Texte intégral
Je suis particulièrement heureux de conclure un colloque d'une telle qualité et d'une telle actualité. La tâche ne m'est d'ailleurs pas si aisée puisque les intervenants ont brossé un tableau très complet de la situation stratégique auquel il m'est difficile d'ajouter quelque chose. Néanmoins, je vais essayer de dégager quelques perspectives sur l'avenir de la dissuasion, en faisant le point d'une part sur les nouvelles conditions politico-militaires qui façonnent la société internationale, en dégageant, d'autre part, une problématique, pour voir comment peut évoluer la dissuasion sur le continent européen.
On ne désinvente pas ce qui a été inventé. Le monde est entré dans l'ère nucléaire, et il n'est pas prêt d'en sortir. Il n'y a pas d'ère post-nucléaire dans la stratégie comme il n'y a pas d'ère post-industrielle en économie.
Depuis deux ans, les évènements se sont précipités et continueront peut-être à nous surprendre en Europe de l'Est et dans l'ex-URSS. L'avancée irrésistible du processus démocratique a bouleversé l'ancien ordre européen et a conduit à la fin de la guerre froide ainsi qu'à la disparition du Pacte de Varsovie. Nous avons vécu là une véritable rupture d'une situation historique qui procédait jusqu'alors d'une logique d'opposition de bloc à bloc. L'ordre existant était inacceptable et injuste, mais prévisible. Le paysage stratégique était clair et distinct, la menace se dessinait avec des contours très nets. Avec la fin de l'antagonisme Est-Ouest, le contexte en Europe, ou même dans le monde, est devenu bien plus habile, ce qui contraint l'activité de défense, non plus à faire face à une menace pétrifiée, mais à un faisceau de risques qui peuvent engendrer de nouvelles formes de menaces pour la stabilité du continent européen.
Ces risques résident d'abord dans la résurgence de nationalismes intransigeants qui secouent l'Est de l'Europe. Régis Debray écrivait dans « Tous Azimut » en 1989 que les États étaient des monstres froids, mais que les Nations étaient des bêtes à sang chaud qui n'en faisaient qu'à leur tête. Ainsi en Yougoslavie, les antagonismes hérités d'un passé conflictuel resurgissent dans toute leur violence et risquent de s'étendre dans tous les Balkans. Par ailleurs, Tchèques et Slovaques doutent de la possibilité d'un avenir commun.
Le délitement de l'URSS a laissé place à la communauté des États indépendants. Mais cette nouvelle structure politique n'a pas encore étouffé les germes de conflit sur le territoire de l'ancienne Union Soviétique. La remise en cause des frontières risque de s'accentuer et de conduire à des affrontements. La semaine dernière, les députés du Parlement russe ont décidé de réexaminer le rattachement de la Crimée à l'Ukraine ; demain il en sera peut-être de même entre la Moldavie, l'Ukraine et la Russie ; dans le Caucase la question du Haut-Karabakh est toujours aussi meurtrière. L'Iris publie cette année deux cartes dans l'Année Stratégique des frontières contestées de l'Ukraine et du Kazakhstan particulièrement édifiantes.
En deuxième lieu, la puissance militaire de l'armée rouge reste considérable ainsi que d'ailleurs le complexe industriel d'armement qui la soutient. On ne peut que s'inquiéter d'une situation où trente mille têtes nucléaires se trouvent dispersées dans un pays en proie à de multiples désordres. La dissémination de toutes ces armées nucléaires parmi les Républiques agitées de convulsions sociales et politiques fait peser un risque grave pour la paix clans le monde. Et d'après les études du ministère de la défense, il faudra peut-être dix ans pour que les États de la CEI achèvent de respecter les mesures de désarmement du traité Start, et pour que leur zone retrouve une stabilité en matière de déploiement d'armes nucléaires.
Prolifération nucléaire
À la dissémination s'ajoute le risque de la prolifération nucléaire. La crise économique et sociale dans l'ex-URSS pourrait fort bien amener des experts soviétiques à succomber aux sirènes de certains pays qui cherchent à se constituer un potentiel nucléaire, chimique, biologique… La prolifération associée à l'instabilité endémique de certaines régions du monde est grosse de périls pour notre sécurité future. La lutte contre la prolifération nucléaire qui a été le dossier oublié des années 1980 revient en premier plan.
Bien sûr on ne doit pas s'abandonner à la sinistrose et le pire n'est pas toujours le plus sûr. Ce qu'ont annoncé hier Georges Bush et aujourd'hui Boris Eltsine permet aussi d'entrevoir la possibilité d'un monde pacifique.
Cependant l'ensemble des risques et menaces impose de redéfinir les conditions de la sécurité en Europe à « Défendre la défense » dirais-je pour reprendre le titre du livre de l'Ambassadeur de Rose, et de réfléchir au nouveau visage que pourrait prendre l'architecture de la dissuasion sur notre continent.
D'une part, bien que la Russie affirme qu'elle restera la seule puissance nucléaire de la CEI, rien ne semble définitif quant à l'avenir des armes nucléaires déployées sur le territoire des autres républiques. Dans la période de transition qui s'ouvre, nous sommes encore peu informés du rôle qu'entendent attribuer à l'arme nucléaire la Russie mais aussi les autres pays membres de la CEI détenteurs de cette arme. On doit également envisager que certaines puissances régionales accèdent bientôt au statut de puissance nucléaire en combinant une capacité de production nucléaire à la maîtrise des techniques de lancement balistique.
Défense européenne
En outre, s'il est évident que l'alliance atlantique a été et reste le système de défense sur lequel repose notre sécurité, elle devrait connaître une évolution profonde pour ce qui concerne la stratégie de son organisation militaire. Les sommets de Londres et de Rome en 1990 et 1991 ont déjà jeté les jalons d'une nouvelle conception de la défense commune en Europe. À cette occasion, on a pu voir combien l'identité européenne de défense devenait une nécessité reconnue par tous, et qu'elle commençait à prendre une tournure concrète. Toutefois des incertitudes subsistent, notamment quant à la doctrine stratégique des États-Unis en matière de défense européenne : comment le couplage va-t-il désormais s'établir entre l'Europe et l'Amérique ? Je sais que le général Gallois va me dire qu'il n'existe plus depuis longtemps, mais je pose cependant la question.
La France, pour sa part, contribuera à participer d'une manière importante aux mécanismes de l'alliance, bien que ses forces militaires ne puissent être placées sous commandement intégré. Elle a également beaucoup fait pour donner une consistance militaire à l'Union de l'Europe occidentale et pour que soit reconnu, au profit de la défense commune, le rôle que peuvent jouer les structures militaires européennes ne relevant pas de l'organisation militaire intégrée de l'alliance.
Cette existence d'une Europe (...) s'est encore renforcée à la suite du sommet de Maastricht. La convergence vers une politique commune ne peut ignorer la dimension défense et sécurité de cette politique. Dans cette perspective, le Président de la République, M. François Mitterrand a soulevé le 10 janvier dernier, la question essentielle relative à la puissance nucléaire : « Est-il possible de concevoir une doctrine européenne ? » C'est cette question-là qui deviendra très vite une des questions majeures de la construction d'une défense européenne commune ». Quelques temps après, le ministre de la défense a évoqué la nécessité d'une réflexion sur l'avenir de la force de dissuasion française et sur une éventuelle doctrine européenne dans ce domaine.
Dissuasion nucléaire française
Les capacités de dissuasion française restent donc plus que jamais d'actualité. Déjà, à l'époque de leur édification, elles avaient été conçues pour échapper à la logique des blocs. Cette dernière ayant disparu, nos forces de dissuasion voient encore se raffermir leur rôle d'outils de l'indépendance nationale, et de germe d'une authentique défense européenne dans un monde toujours incertain. Dans le futur, nos partenaires européens nous sauront gré – encore plus aujourd'hui – d'avoir forgé cet outil de sécurité et d'indépendance. La France n'a donc aucune raison de renoncer à l'efficacité dissuasive de son potentiel stratégique, d'autant qu'États-Unis et Russie sont toujours dotés d'arsenaux surpuissants outrepassant le niveau d'une simple dissuasion minimale et suffisante à laquelle la France s'est constamment conformée. Ainsi, les États-Unis disposent de 119 sous-marins nucléaires et la Russie de 169 sans compter les sous-marins classiques. La France ne dispose en tout que de 9 sous-marins nucléaires. Le rapport est inférieur à 1 à 10. C'est dire la marge considérable qui existe encore même si les supergrands amorcent un effort réel de désarmement.
Toutefois, les récentes mutations internationales imposent de réorienter certains axes de notre pratique stratégique. Avec la victoire de la démocratie à l'Est, et la dissolution du Pacte de Varsovie, la profondeur du champ stratégique s'est complètement modifiée en Europe et le spectre d'une attaque surprise et d'une confrontation décisive dans la zone de nos intérêts vitaux s'est fortement estompé.
La France a su tirer les conséquences puisque le missile Hadès n'a pas été déployé. Toutefois, des capacités stratégiques doivent être préservées pour maintenir une posture de dissuasion globale et suffisante, étant donné l'incertitude qui règne sur l'avenir politique de la CEI et de la Russie. Mais il faut aussi réfléchir à l'édification d'un outil militaire de dissuasion régulatrice, destiné à la gestion des crises. Cet outil qui pourrait être également utilisé au bénéfice de la défense des intérêts européens, reposerait sur des capacités de projection de forces classiques ; mais face à un acteur régional disposant d'armes de destruction massive, ne faut-il pas juguler la crise en lui interdisant toute initiative extrême par une combinaison appropriée de forces classiques et de capacités nucléaires limitées ?
Doctrine nucléaire européenne
Quant à une doctrine nucléaire européenne, si elle peut être envisagée qu'à très long terme, elle fait déjà l'objet d'une réflexion approfondie. Pour vous indiquer le cadre général des réflexions en cours, je vous dirai qu'une doctrine nucléaire européenne peut s'envisager de plusieurs manières :
– la première manière consiste à considérer qu'il existe déjà de fait une capacité dissuasive de l'Europe, fondée sur l'existence même des forces françaises et britanniques, et logiquement liée à l'imbrication des intérêts des États européens. Les puissances nucléaires européennes ne peuvent que prendre en compte ces intérêts au niveau de leur stratégie de dissuasion. Il s'agit d'une dissuasion par constat ;
– la deuxième approche pourrait être qualifiée de dissuasion étendue puisqu'elle consiste à étendre à ses voisins le bénéfice de la sanctuarisation, mais encore faut-il que ceux-ci soient d'accord pour une telle extension ;
– le troisième visage d'une dissuasion européenne pourrait être une dissuasion concertée. Elle consisterait pour une puissance nucléaire à garder son indépendance de décision nucléaire tout en consultant ses partenaires au sujet des dispositions à prendre pour l'application du feu nucléaire.
Quant à une dissuasion partagée, il apparaît très difficile de partager la décision nucléaire avec d'autres États, quand il n'existe pas d'union politique homogène et d'autorité politique commune.
Enfin, dans l'hypothèse d'une union fédérale de l'Europe, une puissance nucléaire pourrait transférer sa capacité dissuasive à cette nouvelle entité souveraine, mais cette évolution suppose l'effacement politique des nations en Europe : elle est d'une part bien lointaine, d'autre part est-elle souhaitable ?
Ces options ne prétendent pas être exhaustives mais elles ont le mérite d'éclairer les enjeux cruciaux de toute architecture d'une défense européenne commune. Je voudrais conclure en disant que l'avenir de la dissuasion en Europe requiert aussi une capacité autonome cl' évaluation des situations et d'information sur les crises. Une vigoureuse politique spatiale commune m'apparaît comme le complément indispensable d'une politique de défense commune. Il y a encore beaucoup d'efforts à faire sur le chemin de l'Europe politique, mais cet effort répond, je n'en doute pas, à l'appel irrésistible des peuples et de l'histoire.
Alors pour répondre à la question posée par les organisateurs du colloque je dirais oui, la dissuasion a toujours un avenir. Ce concept répond aux intérêts de la paix et de la sécurité. Il est compatible avec un certain désarmement nucléaire auquel Washington et Moscou commencent à procéder, auparavant l'URSS et les États-Unis s'étaient livrés à une course aux armements déstabilisante alors que la France – qui voit aujourd'hui sa doctrine légitimée – a toujours prôné le concept d'une dissuasion de stricte suffisance.