Texte intégral
RTL, vendredi 28 mars 1999
RTL : Avez-vous été convaincu par le discours du Premier ministre sur son argumentation ?
Georges Sarre : J'ai écouté très attentivement le Premier ministre, il a fait une très bonne intervention. Cela dit, je considère qu'il faut arrêter immédiatement cette affaire.
RTL : Comment ?
Georges Sarre : La diplomatie qui est conduite, je la définirais d'une formule : c'est de la diplomatie de « Tintin et Milou ». Ce qui veut dire en clair, que l'Amérique est un pays sans histoire – deux siècles ; qu'ils sont confrontés dans cette région du monde, comme nous-mêmes, à l'histoire la plus complexe qui soit – les chrétiens d'Orient, les chrétiens d'Occident, l'ancien empire austro-hongrois, des peuples différents, qui ont vécu dans une entité politique, qui sont maintenant en situation de conflits, de querelles. Et quelques bombes seraient susceptibles de... Au cours de l'émission, là des propos tenus par les généraux de régler la question pour des décennies et des siècles, mais on est effrayé ! Car c'est vraiment une action hâtive et sommaire. Mais c'est très complexe. Il est urgent de revenir à la table des négociations en rassemblant toutes les parties – les Russes aussi – pour avancer sur des bases différentes de celles de Rambouillet, et vers une solution.
RTL : Mais fallait-il nous résigner à l'impuissance ? Car Miloševic, à aucun moment depuis des mois, n'a fait un geste politique, répondant aux mises en garde des Occidentaux. Il a continué ses massacres au Kosovo !
Georges Sarre : Et vous pensez que qui se passe est susceptible de débloquer la situation, de l'améliorer ? L'hypothèse dans tout ça, c'est un pari. L'hypothèse c'est que Miloševic, au bout de la troisième, de la quatrième, de la cinquième frappe – traduisons bombardements – revienne à la table des négociations. J'espère que cette hypothèse va se vérifier, car je ne suis pour la paix et des négociations. Mais si elle ne se vérifie pas, cela veut dire combien de dizaines et de dizaines de milliers de réfugiés sur les routes ! Des centaines de milliers ! Les Albanais qui vont partir évidemment en Macédoine ! Et vous savez bien que la Macédoine est un pays, à la fois, où il y a une minorité serbe, une population qui est acquise aux thèses, à la culture serbe. Quand on voit la Grèce qui, aujourd'hui s'inquiète, l'Italie aussi, eux aussi ils ont de bonnes raisons, car comme nous ils connaissent l'histoire. Huit siècles d'histoire particulièrement complexes. Peut-on imaginer une seconde que cela va se régler par des actions de guerre, des bombardements comme ceux-là ! Mais c'est se tromper complètement !
RTL : L'Europe n'a pas à chercher à se débarrasser d'un dictateur sur son propre sol ?
Georges Sarre : L'Europe doit tout faire pour renforcer la démocratie. Mais ce qu'il faut bien voir, c'est que, quand même, les uns disent – et je suis de ceux-là, comme d'ailleurs tous ceux qui étaient à Rambouillet : on maintient les frontières internationales. C'est-à-dire qu'on dit : la fédération yougoslave, telle qu'elle est, c'est bien. Et on dit en même temps : il faut que le Kosovo soit autonome. Très bien. Mais les Kosovars veulent l'indépendance. Donc c'est un marché, une dialectique foncièrement hypocrite. Car l'accord il est pour deux ou trois ans ; après, sans doute referendum, élection. Et alors ? Ça veut dire que toutes les frontières, au niveau européen, pourront être mises en cause ? Celles qui sont issues des guerres de 70, 14-18, 39-45 ? Mais, vraiment, quand même, à quoi pense-t-on !
RTL : Mais pourtant M. Jospin, ce matin, a réaffirmé, à l'intention de Miloševic, que les frappes pouvaient s'interrompre à tout moment, s'il acceptait de revenir à la table des négociations...
Georges Sarre : Oui, et s'il ne revient pas ? Si les Serbes se rassemblent autour de lui ?
RTL : À qui la faute alors ?
Georges Sarre : À qui la faute ? Ni à vous, ni à moi. La question est de savoir comment, aujourd'hui, sur les bases nouvelles, il est possible de reprendre le dialogue et la discussion. Car on ne peut en sortir par le haut, à savoir par un accord politique. Dites-vous bien que, de toutes les façons, toute action de guerre, toute guerre se termine autour d'un tapis vert.
RTL : Vous pensez qu'on peut encore reparler avec Miloševic ?
Georges Sarre : Moi, je n'ai cru comprendre dans les déclarations du président Clinton, dans celles des européens, que l'objectif c'est de se débarrasser, physiquement, ou politiquement de Miloševic. On devrait faire ça avec Saddam Hussein. Il est toujours là ! Alors, moi je ne sais pas. Car vous posez là une vraie question. Je considère que ces opérations militaires, ces bombardements ont été lancés sans but clairement défini, sans fondement en droit international, sans débouché préparé. Quand vous dites : « Que va-t-il se passer ? », je suis comme tout le monde, je ne le sais pas, et les responsables pas d'avantage.
RTL : Vous auriez eu la même attitude si l'opération n'avait été menée que par des pays européens ? Ce qui vous choque le plus, c'est le fait que ça soit les États-Unis ?
Georges Sarre : Non, non . Je considère qu'on a contourné l'ONU, ce qui est une très mauvaise chose. Ce que je regrette, c'est que la France ou le grand pays comme le nôtre n'ait pas les coudées franches. Entre les groupes de contact, entre l'ONU, l'OTAN, on voit très bien que ce sont les États-Unis d'Amérique qui pilotent.
RTL : Ce matin – nous somme mardi – commence la troisième semaine de bombardements de l'OTAN sur les forces serbes. Quel bilan dresseriez-vous des deux semaines de bombardements ?
Georges Sarre : Pour ma part, je considère qu'il est temps que les autorités françaises procèdent en leur sein à une réflexion stratégique.
RTL : Parce que tel n'a été le cas ?
Georges Sarre : Car les choses me semblent claires. Depuis le début des bombardements, nous constatons deux phénomènes indiscutables : l'immense majorité des Serbes, pour ne pas dire la totalité des Serbes, se rassemblent autour de Miloševic. Miloševic n'est pas seul. Il exprime une certaine réalité serbe : la Nation serbe existe. Deuxièmement, les Albanais quittent massivement le Kosovo, ils partent en masse sous les effets de la guerre. Donc il me semble qu'il est temps, je le redis une nouvelle fois, pour qu'une initiative diplomatique soit prise, qu'on revienne autour d'une table de négociation, car seul l'arrêt, de chaque côté, des faits de guerre est susceptible d'empêcher ce drame qui est l'engrenage en marge et la catastrophe humanitaire que chacun peut constater.
RTL : Parleriez-vous d'échec des frappes de l'OTAN ?
Georges Sarre : Vous vous souvenez, au départ, de ce que l'on nous a dit : c'est un pari. M. Miloševic, il lui faut en quelque sorte un alibi, quelques jours de frappes et il reviendra à la table des négociations. C'est tout le contraire qui se produit.
RTL : Donc, c'est un échec ? Vous utiliseriez le mot « échec » ?
Georges Sarre : Je n'utilise aucun mot, ni « échec », ni « demi-échec ». La réalité est que les bombardements continuent, que l'appareil répressif serbe n'est pas détruit, que le peuple serbe se dresse contre les actions de l'OTAN. Et c'est pourquoi, si on veut aller vers la paix, il faut rechercher une solution onusienne, car je doute que les soldats de l'OTAN soient accueillis à bras ouverts.
RTL : Vous disiez tout à l'heure : « Miloševic est un Serbe parmi les Serbes et tout le monde est d'accord avec lui ».
Georges Sarre : Je ne l'ai pas dit comme cela.
RTL : Oui, mais enfin presque. Miloševic est quand même quelqu'un de barbare. Vous pensez que tout le peuple serbe est barbare, et participe de ce qui se passe en ce moment au Kosovo avec les épurations et les destructions ?
Georges Sarre : Le peuple serbe est un grand peuple. Il a une histoire.
RTL : C'est pour cela que pose la question : est-ce qu'il n'y a pas une responsabilité personnelle de ce qui se passe au Kosovo ?
Georges Sarre : Je pense qu'au départ, il y a une mauvaise analyse. Car je vous ai dit : c'est un pari. On nous a expliqué : il suffit de faire ceci et cela et vous verrez, les négociations interviendront.
RTL : Que faire pour éviter que Miloševic et ses hommes continuent de tuer, de massacrer au Kosovo ? C'est quand même cela le problème !
Georges Sarre : Il y a des choses qu'il ne faut pas faire : nous devons refuser avec force la perspective de l'engagement terrestre. Regardons les choses en face : la Yougoslavie n'est pas l'Irak. Ce n'est pas le désert, c'est un pays de montagnes et de forêts. Ne l'oubliez pas, la Yougoslavie fut le berceau de ce qu'on a appelé l'autogestion. Son système de défense est fondé sur l'idée d'une défense populaire.
RTL : Comment arrêter ce qui se passe au Kosovo ? La question est celle-là.
Georges Sarre : Je viens de vous le dire : prendre une initiative, une conférence internationale. Et j'espère que dans le cadre de la rencontre du G8 qui va avoir lieu, eh bien, il sera possible, pour la France, pour le gouvernement français, les autorités publiques françaises, d'avoir une forte initiative de façon à ce que le dialogue reprenne. Ce que je crains, c'est que les Américains – car nous sommes à la veille du cinquantième anniversaire de l'OTAN – veuillent consacrer à l'occasion de cette date, le rôle de l'OTAN comme outil de solution de toutes les crises. Alors là, c'est une mauvaise chose. Si, dans le cadre du G8, auparavant, les Américains demandent une rencontre pour que tout le monde soit aligné et en réalité que l'on continue les bombardements, eh bien, je dis que c'est autant de temps perdu, donc autant de malheureux en Yougoslavie, qu'ils soient Serbes, qu'ils soient Kosovars, qu'ils soient Albanais, ce sont des femmes, des enfants et des hommes qui meurent.
RTL : Pourquoi une conférence nouvelle réussirait alors que Rambouillet a échoué ?
Georges Sarre : Je pense qu'on ne reviendra pas à Rambouillet. Ce qui a été manqué ne réussira plus maintenant.
RTL : C'est fini, l'accord de Rambouillet, définitivement ?
Georges Sarre : À mon avis, oui. C'est classé.
RTL : Et donc une nouvelle conférence ? Pourquoi Miloševic accepterait d'aller à une conférence et de signer une paix qu'il a refusée ?
Georges Sarre : Mais parce que, à un moment ou à un autre, il faut bien parvenir à une solution politique. Évidemment non. On parle beaucoup des réfugiés. Mais ces malheureux, est-ce que vous voyez un peu la situation dans laquelle ils se trouvent ? Quand vous apprenez que des ponts sont bombardés, quand vous apprenez qu'il y a des victimes, des deux côtés, à ce niveau-là, on peut rester insensible et on va s'entêter ? M. Clinton va dire : voilà ce qu'il faut faire, on continue, allons-y !
RTL : À propos des réfugiés, vous approuvez la politique française qui est de refuser de recevoir en masse les réfugiés pour leur donner une chance ?
Georges Sarre : Il y a l'émotion d'une part, et moi je suis de ceux qui sont émus par ce que je vois, par ce que j'entends. Mais dans la vie quand même, il faut faire fonctionner sa matière grise. Or la priorité, aujourd'hui, pour le gouvernement français – et les autres feraient bien de s'inspirer de la politique du gouvernement français – c'est l'accueil d'urgence. Il faut des tentes, de la nourriture, des médicaments, des médecins, des infirmières et des infirmiers...
RTL : Mais là-bas, sur place ?
Georges Sarre : Là-bas, sur place. Je ne dis pas au Kosovo. Je dis en Macédoine, dans les pays riverains, de façon à ce que les gens soient traités immédiatement. Vous avez vu des femmes et ces hommes, ces enfants descendant des cars, arrivant à pied, dans les voitures à cheval, hagards ?
RTL : Mais pas chez nous, c'est cela ?
Georges Sarre : Non, ce n'est pas cela. Je dis que l'urgence, la priorité, c'est l'accueil sur place des gens, et les réfugiés qui voudront venir en France – car cela n'a pas été bien compris – tous les réfugiés qui voudront venir en France pourront le faire. Mais se partager un contingent n'est pas une priorité. Je pense que le gouvernement français a raison de ne pas s'engager dans cette mécanique-là. Il faut traiter les gens individuellement, par famille, par groupe. Vous savez où ils vont arriver, les 20 000 qui vont partir aux États-Unis ? À Guantanamo. C'est-à-dire dans des camps. Et comment on va faire ? Si on les accueille, on les traite sur place. Il le faut ! Écoutez, tous ces gens qui disent : « Miloševic, c'est ceci, c'est cela », mais alors ils lui donnent raison ! Parce qu'il a engagé un processus d'expulsion des Kosovars du Kosovo. Il a engagé cette procédure. Et alors nous, on amène les avions : hop ! avec les vivres, les médicaments, et on repart avec son contingent de 10 000 ! Non ! Qu'est-ce que c'est cette politique humanitaire ? Ce n'est ni pensé ni organisé.
RTL : M. Chevènement, le président de votre mouvement, a écrit son désaccord. Il reste au gouvernement. Vous trouvez cela logique ?
Georges Sarre : Je pense que Jean-Pierre Chevènement fait son travail d'homme politique quand il invite les membres du gouvernement à une réflexion philosophique. En effet, est-ce que tous les individus doivent se prendre pour le bon dieu ? Est-ce que nous avons la possibilité de résoudre tous les problèmes ? Chacun doit voir ses responsabilités en fonction de la réalité.