Texte intégral
Le Figaro Magazine – L'existence d'une défense européenne aurait-elle permis de régler le problème du Kosovo ?
François Bayrou – Si l'Europe avait existé vraiment, en matière de défense comme de diplomatie, elle n'aurait jamais laissé la situation se dégrader à ce point. L'Europe aurait identifié à temps le cancer nationaliste, national-communiste, en train de croître dans le régime de Milosevic. Si elle avait eu une défense crédible et une diplomatie forte, elle aurait eu les moyens de faire pression avant que tant de dégâts irrémédiables ne soit commis. Le Kosovo, c'est – hélas ! – l'indice le plus terrible de l'absence de l'Europe, laissant aux Américains la décision, l'expression, l'action. Nous sommes donc devant une seule question : voulons-nous continuer dans cette faiblesse, ou tout faire pour que l'Europe existe enfin ? Ma réponse est celle-ci : le choix de la véritable Europe est le seul possible. Il est de la responsabilité de la France de le proposer.
Charles Pasqua – Défense européenne, ça veut dire quoi ? Ça veut dire défense de l'Europe assurée par les Européens eux-mêmes. Imaginer aujourd'hui une défense européenne, c'est-à-dire affranchie des Américains, c'est une illusion. A part la France, et encore, aucun pays européen ne le souhaite. Le Kosovo est la tragique démonstration de cette impuissance européenne. C'est Clinton qui décide, souverainement. Les Européens n'ont qu'à suivre d'un seul bloc. C'est ce qui s'est passé à Rambouillet dès lors que nous les avons appelés à la rescousse. L'erreur de base, nous l'avons commise dès la chute du mur de Berlin en ne créant pas une organisation politique et de sécurité à la dimension du continent européen tout entier. Nous avons préféré la monnaie unique, qui repliait l'Europe de l'Ouest sur elle-même. Nous en payons aujourd'hui les conséquences.
Le Figaro Magazine – La souveraineté de la France n'est-elle pas beaucoup plus menacée par la mondialisation que par les institutions européennes ?
F. B. – Très juste ! Cela se vérifie dans tous les domaines : la diplomatie et la défense, mais aussi l'économie, les finances, la vie sociale, la recherche, la lutte contre la grande criminalité… Une France isolée n'a pas les moyens de se faire entendre face aux grands ensembles de la planète. Aujourd'hui, la mondialisation se développe, avec ses avantages et ses défauts, sans que nous ne puissions rien pour l'orienter dans un sens ou dans un autre. Je ne me résous pas à l'impuissance et au déclin des démocraties, et d'abord de la France, qui ne sont plus que spectatrices de leur propre destin. C'est pourquoi l'Europe est la seule chance de nos nations démocratiques. Seule l'Europe peut permettre à la France de concevoir un projet de société, de le faire respecter, de continuer à parler au monde.
C. P. – En réalité, la mondialisation menace bien davantage l'idée européenne elle-même que la souveraineté des États, car elle détruit les principes sur lesquels s'est fondé notre Marché commun, puis Marché unique : la préférence communautaire, c'est-à-dire la création d'un grand marché protégé des concurrences sauvages. Avec les accords du Gatt, l'Europe s'est ouverte au libre-échange mondial voulu par les Américains. C'est un contresens. L'économie européenne, dont le marché intérieur est à peine achevé, ne peut pas lutter à armes égales avec l'économie américaine qui a, dans ce domaine, un siècle d'avance ! Vous le verrez l'an prochain avec les nouvelles négociations à l'OMC : le marché européen va être submergé.
Le Figaro Magazine – Le France pèse-t-elle plus, à l'intérieur comme à l'extérieur, en restant indépendante et isolée, ou en partageant le pouvoir avec ses partenaires européens ?
F. B. – S'il était imaginable d'être entendus en étant seuls, je comprendrais que la question se pose. Mais ce n'est pas imaginable. Regardez ce qui se passe dans le monde des grandes entreprises, des fusions, des places financières. Nous vivons dans un monde où seuls les grands sont respectés ! Les autres, les petits ou même les moyens regardent le monde se faire sans eux. Or nous avons la chance unique de pouvoir marquer de notre empreinte française une nouvelle grande puissance, l'Europe, partageant le même héritage culturel, les mêmes valeurs humanistes, le même projet solidaire. Et nous laisserions passer cette chance ? C'est le moment des choix courageux.
C. P. – L'indépendance n'est pas l'isolement ! Était-elle isolée, la France du général de Gaulle, celle de Mexico, de Phnom Penh, de Varsovie, de Montréal ? On peut parfaitement bâtir une Europe qui réponde aux besoins et aux enjeux du XXIe siècle sans pour autant fondre la voix de la France dans un pot-pourri européen qui n'a aucun écho particulier dans le monde. La France peut faire partie d'un ensemble, mais compte-tenu de son histoire, de sa langue, de ce « lien particulier entre la France et la liberté du monde », la France doit rester soliste. La France n'est jamais seule, elle est unique.
Le Figaro Magazine – Peut-on être fédéraliste et prétendre préserver l'intérêt vital de la nation ?
F. B. – L'Europe ne se fera que si nos nations se fédèrent : c'est choisir la logique « tous ensemble » au lieu de « chacun pour soi ». Nous l'avons fait pour la monnaie, en faisant naître une monnaie unique capable d'équilibrer la puissance du dollar. Il faut le faire pour la diplomatie et la défense. En plus des armées nationales, il faut construire le réseau des satellites européens, la force d'intervention européenne, les unités de gros porteurs aériens, bref, tout ce que nos pays isolés ne pourront se payer ! L'intérêt de la nation n'est pas dans l'isolement et l'impuissance mais dans la participation à une puissance en charge de protéger nos identités.
C. P. – Je crois qu'on peut être de très bonne foi et penser qu'on peut faire une chose et son contraire. Les nations européennes auraient beaucoup à perdre à croire qu'elles peuvent n'en faire qu'une seule, artificiellement réunie. Je vais prendre un exemple. Il y a actuellement une idée, répandu notamment en Allemagne, qui voudrait que l'Europe siège en tant que telle au conseil de sécurité de l'ONU en lieu et place des pays européens qui y sont : l'Angleterre et la France. Croyez-vous que ce soit l'intérêt de la France ? Croyez-vous que ce soit l'intérêt de l'Europe ?
Le Figaro Magazine – Ni l'un, ni l'autre n'avez privilégié l'unité de l'opposition. Comment avez-vous pu siéger – tous les deux et Nicolas Sarkozy – dans le même gouvernement, choisir tous les trois le même candidat à la présidentielle – Edouard Balladur – et vous retrouver à la tête de trois listes différentes ?
F. B. – Depuis vingt ans, la fausse union, c'est la défaite. Parce que nous avons renoncé aux idées, aux convictions qui, seules, entraînent l'adhésion durable des citoyens. Charles Pasqua représente une conviction. Les électeurs nationaux s'y reconnaîtront. Notre liste représente une autre conviction, européenne et solidaire. Nous sommes capables de nous entendre, de nous respecter, de travailler ensemble. L'opposition nouvelle, c'est cela : écarter les combats de personnes et approfondir les débats d'idées. C'est comme cela que nous gagnerons, pas en nous mettant en rangs d'oignons et en laissant les idées au vestiaire !
C. P. – En ce qui me concerne, n'étant pas d'accord avec la politique européenne conduite par Jacques Chirac et soutenue par une partie de l'opposition, il m'était difficile de m'associer à la même liste qu'eux. Mais plus généralement, il est exact que dans cette élection, on avait le choix entre deux démarches : la conviction, la vérité ou bien la discipline et l'union. Le mode de scrutin proportionnel comme l'enjeu européen ont tranché : il fallait choisir la conviction. Philippe Séguin en a tiré les conséquences. François Bayrou a une logique. J'en ai une autre. Les électeurs de l'opposition peuvent choisir en connaissance de cause. Quant aux autres, ils feraient mieux de faire la liste de la cohabitation plurielle !