Interview de M. Georges Sarre, vice-président du Mouvement des citoyens, dans "La Croix" du 6 septembre 1997, intitulé "Secteur public, Rien ne justifie la privatisation de France Télécom" et article dans "La Tribune" du 23 septembre, intitulé "Revoir le périmètre du secteur public avec pragmatisme", sur la privatisation de France Télécom et sur la définition du champ et du rôle du secteur public.

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Média : La Croix - La Tribune

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La Croix : Pour France Télécom, le Gouvernement semble pencher vers une ouverture partielle du capital. Est-ce une remise en cause du statut de l’entreprise ?

Georges Sarre : Rien ne justifie la privatisation de France Télécom. Nous connaissons une vague libérale sans précédent à l’échelle de la planète. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour affaiblir le service public ! Certes, l’ouverture du capital n’est pas stricto sensu une privatisation, mais elle prépare la voie à une privatisation. C’est une porte que l’on ouvre en ce sens !

La Croix : Pour ses partisans, le caractère public de France Télécom l’empêcherait de nouer des accords internationaux...

Georges Sarre : C’est l’argument maintes fois développé par nos adversaires libéraux pour justifier la privatisation du service public du téléphone. Il suffit de mesurer l’extraordinaire développement international de France Télécom avec l’État comme seul actionnaire pour constater que l’un n’empêche pas l’autre.

La Croix : Doit-on redéfinir le périmètre du secteur public en France ?

Georges Sarre : Il faut qu’il y ait un examen du périmètre du secteur public. On peut ainsi s’interroger sur le bien-fondé d’une privatisation du GAN (compagnie d’assurances). Mais, à l’inverse, d’autres secteurs pourraient venir dans le giron de l’État. Prenons l’eau par exemple. Aujourd’hui, sa distribution est assurée, dans les conditions que l’on sait, par de grandes entreprises privées. Est-ce justifié ? Il y va de la santé publique des consommateurs.

Dans certains cas donc, je crois que l’extension du secteur public est nécessaire. Encore faut-il savoir ce que l’on en fait. En 1981-1982, alors que nous étions au pouvoir, nous avions l’ambition de mener une grande politique industrielle. Nous avons nationalisé à 100 % de nombreuses entreprises. Mais ensuite, on leur a donné l’autonomie de gestion... Rien ne sert de nationaliser, si l’on ne peut imposer ses vues par la suite !

La Croix : Quelle sera la capacité du Mouvement des citoyens à peser sur la politique actuelle ?

Georges Sarre : C’est vrai, le MDC n’est pas la plus forte des composantes au sein de la gauche plurielle. Mais il a su y faire reconnaître sa place. À l’Assemblée nationale, grâce au groupe Radical-Citoyen-Vert, comme au gouvernement, son audience et son influence sont importantes. Nous sommes avec toute la gauche, pour conduire les choses dans le bon sens. Un exemple, l’euro. Vous connaissez notre opposition, en l’état actuel, à la monnaie unique. Eh bien, nous nous réjouissons que le suffrage universel ait permis en France de vaincre l’euro fort. C’est maintenant le scénario d’un euro faible, auquel participeraient des pays comme l’Italie ou l’Espagne, qui reste en scène.


La Tribune : 23 septembre 1997
Revoir le périmètre du secteur public avec pragmatisme

Aujourd’hui, un danger pourrait guetter la gauche politique ou syndicale : celui d’adopter des positions théologiques sur le capital des entreprises publiques. Il faut, à mon sens, privilégier une attitude pragmatique et définir quelques principes simples. Pour y parvenir, des réponses claires doivent être apportées à trois questions : qu’est-ce qui justifie que l’État devienne actionnaire d’une entreprise et ne limite pas son action à un rôle de régulateur ? À quelle hauteur, avec quelle capacité de décision et selon quelles modalités de contrôle l’État doit-il participer au capital d’une entreprise ? L’État actionnaire est-il encore efficace au moment où la plupart des entreprises sont confrontées à une concurrence internationale farouche ?

L’État ne peut se cantonner à la régulation des forces du marché dans trois cas de figure. Le premier est fondamental : assurer un égal accès des citoyens à un service au meilleur coût collectif ; il correspond aux services publics. Le second fait écho à l’héritage colbertiste et saint-simonien : développer des capacités industrielles et des savoir-faire liés à notre indépendance et à notre souveraineté. Enfin, le troisième cas, le plus controversé : la présence de capitaux publics doit pouvoir servir de point d’ancrage à une politique économique dynamique ; au moment de répartir les profits, l’État actionnaire peut privilégier l’investissement et/ou la rémunération du travail et non celle du capital.

* Le champ du service public

La délimitation du champ du service public peut évoluer, mais redoutons les positions idéologiques. Pour les libéraux, insatiables, il faudrait tout de suite privatiser Air France alors que le groupe n’est pas encore suffisamment consolidé, et ils veulent privatiser France Télécom parce que ce service public réalise de substantiels bénéfices. En fait, dans les deux cas, il s’agirait d’exclure ces entreprises du champ du service public en raison de l’ouverture à la concurrence de ces secteurs. Rappelons d’abord que cet argument est contingent : la déréglementation aérienne et des télécommunications s’impose à nous, mais en vertu d’une conception libérale de la construction européenne.

La fin de certains monopoles de droit doit-elle pour autant déboucher mécaniquement sur des privatisations ? Nous croyons au contraire que dans les secteurs ouverts à la concurrence de groupes privés qui adoptent systématiquement des comportements prédateurs (écrémage des lignes rentables pour les télécoms comme pour l’aérien), il importe de maintenir un opérateur public. Dans la mesure où la régulation est assurée par une autorité indépendante, la Commission européenne n’impose nullement de privatisation, encore faut-il que la loi impose à l’autorité régulatrice des orientations qui, dans leur déclinaison, assure la pérennité du service public. Quand l’ancien ministre de l’Industrie Franck Borotra justifie la privatisation de France Télécom par l’ouverture du secteur à la concurrence le 1er janvier 1998, il adopte une position de principe.

Après plus de quinze ans de déréglementation en Grande-Bretagne, BT détient encore plus de 90 % du marché britannique. Dans l’aérien, la reconquête des parts du marché intérieur passe par la réussite du hub de Roissy, c’est-à-dire, par une spécialisation des plates-formes d’Orly et de Roissy favorable à Air France. Le dernier argument en faveur de l’ouverture du capital, celui qui se veut déterminant, est celui des alliances à l’international. Là encore, il faut dissiper de fausses certitudes.

L’État actionnaire n’empêche pas de contracter des alliances, la privatisation des entreprises n’est pas un gage de succès en ce domaine. Les alliances dans l’aérien sont avant tout commerciales, via le code sharing (partage des codes de réservation informatique). Hormis British Airways, les rachats de compagnies aériennes ou les prises de participation massives ne sont pas au fondement des stratégies dans ce secteur. Tout au plus, des échanges de participations viennent conforter des accords commerciaux existants.

* Contrôler les choix

La logique industrielle doit rester au cœur des services publics. Les monopoles ont permis de financer, sans appel au contribuable pour les télécoms et l’énergie, la péréquation tarifaire sociale et géographique en même temps qu’un effort de recherche et développement à l’origine des grandes réussites industrielles françaises : Alcatel, Alsthom, Framatome, Aerospatiale, etc. À l’inverse, les profits tirés des monopoles locaux de distribution de l’eau ne servent ni à financer un égal accès à l’eau, ni à investir dans une meilleure gestion d’ensemble de la ressource. C’est ce qui fonde aujourd’hui l’exigence de nationalisation des activités de distribution de l’eau. Le pragmatisme doit nous conduire à distinguer les services publics pour lesquels l’État doit détenir 100 % du capital, a fortiori quand le marché national est ouvert à la concurrence, des autres entreprises publiques. Hormis les trois métiers les plus stratégiques des industries de défense (l’espace, les fusées stratégiques, les moteurs) pour lesquels l’État doit aussi rester seul maître à bord, les autres peuvent compter des capitaux privés. À trois conditions cependant. Que les personnels participent de façon significative au capital. Qu’aux cessions d’actions de l’État doivent être préférées des augmentations de capital. L’État doit privilégier les projets industriels à une logique financière. Enfin, que, dans tous les cas de figure, l’État conserve le moyen de contrôler les choix stratégiques opérés.

Cela englobe une réforme interne (les représentants de l’État dans les conseils d’administration et la tutelle du Trésor), mais aussi une innovation législative : hors secteur nationalisé, quand l’État détient plus que la minorité de blocage, il y a besoin d’inventer de nouvelles règles quant à la place et aux prérogatives de l’État et des représentants des salariés dans les conseils d’administration. L’institutionnalisation de ce troisième secteur sera déterminante pour l’évolution du secteur public français, à commencer par les industries de défense avec Thomson-CSF. Sur ces bases, le périmètre du secteur public peut être redessiné.