Texte intégral
La Vie Ouvrière : février 1992
La Vie Ouvrière : Vous vous trouvez comme ministre du Travail, face à une situation très dégradée. 1992 risque d'être l'année qui verra trois millions de chômeurs dans notre pays. Quelle analyse faites-vous de cette situation ?
Martine Aubry : La situation n'est effectivement pas bonne. Il faut essayer d'en comprendre les mécanismes. La France a plus tardivement que les autres tirés les leçons de la crise conjoncturelle qui dure depuis deux ans. Les premières réductions d'emplois sont arrivées en mai, depuis, les suppressions se poursuivent sur un rythme important et s'ajoutent aux difficultés plus structurelles d'un certain nombre de secteurs comme l'électronique, la sous-traitance automobile, le textile, l'habillement. Enfin, la croissance (1,4 %), même si elle est plus importante qu'ailleurs, reste insuffisante pour créer plus d'emplois.
À cela s'ajoutent des raisons plus structurelles. À taux de croissance donné, la France crée moins d'emplois que la plupart des autres pays, l'une des causes en est sans doute la faible part des services dans notre pays. Et quand nous créons des emplois, nous n'attaquons que très faiblement le chômage. Résultat, des catégories s'enkystent dans le chômage.
Enfin, 1991 aurait connu une forte augmentation de la population active, de l'ordre de 200 000 à 300 000 personnes selon l'INSEE. Mais je le dis avec prudence, nous en saurons davantage en juin. Il reste que notre population active croît plus vite que celle de l'Allemagne par exemple et que nous avons le plus fort taux d'activité féminine d'Europe. C'est une force à moyen terme mais cela crée des difficultés supplémentaires à court terme.
La Vie Ouvrière : Le recours massif aux emplois précaires n'est-il pas aussi une des causes de la montée du chômage ?
Martine Aubry : Dans une période conjoncturelle, comme aujourd'hui, je dirais non. Mais, structurellement, oui. Je crois que les entreprises ont besoin de souplesse pour répondre aux à-coups conjoncturels. Les CDD, le travail temporaire, sont une nécessité. La situation est meilleure qu'au début des années 80 où il y a eu un recours extrêmement lourd au travail précaire. Celui-ci a quand même beaucoup baissé depuis. Mais, il est vrai que lorsque la croissance reprend, les entreprises françaises ont tendance à redémarrer par des emplois temporaires et des CDD, tant qu'elles ne sont pas sûr que cette croissance va perdurer. Dans d'autres pays, on réembauche plus vite.
La Vie Ouvrière : Vous venez de prendre de nouvelles mesures en direction des jeunes non qualifiés et des chômeurs de longue durée. Que répondez-vous à ceux qui parlent de traitement social, voire de traitement statistique du chômage ?
Martine Aubry : Pour moi, le traitement social du chômage n'est pas quelque chose de contestable. Il s'agit d'aider les demandeurs d'emplois à être plus à même de remplir des emplois existants aujourd'hui ou demain. Le traitement social permet de lutter contre le chômage longue durée, la marginalisation et l'exclusion. C'est ce qui nous différencie des pays libéraux durs qui considèrent que c'est la loi du marché qui doit faire que certains trouvent du boulot et d'autres pas. Si je voulais faire du traitement statistique du chômage, je ne m'attaquerais pas aux chômeurs de longue durée, mais je mettrai les chômeurs qui viennent d'être licenciés en stages parking. Cela réduirait rapidement les statistiques mais ne résoudrait aucun problème.
La Vie Ouvrière : Cela fait pourtant dix ans que l'on fait du traitement social, or, les problèmes perdurent, pour les jeunes notamment et l'exclusion s'est aggravée. N'est-ce pas là un constat d'échec ?
Martine Aubry : La solution pour les chômeurs et principalement pour les jeunes ou les chômeurs de longue durée passe par un traitement individualisé : il faut, pour chacun, trouver la meilleure solution qui le mènera à l'emploi. C'est long, c'est coûteux, mais c'est efficace à moyen terme. Il est clair, par exemple, même si la croissance était là, que les 400 000 chômeurs de longue durée de plus de deux ans, n'auraient quasiment aucune chance de retrouver un emploi si nous ne les aidons pas. Le gouvernement refuse cette fatalité de l'exclusion.
La Vie Ouvrière : Vous insistez beaucoup sur le rôle des services pour créer des emplois. N'est-ce pas contradictoire avec la réduction de ceux-ci dans les services publics ? L'État en matière de mobilisation pour l'emploi devrait être exemplaire, dites-vous. L'est-il ?
Martine Aubry : Non, sans doute pas, mais on peut souhaiter qu'il le soit. Cela dit, je ne suis pas sûre que l'efficacité d'une société se mesure au nombre de ses fonctionnaires. Non pas que les fonctionnaires soient inefficaces, mais beaucoup de services aux particuliers comme aux entreprises dont dans le secteur marchand et tout aussi créateurs d'emplois.
La Vie Ouvrière : Vous croyez beaucoup à la gestion prévisionnelle des emplois. Pourtant l'actualité, aujourd'hui, c'est la multiplication des « charrettes » de licenciements. Quelle est votre attitude face à cela ?
Martine Aubry : Personnellement, je préfère parler de gestion anticipée des compétences, parce que, aujourd'hui, c'est vrai, la gestion prévisionnelle des emplois pour la plupart des entreprises consiste à planifier les réductions d'effectifs. La gestion anticipée des compétences a deux objectifs : connaître les métiers et les qualifications de demain en fonction de l'évolution des technologies et du changement de l'organisation du travail ; préparer les salariés par la formation à remplir ces emplois et à bénéficier d'une progression professionnelle. La principale inégalité dans le travail, dans notre pays, aujourd'hui, c'est l'impossibilité pour certains d'avoir une véritable carrière professionnelle.
Cela dit, beaucoup de grandes entreprises commencent à se rendre compte des effets pervers de l'ajustement par les effectifs : par exemple, la perte d'expérience professionnelle et de savoir-faire qu'a entraînée, dans certains secteurs, la mise à la retraite quasi systématique des plus de 50 ou 55 ans. Je ne suis cependant pas de ceux qui considèrent qu'il faut bloquer les licenciements. Dans la plupart des cas, ces licenciements sont justifiés et nécessaires à la situation de l'entreprise.
La Vie Ouvrière : Vous n'êtes donc pas favorable au rétablissement de l'autorisation administrative de licenciement ?
Martine Aubry : Non. Même si sa suppression n'a eu aucun effet sur la création d'emplois, contrairement à ce que certains nous promettaient, son rétablissement ne changerait pas un certain nombre de pratiques. Ce qui est important, c'est d'obliger l'entreprise à anticiper, qu'elle n'attende pas d'être au pied du mur pour réagir. Les entreprises, par ailleurs, ont une grande responsabilité dans la mise en œuvre et la préparation des plans sociaux. Il y a des entreprises aujourd'hui qui mettent sur le dos de la collectivité, c'est-à-dire des autres entreprises et des salariés, leur incapacité à avoir géré prévisionnellement les emplois, en particulier en recourant systématiquement aux préretraites, aux FNE ou aux chèques de départ au lieu de faire un réel effort de reconversion, de reclassement ou de créations d'emplois.
La Vie Ouvrière : Les milieux patronaux prétendent que le coût du travail en France handicape notre compétitivité et est un frein à l'embauche. Qu'en pensez-vous ?
Martine Aubry : J'ai une position très nette. D'abord, toutes les études le montrent, le coût du travail en France est compétitif par rapport à nos principaux concurrents. Ensuite, ma conviction absolue est que ce n'est pas en réduisant les salaires qu'on améliore la compétitivité. Il suffit pour en faire la démonstration de regarder où se trouvent les « smicards ». Une majorité se trouve dans des secteurs protégés de la concurrence : BTP, hôtellerie, services aux particuliers et aux entreprises. Les autres sont au contraire sur des secteurs exposés à une très forte concurrence internationale – textile, habillement, cuirs et peaux – mais où les écarts de salaire, avec nos principaux concurrents d'Asie du Sud-Est sont de un à six. Voire de un à dix... Nous ne pouvons pas nous battre sur ce terrain-là. Pour être compétitifs dans ces secteurs nous devons nous positionner sur des produits de qualité réalisés avec une main-d'œuvre qualifiée, qu'on ne paie donc plus au Smic...
La Vie Ouvrière : Mais le CNPF exige toujours des exonérations de charges et voudrait remettre en cause le Smic notamment pour les jeunes...
Martine Aubry : Le Smic-jeunes n'a aucun sens. Je ne vois pas pour quelle raison des jeunes non qualifiés, travaillant sur des emplois non qualifiés seraient payés en dessous du Smic. Je dirais même que dans ces emplois non qualifiés ce qu'on demande surtout c'est de la force physique et que les jeunes, en règle générale, en ont davantage... En revanche, deux cas méritent de faire exception et justifient une réduction du coût du travail. Le premier quand le salarié est dans l'entreprise non seulement pour travailler mais aussi pour se former ; le deuxième concerne les catégories qui ont des difficultés à s'insérer, c'est le cas pour les jeunes non qualifiés et les chômeurs de longue durée. Une incitation sous forme d'exonération de charges peut alors être une aide.
La Vie Ouvrière : Depuis la rentrée, l'ensemble des organisations syndicales conteste la politique du gouvernement et demande son infléchissement. Restez-vous sourde à ces appels ?
Martine Aubry : Il ne faut pas sous-estimer le travail considérable qui a été fait. Qu'on prenne le taux d'inflation, le taux d'endettement des collectivités publiques où le commerce extérieur, pour tous ces indicateurs la France est aujourd'hui en première ou en seconde position des pays industrialisés. Nous sommes donc bien placés. La politique économique du gouvernement crée les bases les plus solides pour permettre à notre économie de créer des emplois. Nous avons bien sûr besoin d'une économie plus forte : en attendant, nous devons donc prendre des mesures conjoncturelles pour aider les demandeurs d'emploi à occuper les emplois disponibles et surtout poursuivre les actions lourdes à moyen terme pour les préparer à l'emploi.
Ouest-France: 17 février 1992
Ouest-France : L'apprentissage est l'une de vos priorités. État du chantier ?
Martine Aubry : Nous avons réuni les différentes parties prenantes (régions, syndicats, patronal, ministères) les 3 et 4 février. La quasi-totalité a accepté l'idée qu'il faut développer toutes les formes d'alternance.
Ouest-France : C'est gommer un peu vite les réticences de certains élus régionaux ?
Martine Aubry : Quand Jacques Blanc demande que la région ait un quasi-monopole de l'apprentissage c'est aberrant. On ne fait pas d'apprentissage sans les entreprises, les professions et les syndicats. Mais je note que pratiquement toutes les régions réalisent un travail intéressant avec l'État et les professions et sont prêtes à développer encore l'apprentissage. Elles l'ont dit au cours de cette table ronde. J'ai entendu le lendemain quelques discours polémiques, minoritaires. Je les mets sur le compte de la période pré-électorale.
Ouest-France : Mais il y aussi les réticences de syndicats qui estiment qu'on hypothèque l'avenir des lycées professionnels ?
Martine Aubry : Comme vous le savez l'alternance peut aussi exister à l'école en adjoignant à l'enseignement théorique des périodes en entreprise. Cela existe pour les bacs professionnels et va être étendu au CAP. Lionel Jospin l'a annoncé. La FEN et FO n'y sont pas opposés mais craignent la concurrence de l'apprentissage. Le gouvernement leur a apporté tous apaisements en souhaitant développer parallèlement les deux formules qui donneront plus de choix aux élèves et aux parents. Sur le terrain il n'y a jamais eu autant de relations entre l'école et les entreprises, et les choses se passent bien.
Ouest-France : Alors vous retenez quelles priorités pour l'apprentissage ?
Martine Aubry : La conclusion la plus importante de la table ronde est que la région est le bon niveau de développement de la formation en alternance. De nombreuses décisions ont été prises concernant l'amélioration du statut des apprentis, le développement de la formation des maîtres d'apprentissage au niveau régional, le rôle accru des professions dans l'orientation scolaire, les avantages financiers pour les entreprises ? Un projet de loi sera examiné au printemps.
Ouest-France : L'une des difficultés du moment touche à la formation des maîtres d'apprentissage. Vous avez la clé ?
Martine Aubry : C'est une donnée essentielle. On regarde beaucoup ce qui se passe en Allemagne qui n'est pourtant pas un modèle en tout. Ainsi la formation générale donnée en Allemagne est insuffisante pour permettre aux jeunes d'évoluer. Elle est trop axée sur le poste de travail. En revanche, en Allemagne, les tuteurs, les maîtres d'apprentissage, sorti des gens qui sont formés, reconnus, valorisés. Nous allons aider les entreprises à financer ces formations.
Ouest-France : De nouvelles initiatives aussi pour l'emploi des jeunes sans qualification ?
Martine Aubry : 400 carrefours jeunes accueillent orientent et définissent un parcours individualisé d'insertion pour les jeunes sans qualification. Or nous constatons que certains d'entre eux n'ont pas les bases (lecture, écriture, raisonnement logique) pour accéder à une formation. Nous mettons donc en place un programme intensif de préparation active à la qualification et à l'emploi (PAQUE). Ce programme démarre en mars. Il allie une méthode pédagogique nouvelle et des contacts avec des professionnels. Il pourra durer de 6 à 18 mois, selon les besoins de chaque jeune, dont un tiers de temps passé en entreprise.
Ouest-France : Renault qui embauche des jeunes « sans qualif » vous dites bravo et au suivant ?
Martine Aubry : Tout à fait. Nous sommes d'ailleurs en discussion avec d'autres grandes entreprises pour qu'elles prennent des demandeurs d'emploi dans les stages qu'elles organisent pour leurs salariés. La métallurgie et la Fédération nationale du bâtiment sont prêtes à nous aider.
Ouest-France : Votre priorité jeunes ne fait-elle pas dangereusement l'impasse sur les 25-50 ans qui concentrent le plus de chômeurs de longue durée ?
Martine Aubry : Depuis le début du mois de février, un programme qui vise à recevoir individuellement 500 000 chômeurs de longue durée à l'ANPE est engagé. Chacun aura droit à une proposition adaptée à sa situation personnelle et professionnelle.
Ouest-France : Pas un peu irréaliste au regard des moyens de l'ANPE ?
Martine Aubry : Les moyens ont été mis. Et je tiens à dire que l'ANPE remplit de mieux en mieux ses tâches dans un contexte difficile pour ses agents.
Ouest-France : Bientôt les états généraux de l'emploi. Une grand-messe de plus ?
Martine Aubry : Non, car si chacun joue le jeu nous sortirons avec des propositions concrètes sur la situation dans chaque région.
Ouest-France : À tout coup les syndicats vont réclamer une relance économique ?
Martine Aubry : Nous avons en France de bonnes bases économiques. Il ne faut pas perdre ces acquis. Ils sont de nature à permettre à nos entreprises de créer des emplois quand la croissance sera un peu plus active.
Ouest-France : Bilan ministériel de Martine Aubry, 9 mois plus tard ?
Martine Aubry : Je crois qu'on commence à sortir en France des discours généraux sur l'emploi, qu'on comprend mieux la réalité et les causes du chômage. On s'y attaque de tous côtés. Connaissance des emplois disponibles, formation adaptée aux besoins, emplois familiaux, exo-jeunes, insertion... Les premiers résultats de la politique de l'emploi sont là.
Le Nouvel Observateur : 27 février 1992
Le Nouvel Observateur : Quel bilan faites-vous aujourd'hui de votre politique de l'emploi ?
Martine Aubry : Nous comprenons mieux les déterminants de l'emploi et du chômage et les différents axes sur lesquels il faut agir pour améliorer la situation. Qu'il s'agisse de la recherche d'emplois existants, des nouveaux secteurs susceptibles de créer des emplois, d'une meilleure adaptation de la formation à l'emploi, et du traitement individualisé de chaque chômeur par des moyens appropriés. Aujourd'hui, nous avons une meilleure connaissance de l'offre, et nous avons les instruments nous permettant d'aider les demandeurs d'emplois. Les premiers résultats de cette politique commencent à arriver.
Le Nouvel Observateur : Les chiffres ne baissent pas, bien au contraire.
Martine Aubry : Ils ne baisseront pas tant que la croissance ne sera pas plus élevée. Et, il y a peu de signes tangibles d'accélération.
Le Nouvel Observateur : Quels sont alors les résultats positifs dont vous parlez ?
Martine Aubry : Nous sommes sortis des mesures un peu générales pour entrer dans le concret. Nous pouvons dresser un bilan positif, à la fois en matière de connaissance des pénuries de main-d'œuvre qualifiée dans certains secteurs et de recherche des emplois disponibles dans les PME-PMI. Cela nous permet de mettre en place des formations adaptées et de trouver des demandeurs d'emploi pour les occuper. Les relations qui se sont nouées entre l'administration du travail et les professions, entre l'ANPE et les entreprises sont sans précédent.
Le Nouvel Observateur : Des exemples concrets ?
Martine Aubry : À Rennes, où j'étais la semaine dernière, le travail mené avec les professions a permis de détecter des emplois dans de nombreux secteurs : le bâtiment, la métallurgie, les transports, l'imprimerie, la grande distribution… D'autres emplois seront occupés après une formation : c'est le cas dans la métallurgie de précision et le tourisme. L'an passé, certaines activités touristiques n'avaient pu se déployer par manque de main d'œuvre qualifiée. Ce ne sera pas le cas cette année. Autre exemple : dans le Limousin, le groupe Aussedat-Rey a décidé de développer fortement la collecte de bois dans la région pour fabriquer de la pâte à papier. Le groupe doit réaliser 200 embauches d'ici à 1994 ; nous l'y aidons. Il y a des centaines d'exemples de cette nature. Et tous les stages de formation qui sont mis en place correspondent aujourd'hui aux besoins des entreprises. Il n'y a plus de stages parkings.
Le Nouvel Observateur : Une goutte d'eau quand la France compte près de 2 900 000 chômeurs.
Martine Aubry : Pas du tout ! C'est par ce type d'actions et d'autres tout aussi proches du terrain qu'on combat le chômage. Cette opération nous a en outre montré qu'un faible nombre de professions (métallurgie, bâtiment, plasturgie…) sont capables de nous dire vraiment quels sont leurs besoins en main d'œuvre qualifiée. Il faut que les autres s'y mettent : on ne peut pas reprocher à l'Education nationale ou à la formation professionnelle de ne pas proposer des salariés adaptés si les professions ne sont pas capables de les identifier.
Le Nouvel Observateur : Et les approches de l'ANPE en direction des PME-PMI ?
Martine Aubry : Elles marchent très bien. Nous avons d'ores et déjà recensé près de 10 000 emplois disponibles. Sur deux entreprises visitées, il y a une embauche à la clé, voire plus. C'est ce qui s'est passé en Île-de-France. Dans cette région, 1 300 entreprises ont été visitées. Résultat : 1 250 emplois. Dans les quinze jours qui ont suivi cette opération, 80 % des emplois avaient donné lieu à des propositions par l'ANPE. Pour le reste, des formations adaptées ont immédiatement été mises en place.
Le Nouvel Observateur : Et les emplois familiaux, femmes de ménage, garde d'enfants ou de personnes âgées dont la création donne lieu à des réductions d'impôt ?
Martine Aubry : Au mois de janvier, premier mois d'entrée en vigueur de cette mesure, il y a eu 11 000 déclarations nouvelles à l'URSSAF, dont plus de 4 000 à Paris pour des employés de maison. En outre, nous le savons depuis peu, il y a dans les fichiers de l'ANPE 155 000 personnes qui sont candidates pour ces types d'emploi ! Cela détruit le cliché selon lequel dans les grandes villes, on ne trouve que des gens souhaitant travailler au noir.
Le Nouvel Observateur : Tout cela concerne les offres nouvelles d'emploi. Et les demandeurs ?
Martine Aubry : 27 000 jeunes ont d'ores et déjà trouvé des emplois à durée indéterminée grâce aux exonérations de charges pour les emplois non qualifiés. 95 % de ces postes ont été fournis par des entreprises de moins de 50 salariés. Et pour les jeunes qui veulent se qualifier, nous savons aujourd'hui par bassin d'emploi dans quel type de métier il faut monter des formations. Et, je le répète, nous ne mettons plus en place un seul stage de formation qui ne soit pas en liaison avec ces emplois. Nous ne faisons que du sur-mesure. Pour les jeunes et les chômeurs de longue durée. Sur les quinze premiers jours de février, les agents de l'ANPE ont conduit près de 25 000 entretiens de chômeurs de longue durée, soit un rythme de 50 000 par mois. Excellent, puisque nous avons décidé d'en recevoir 500 000 en un an ! Depuis que ces entretiens ont commencé, dans certaines villes, les demandeurs d'emploi affluent. Ce qui prouve bien que les gens attendaient de l'Agence une action positive en leur faveur.
Le Nouvel Observateur : Le mercredi 26 février, vous avez fait le bilan de l'insertion par l'économie en montrant un film au Conseil des ministres. Pourquoi ?
Martine Aubry : Pour qu'on en parle partout ailleurs. J'espère qu'il sera repris. Les témoignages sont plus expressifs qu'un long discours. L'idée, c'est de montrer que, quelle que soit la situation de détresse dans laquelle les gens sont plongés, ils peuvent s'en sortir. Ces actions s'adressent à ceux qui ne peuvent entrer en formation ni occuper un emploi parce qu'ils cumulent un certain nombre de handicaps, familiaux, de logement, de santé... Les entreprises d'insertion, ou les associations intermédiaires, prennent en compte l'ensemble de leurs problèmes, et en même temps les poussent à réaliser une activité économique. C'est comme cela qu'ils reprennent confiance en eux. Depuis le mois de juillet, de nombreuses entreprises et professions manifestent leur intérêt. Elles ont compris qu'il existait des voies différentes pour insérer des jeunes marginalisés ou des gens en grande difficulté. Elles savent, et les élus locaux avec elles, qu'elles ne pourront pas continuer à vivre dans un îlot de prospérité alors que l'exclusion se développe autour d'elles. Elles ont aussi des motivations purement économiques : le bâtiment, par exemple, qui ne trouve pas de main-d'œuvre et espère à juste titre aider des jeunes qui deviendront des salariés. Des grandes sociétés mettent des cadres à la disposition des entreprises d'insertion, d'autres leur confient de la sous-traitance. C'est le cas de BSN, Renault, Darty, EDF, SNCF, France-Télécom ou Merlin-Gérin. Grâce à toutes ces initiatives, nous doublerons en 1992 le nombre de postes d'insertion.
Le Nouvel Observateur : Pour améliorer la situation des chômeurs, il n'y a donc plus besoin de mesures nouvelles ?
Martine Aubry : Nous disposons aujourd'hui des outils adaptés aux diverses situations des demandeurs d'emploi. Chaque agent du service public de l'emploi doit avoir comme seul souci de choisir l'action qui peut aider au mieux la personne qui est en face de lui. Mais demain, l'analyse fine que nous sommes en train de faire pour les chômeurs de longue durée peut nous révéler des situations qui mériteraient des outils supplémentaires.
Nous avons un problème spécifique : celui des personnes en difficulté qui ont été placées dans des formules comme les CES (1) et qui ne sont pas encore aptes à entrer sur le marché du travail. Il faudra sans doute les maintenir dans cette activité pour leur éviter de retomber dans une situation dramatique, éventuellement avec une aide des collectivités locales.
Le Nouvel Observateur : On a parlé de la création de CES dans l'administration, de nouvelles mesures sur le temps partiel.
Martine Aubry : Nous étudions principalement l'introduction de cette formule dans les établissements publics comme les aéroports, les gares. Quant au temps partiel, les blocages sont surtout dans les esprits, il faut tenter de les lever.
Le Nouvel Observateur : Où en est le gouvernement sur le problème du travail du dimanche ?
Martine Aubry : S'il y a une chose sûre, c'est que le travail du dimanche ne crée pas un seul emploi. Le marché de la consommation n'augmente pas en fonction du nombre des jours d'ouverture des magasins. Quand les grandes surfaces ouvrent le dimanche, il y a transfert de la consommation au détriment du petit commerce qui ouvre moins facilement. Mais c'est un problème complexe. Nous devons prendre en compte l'évolution des modes de consommation et des loisirs, et le juste équilibre à trouver entre vie professionnelle et vie familiale. Bref, il faut trouver la solution pour répondre à des besoins spécifiques, tout en maintenant l'équilibre pour les salariés et les secteurs économiques concernés.
Le Nouvel Observateur : Et le travail de nuit des femmes ?
Martine Aubry : Nous mettons la dernière main au projet de loi qui vise à donner des contreparties aux salariés, hommes et femmes, qui seraient concernés. Là aussi, il s'agit de trouver un équilibre entre l'évolution nécessaire de certaines entreprises et la protection des salariés. Les contreparties, cela peut être du salaire en plus, un aménagement du temps de travail et, pourquoi pas, des possibilités de retour au travail de jour et de progression de carrière plus rapide.
Le Nouvel Observateur : Michel Rocard se flattait de faire du traitement économique du chômage, de préférence au traitement social. Vous, vous faites aussi du traitement social.
Martine Aubry : Je crois qu'il n'y a pas une seule et unique manière de combattre le chômage. Il faut à la fois s'occuper de l'emploi et de l'aide aux demandeurs d'emploi. L'emploi, c'est la connaissance des besoins, c'est le développement de nouveaux secteurs, c'est aider les entreprises à prévoir les changements technologiques et les évolutions des métiers, c'est aussi faire en sorte que la qualité des plans sociaux des entreprises s'améliore. Tout ça, c'est du traitement économique. Le traitement social, je suis fière d'en faire : les pays qui n'en font pas sont ceux qui considèrent que seul le marché doit faire le tri. C'est apporter à chacun les meilleures armes pour retrouver un emploi. À partir du moment où on le fait de manière individuelle, où le demandeur d'emploi est sûr que la formule qu'on va lui proposer correspond à ses capacités et à l'état du marché du travail, on entre dans une logique d'aide et d'efficacité.
Le Nouvel Observateur : On vous accuse de vouloir faire du traitement statistique avant les élections.
Martine Aubry : Si effectivement nous placions les chômeurs dans des cases, dans des formations non coûteuses et inutiles avec le seul objectif de réduire provisoirement les statistiques, cette accusation serait justifiée. Mais nous faisons exactement le contraire. Nous nous attaquons aux publics les plus difficiles, en y mettant beaucoup de temps et d'argent. Je considère au surplus que ce débat est largement dépassé : la plupart des jeunes ont déjà fait des petits boulots, des stages sans lendemain, ils n'en veulent plus. Les chômeurs de longue durée non plus. Croire le contraire, c'est méconnaître complètement la réalité du chômage.
Le Nouvel Observateur : Les agents de l'ANPE ont fait grève la semaine dernière pour protester contre la modernisation de l'Agence et les radiations que vous voulez leur imposer.
Martine Aubry : Pour ce qui est des radiations, nous voulons clarifier la situation aussi bien vis-à-vis des demandeurs d'emploi, qui doivent connaître leurs droits mais aussi leurs devoirs, que vis-à-vis des salariés de l'ANPE, qui doivent savoir ce que l'on attend d'eux. Les salariés et les entreprises sont prêts à participer à l'indemnisation du chômage à condition d'être sûrs que leurs efforts aillent vers des chômeurs disponibles et à la recherche effective d'un emploi. Nous ne faisons rien de plus.
L'ANPE bouge, remplit de mieux en mieux ses missions. Il est normal qu'une institution qui change crée des inquiétudes. Il faut écouter les remarques qui sont faites par les grévistes. C'est ce que fait la direction de l'ANPE.
(1) Contrats emplois solidarité : les nouveaux TUC, transformés en contrats de travail.