Déclaration de M. Lionel Jospin, Premier ministre, en réponse à une question sur le déroulement du procès Papon et les polémiques autour de la responsabilité du régime de Vichy dans la persécution contre les juifs, à l'Assemblée nationale le 21 octobre 1997.

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Circonstance : Séance de questions au Gouvernement à l'Assemblée nationale le 21 octobre 1997

Texte intégral

Monsieur le Président, Monsieur le Président du groupe Radical, Citoyen et Vert, mesdames et messieurs les parlementaires, je n'ai pas ici le droit, ou l'autorité, de parler au nom de la France. La France est sur ces bancs. La France s'incarne aussi dans le Chef de l'État.

La France vit à travers ses institutions, les corps qui la représentent, les grands courants de pensée qui la font vivre, spirituels ou laïcs, philosophiques, la France appartient à l'ensemble des Françaises et des Français, la France appartient à ceux qui la regardent.

Je ne veux donc pas parler au nom de la France, face à la gravité de votre interpellation, monsieur le député, mais je peux donner le sentiment du Gouvernement.

C'est vrai qu'une sorte de débat s'est engagé depuis quelques jours. Même si je n'ai pas tout compris de ce que j'appellerai en souriant, pour que mon propos ne soit pas trop ampoulé, la philippique de M. Séguin, d'abord à la télévision, ensuite dans un grand journal de ce matin, même si je pense qu'il a été animé par un souci de clarté, je ne voudrais pas que s'opère une confusion. A quoi pensait-il et qui visait-il ?

En tout cas, à la question : le procès Papon est-il une bonne chose, ou est-ce un procès prétexte ? Je réponds que c'est une bonne chose. Il aurait dû avoir lieu plus tôt. Il a lieu maintenant et il permet à un homme de répondre des accusations très graves qui sont portées contre lui, par la justice de son pays, d'avoir aidé à la déportation de juifs. Et c'est aux jurés populaires, et c'est à ce procès, d'établir s'il est responsable ou non de ces crimes et de ce forfait. Oui, ce procès est juste.

Ce procès d'un homme doit-il être le procès d'une époque ? Ma réponse est non. Parce que la justice n'établit pas l'Histoire, que l'Histoire ne se fait pas au prétoire, que la justice sauf quand elle est justice politique, au grand sens du terme, à Nuremberg, jugeant une aventure folle se fait dans le cadre de l'État de droit, des décennies après ; et puis qu'un homme est en question, c'est son procès qu'il faut faire.

Pour autant, dans le même temps, les analystes, les citoyens, les journalistes, les historiens, ont vocation à éclairer les enjeux de cette période, les arrière-plans de ce procès. Mais cela ne doit pas se substituer au procès d'un homme. Nous devons éclairer les conditions d'une époque. Nous ne devons pas faire le procès d'une époque à travers le procès d'un homme.

Il n'a pas dépendu de nous que l'étrange biographie de cet homme fasse se coïncider et comme se télescoper devant l'opinion au point de provoquer ce trouble, deux événements dramatiques de l'histoire de notre pays, celui de la collaboration, mais qui est aussi celui de la Résistance, et celui de la guerre d'Algérie. Cela appartient à la biographie de cet homme, et c'est pourquoi des interpellations sont lancées.

Y a-t-il un procès du gaullisme ? S'il y a un procès du gaullisme, il n'a été nullement formulé par des responsables de la majorité qui sont sur ces bancs et par le Gouvernement. Sans doute un procès contre de Gaulle, le gaullisme et la Résistance a été intenté obstinément, et depuis longtemps, par M. Le Pen, le leader de l'extrême droite.

Mais face à ce procès, quelle est la meilleure réponse que j'ai entendue ces derniers jours, au-delà de tout amalgame inquiétant ? N'est-ce pas celle de Jean-Pierre Chevènement ? Le Pen prétend qu'il était plus facile de résister à Londres que de résister en France - moi je n'ai jamais opposé la Résistance, qu'elle fût à Londres ou qu'elle fût en France.

En répondant qu'il était en tout cas plus facile, de collaborer à Paris que de résister à Londres, M. Chevènement a cloué le bec à M. Le Pen !

Y a-t-il, M. Crépeau, une culpabilité de la France ?

Je ne le crois pas. Oui, des policiers, des administrateurs, des gendarmes, une administration, un Etat français ont perpétré, ont assumé devant l'histoire des actes terrifiants, collaborant avec l'ennemi et avec la solution filiale, et cela pose un problème que l'on doit aborder. C'est, m'a-t-il semblé, en ces termes que le Président de la République a abordé la question en juillet 1995, même si je n'ai pas exactement employé les mêmes termes il y a quelques mois et n'ai pas personnellement utilisé le mot "France".

L'administration, des administrateurs, l'État français même, oui. N'oublions pas, face à ceux qui prétendent qu'il y aurait un absolu vide juridique, que, dans notre droit français actuel, subsistent encore des dispositions réglementaires qui viennent de Vichy, ce qui prouve que, malheureusement, il y a une forme de continuité.

Alors nous devons être capables d'assumer lucidement notre passé. Dans les cris qui ont été poussés, y compris "Assez ! Assez ! Assez !" je crains que l'on nous interdise collectivement non pas de mener des procès contre tel ou tel, surtout contre ceux qu'ils ne peuvent pas atteindre, mais, d'une certaine façon de mener ensemble, avec la collectivité nationale, l'effort de recherche sur notre passé.

Il faut donc le faire, mais il n'y a pas de culpabilité de la France parce que, pour moi, la France était à Londres, ou dans le Vercors, elle n'était pas à Vichy, parce que, pour moi, Vichy était la négation de la France et en tout cas la négation de la République !

Alors, nous réconcilier, comme l'a demandé un député de l'opposition ce matin ? Moi, je ne suis pas sûr que les Français aient besoin d'être réconciliés parce qu'ils ne sont pas ennemis les uns des autres. Je suis sûr en tout cas que la réconciliation ne peut pas signifier la conciliation des contraires.

Les Français, en revanche, ont besoin de se rassembler. Ils ne se rassembleront pas au prix de l'oubli. Ils ne se rassembleront pas en tirant un signe égal entre les prudents et les justes, entre les collaborateurs et les résistants. Ils se rassembleront seulement sur des valeurs, qui sont celles de la démocratie, de la République. C'est ainsi que l'on peut à la fois faire la part de l'exercice lucide de l'examen du passé et se projeter dans l'avenir avec des valeurs vivantes qui nous réconcilient.

L'un a dit "Assez ! Assez ! Assez !", l'autre "Toujours ! Toujours ! Toujours !". Moi, je dis que cet exercice est nécessaire si nous savons en fixer les bornes pour que plus jamais, plus jamais, plus jamais ne reviennent ces événements tragiques.