Texte intégral
Q – Jusqu'ici, on ne vous a pas entendu vous exprimer sur le fond...
Philippe Séguin. - ... Je n'ai, pour ma part, aucune envie de m'adonner à une géostratégie de café du Commerce ! Nous sommes en situation de guerre. Le président et le Premier ministre ont en main des éléments dont nous ne disposons pas. Je leur fais confiance. J'ajoute ceci : avec une partie au moins de la gauche plurielle, nous avons une grande différence de culture. Nous, nous n'admettons pas que le gouvernement se déchire en public ou soit transformé en forum. Nous faisons bloc derrière l'exécutif.
Q – Vous avez critiqué les réserves publiques émises par les ministres communistes...
- Je devine que le Premier ministre n'appréciait pas lui-même cette cacophonie. Je constate d'ailleurs qu'elle a cessé depuis. Si nous pouvions rendre d'autres services de ce genre, qu'on sache que nous y serions prêts.
Q – Comprenez-vous ce qui se passe au Kosovo ?
– Il s'agit d'un pays complexe, d'une situation complexe, d'une opération complexe. Vous renversez du sucre et du sel sur une table, vous mélangez, et vous aurez une idée de ce que sont les Balkans et de leur histoire chaotique. Parlons du Kosovo : 80 % d'Albanais musulmans peuplent cette région, coeur historique de la Serbie. Or, depuis l'éclatement de la Yougoslavie de Tito, chacun, ici ou là, tente de répartir les populations en fonction de ses intérêts...
Q - D'où les « mouvements » et drames que l'on observe...
- Oui. Et ils frappent tout le monde. Ainsi, hier, les Serbes ont-ils été, pour l'essentiel, expulsés de la Krajina par les Croates. Aujourd'hui, l'objectif de Milosevic va de soi : avoir au Kosovo une population qui assure la pérennité de la domination serbe.
Q – Il ne fallait donc pas intervenir au Kosovo ?
– Notre intervention était nécessaire et incontournable. Elle a deux objectifs : empêcher le martyre d'un peuple, en essayant de trouver une solution qui permette aux populations de coexister ; éviter l'embrasement des Balkans, dont nul ne sait ce qui pourrait en sortir. Une guerre mondiale, au moins, est née là-bas. Autant dire que les récentes déclarations du secrétaire général de l'Otan, Javier Solana, menaçant de traîner Milosevic devant le Tribunal pénal international ne me paraissent pas spécialement opportunes. Que veut-on ? Faire avaler les accords de Rambouillet à Milosevic ou bien le traiter comme un nouvel Hitler ? Dans cette deuxième hypothèse, ça risque de prendre du temps et de faire du dégât.
Q – Vous semblez craindre un embrasement...
- Il serait catastrophique. Regardez, par exemple, le comportement apparemment stupéfiant de la Macédoine vis-à-vis des réfugiés. Il faut comprendre que ce pays compte une très forte minorité albanaise et que l'équilibre interethnique y est précaire. Si l'accueil, en principe provisoire, des réfugiés devait durer, c'est toute la Macédoine qui pourrait exploser. Et ce n'est qu'un exemple.
Q – La Russie est court-circuitée...
- Si la situation se dégradait, comment réagirait la Russie qui, pour des raisons historiques, appuie la cause serbe ? Une Russie faible, c'est un danger. Une Russie forte est une Russie rationnelle. De ce point, je considère qu'Evgueni Primakov a été traité l'autre jour à Bonn par Gerhard Schröder comme jamais un chef de gouvernement étranger ne saurait être traité...
Q - Vous souhaitez un dialogue avec Moscou ?
– Oui. Car l'Union européenne, ce n'est pas toute l'Europe. Elle n'a aucune possibilité de régler seule la totalité des problèmes du continent. Pour commencer, il n'y a pas de solution pour le Kosovo sans l'accord, au moins tacite, des Russes.
Q – Beaucoup de Français critiquent les Américains...
- Le sous-sol du Kosovo ne recèle pas de gisements de type irakien : l'anti-américanisme de certains est bien sommaire. En revanche, il est une vraie question que doivent se poser tous les Européens au lieu, comme certains d'entre eux, de s'emballer à propos de l'Europe comme s'ils avaient avalé trois ou quatre sachets d'ecstasy. Cette question est la suivante : l'Europe est-elle condamnée à tout jamais à avoir besoin d'une intervention extérieure pour régler les problèmes qui se posent sur son sol ?
Q – La guerre va-t-elle durer longtemps ?
– Les bombardements sont plus efficaces qu'on ne le dit, même s'ils ne peuvent évidemment pas avoir la « propreté » que certains espéraient. On commence à sentir une lassitude serbe. D'où la question qui se pose déjà, au-delà du jugement moral sur Milosevic que Jacques Chirac a parfaitement formulé mardi soir, et que je partage : veut-on mettre tous les Serbes dos au mur, ou espère-t-on les ramener à la table des négociations ?