Interviews de M. François Bayrou, président de l'UDF et de Force démocrate, dans "Paris-Normandie" du 19 mai 1999 et "Le Progrès" du 20 mai, sur la présence de trois listes de l'opposition pour la campagne des élections européennes de juin 1999, le fédéralisme et le dépôt d'une motion de censure contre le gouvernement sur la Corse.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : La Tribune Le Progrès - Le Progrès - Paris Normandie

Texte intégral

Paris-Normandie : mercredi 19 mai 1999

Q - Vous partez en campagne sans les gaullistes de Sarkozy, sans les libéraux de Madelin, sans même le soutien de Giscard, fondateur de l'UDF. Cherchez-vous à retrouver une identité au travers de la cause européenne ?

Quand on propose du nouveau, on est souvent seul. Nous formons une équipe qui veut assumer cette nouveauté. La vie politique française, et particulièrement l'opposition, a un immense besoin de renouvellement. Depuis plus de vingt ans, les échecs se sont accumulés, les pratiques politiques ont été pour les électeurs source d'une immense déception. Les coups bas, les trahisons, les changements de camp perpétuels : tout cela a donné la plus mauvaise image possible. Il fallait donc savoir si on continuait, ou si on essayait une démarche nouvelle. La question européenne est de surcroît la question centrale de l'avenir. Notre choix a été de faire une proposition cohérente, et profondément différente, sur l'Europe.

Q - L'Europe fédérale que vous défendez est-elle réalisable, et en quoi se distingue-t-elle de celle dont la construction est en cours ?

Je n'emploie pas cette expression d'Europe fédérale, je parle d'une Europe qui se fédère. Et ce qui compte est d'avoir une vision à la quelle les électeurs puissent adhérer, même en sachant que tout ne se fera pas d'un claquement de doigts. D'abord, ce qu'il y a de frappant, et même de choquant, c'est que les Français savent parfaitement que l'Europe est la clé de notre avenir. Mais si on leur demande comment elle fonctionne, il n'y a pas un pour cent d'entre eux qui peut répondre. C'est profondément anormal. Notre première demande, pour qu'ils sachent comment elle fonctionne, qu'ils puissent la juger, c'est une constitution pour l'Europe. C'est un des points essentiels de notre différence. Nous voulons également une autorité politique identifiée, qui assume l'union, et sur laquelle les citoyens aient une prise afin de pouvoir la changer si elle ne leur plaît pas. Ce président que les Européens connaissent si peu aujourd'hui, il deviendra, une fois élu, la voix et le visage de l'Europe. Il faudra bien aussi se doter d'une véritable Défense européenne. La guerre du Kosovo montre aujourd'hui avec une évidence cruelle qu'en ce domaine, l'Europe ne pèse pas à côté des Américains. Il faut aussi penser à cette union qui va s'élargir aux pays d'Europe centrale et orientale qui appartenaient au bloc communiste. Dernier point essentiel : nous sommes pour une harmonisation fiscale et sociale. Tout cela ne peut se faire avec les institutions d'une Europe pensée pour six, et qui a bien du mal à fonctionner à quinze.

Q - Les projets européens de Pasqua, ou de Sarkozy et Madelin, sont-ils si éloignés du votre ?

Les trois projets sont différents. D'abord celui de Pasqua, qui a sa cohérence et que je respecte même si je ne suis pas d'accord. C'est « revenons en arrière », les Etats se séparent, ils retrouvent leur libre-arbitre solitaire, ils font les accords qui les arrangent, et cessent de former une union. Je pense que c'est une erreur profonde, mais c'est au moins logique. La vision illogique, c'est celle de la liste du RPR, qui dit : « ne changeons rien, ne bougeons pas, tout va très bien comme ça ». Alors qu'à l'évidence rien ne va. Enfin, il y a notre vision, qui veut ouvrir une nouvelle page, en construisant une véritable Europe capable d'agir.

Q - Vous mettez ça sur le compte de l'influence des ultra-libéraux, plus épris des marchés que du contrôle politique…

Il est normal que les ultra-libéraux ne soient pas très européens, car ils applaudissent effectivement aux décisions des marchés, commandées par les financiers, quelles que soient ces décisions. Nous pensons au contraire, et de nombreux industriels avec nous, que la surpuissance du monde financier par rapport au monde du travail et aux projets industriels est un très grave danger. Il faut, pour s'adresser aux marchés, pour se faire entendre d'eux, une puissance politique de niveau suffisant pour qu'on l'écoute. Pas pour dicter des conditions, mais pour réfléchir à une régulation.

Q - Finalement, les socialistes semblent plus proches de vous…

Au départ, certains d'entre eux, et Delors en particulier, étaient en effet plus proches de notre vision. Mais comme ils ont conclu cet accord avec Chevènement, ils sont maintenant dans le mi-chèvre, mi-chou. Ils se situent dans la zone grise, sans vouloir dire vraiment où ils vont. Sans doute aussi parce que Jospin est probablement parmi les moins européens de son propre parti. On ne souvient qu'il avait dit avant les élections législatives qu'il n'appliquerait pas le traité de Maastricht sans lui faire subir profonds changements. Il n'est fort heureusement pas allé au bout de cette idée, et l'Euro existe aujourd'hui…

Q - Vous souhaitez que cette élection européenne se détourne des enjeux politiciens nationaux… est-ce à dire que vous appelez tous ceux qui se présentent et qui seront élus, à siéger réellement et durablement au parlement de Strasbourg ?

JE suis clairement pour que ceux qui se présentent à cette élection, tous les candidats des listes, siègent réellement à Strasbourg.


LE PROGRES : jeudi 20 mai 1999

Q - Première grande réunion électorale à Lyon – parce que l'affaire de la présidence de Rhône-Alpes a été déterminante dans votre choix de présenter une liste ?

La principale raison est que Rhône-Alpes est une région très européenne, dont les principaux élus sont nos amis. Quant à l'affaire du conseil régional, elle a montré qu'il y en avait assez des comportements politiciens, de ces gens qui, un jour, disent « d'accord », et le lendemain, « jamais ». Elle a donc été pour nous un moment d'affirmation : l'UDF respecte ses alliés et exige la même considération. Elle n'accepte pas de voir ses idées caricaturées. Tout cela parce que notre démocratie exige désormais clarté et tolérance.

Q - Votre originalité, dans ces européennes, est de vouloir une Europe fédérale. Le mot ne fait plus peur ?

La réalité, c'est que l'immense majorité des Français estime l'Europe essentielle pour l'avenir, mais ne sait rien de son fonctionnement, des différences entre la Commission, le Parlement et le Conseil. Nous voulons donc que l'Europe soit organisée comme une démocratie, dans la transparence. Nous demandons une Constitution, un texte simple qui explique aux citoyens comment l'Europe fonctionne en application du principe de proximité : l'Europe ne doit pas faire ce que les Etats et les régions savent faire, mais elle doit s'occuper de ce que les Etats n'ont pas les moyens de faire seuls. Nous demandons aussi que le président de l'Union européenne ne soit plus désigné, mais élu, dans un premier temps par les parlementaires européens et nationaux. L'Europe aura ainsi un visage et une voix légitimes.

Q - Le problème du fédéralisme, c'est qu'il peut obliger un pays comme la France à faire ce qu'elle ne voudrait pas…

C'est la critique de ceux qui s'opposaient à l'euro, affirmant que la France se verrait imposer sa politique monétaire… Mais le peuple français a répondu : arrêtez de nous parler de chimères, nous n'avons plus le pouvoir monétaire ; parlons plutôt de réalité : le pouvoir monétaire, c'est le dollar, et nous voulons une monnaie européenne qui ait le même pouvoir. Le même raisonnement vaut pour la défense européenne : chacun sait bien que la France seule ne fait pas le poids face aux Etats-Unis au sein de l'Otan. Nous voulons l'Europe dans tous les domaines où les Etats européens n'ont aujourd'hui plus de pouvoir.

Q - Dans votre Europe, la France pourrait-elle décider seule qu'elle intervient ou non au Kosovo ?

Oui, car chaque Etat conservera sa défense nationale, sous l'autorité des chefs d'Etat nationaux. Mais il y aura en plus une défense européenne, placée sous une autorité européenne, dans les domaines où nous ne pouvons agir seuls. Par exemple, dans les satellites : les Etats-Unis en ont plusieurs dizaines, et l'Europe n'en a qu'un. Il faudra donc construire ensemble un réseau européen de satellites. Autre exemple, une force d'intervention européenne.

Q - Soutenez-vous toujours l'action européenne du président de la République, qu'on sait opposé au fédéralisme ?

Pour son action au jour le jour, dans l'Europe comme elle est, le Président a notre soutien. Pour l'Europe de l'avenir, chacun d'entre nous peut avoir sa vision. Il en existe trois au sein de l'opposition : Charles Pasqua souhaite revenir en arrière, et quitter le cadre européen actuel ; Nicolas Sarkozy souhaite que les choses demeurent en l'état, et nous, nous disons que l'Europe du XXIe siècle ne sera pas celle du XXe, car elle devra traiter des problèmes d'une autre ampleur, comme on le voit avec le Kosovo, et parce que l'entrée d'une dizaine de nouveaux Etats va nous obliger à changer nos institutions.

Q - La campagne est assez dure… Comment se retrouvera l'opposition au lendemain des élections ?

Elle n'est pas dure de mon fait, car je pense que l'agressivité est un signe de faiblesse…

Q - Vous en voyez chez vos concurrents ?

Oui, j'en vois, j'en entends et, à la vérité, cela m'amuse. L'opposition se retrouvera sur un nouvel équilibre, avec des projets clairement affirmés par trois familles politiques qui, je l'espère, se respecteront : une famille nationale, une famille très libérale et conservatrice, et notre famille européenne et sociale. Cela reflétera le vrai visage de l'opposition, permettant un débat d'idées décomplexé, afin de tourner enfin la page sur les querelles de personnes.

Q - Pourquoi déposer une motion de censure contre le gouvernement sur la Corse, après avoir renvoyé gauche et droite dos à dos ?

Nous avons voulu cette motion de censure, pour sanctionner la responsabilité politique du gouvernement dans ce qui est arrivé en Corse.

Q - L'opposition fera ainsi son travail, et chacun présentera sa vision.

La mienne est claire : cette responsabilité politique naît de l'illusion qu'on peut diriger de Paris les affaires des régions françaises.

Q - C'est une illusion partagée par la gauche et la droite, c'est un mal français, qui explique que le bilan de l'action en Corse des gouvernements de droite et de gauche n'est pas glorieux.