombardements sans un mandat formel du Conseil de sécurité.
Deuxièmement, le cessez-le-feu devrait aller de pair avec un engagement de toutes les parties de revenir à la table de la négociation.
Troisièmement, les contours de la négociation sont clairs. Milosevic ou pas, la Yougoslavie n’acceptera l’autonomie du Kosovo que si elle est une alternative à l’indépendance, mais pas si elle y est un prélude. Il s’ensuit que plus l’autonomie est large, plus le refus de l’indépendance doit être net. L’accord passe donc par l’octroi d’une large autonomie d’un côté et par la renonciation catégorique à l’indépendance de la part de la partie kosovare.
Quatrièmement, la grande difficulté sera celle des garanties. Du côté de l’autonomie, les choses se sont, si on ose dire, simplifiées. L’appareil militaire yougoslave est largement démantelé ; l’économie yougoslave est exsangue. La présence militaire massive n’est donc plus nécessaire et les sanctions économiques devraient suffire. Il n’y aurait qu’à les lever au fur et à mesure de l’instauration de l’autonomie. A la rigueur, on peut imaginer une présence militaire de l’Otan en Macédoine pour dissuader toute atteinte à la sécurité des observateurs.
Quant au refus de l’indépendance, il existe d’être garanti par un engagement très ferme de l’Otan de ne soutenir ni favoriser aucune revendication indépendantiste.
Nul ne saura si cette voie est praticable avant de l’avoir explorée. Au moins le jeu en vaut-il la chandelle.
Certains objecterons peut-être que l’Otan n’y trouve pas la victoire escomptée. Mais il faudrait alors conclure que la crédibilité de l’Otan est incompatible avec la recherche de la paix et qu’on préfère la première à la seconde.