Article de M. Jacques Delors, membre associé du bureau national du PS, dans "Après Demain" de septembre 1997, sur l'Union économique et monétaire comme couronnement du processus d'intégration économique et première étape de l'Union politique de la construction européenne, intitulé : "L'UEM ou comment passer de la monnaie au politique".

Prononcé le 1er septembre 1997

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Média : Après demain

Texte intégral

Tous les regards sont, en ce moment, tournés vers l’Union économique et monétaire dont beaucoup s'accordent à penser qu'elle est, à la fois, le couronnement du processus d'intégration économique et la première étape concrète de l'Union politique. C'est possible, Mais si certaines conditions sont remplies et donc si, au préalable, quelques malentendus sont levés.

Car, en définitive, chacun le voit bien, comme toujours, derrière les discussions de nature économique, se profilent de grandes options politiques. L’opinion publique n'en a pas été consciente pendant longtemps. Mais aujourd'hui, et en raison des progrès réalisés par l'intégration économique, le politique revient en force. La démocratie et le civisme ne pourront qu'y gagner.

L’UEM ou le couronnement de l’intégration économique

Les sceptiques ont, tout au long de celle aventure européenne, prédit régulièrement sa fin. Dans les années soixante, alors que s'exaspéraient les oppositions entre les partisans d'une organisation intergouvernementale et les avocats du fédéralisme. Dans les années soixante-dix, avec les bouleversements apportés par l'inconvertibilité en or du dollar et la hausse du prix du pétrole. Au début des années quatre-vingt, alors que la Communauté était à nouveau paralysée par ses oppositions internes. Après l’effondrement du communisme, puisque disparaissait l'une des fortes motivations de l’unité des Européens : assurer leur sécurité et résister à l’expansionnisme soviétique.

La construction européenne ne peut, dans son histoire, être assimilée à un long fleuve tranquille. Elle a connu des crises, des périodes de doute. Nous sommes encore dans l’une d’entre-elles, aggravée par la médiocrité de la situation économique et l’ampleur inquiétante du chômage.

Et pourtant, en chacune de ces circonstances, il s’est trouvé des responsables pour en appeler au politique, afin de transcender les difficultés de la voie économique. En vain.

C’est dans ce contexte qu’il faut replacer les deux initiatives des années soixante-dix.

Tout d’abord, le rapport d’un comité d’experts, présidé par Monsieur Werner – alors Premier ministre du Luxembourg – et qui était chargé de proposer un plan pour l'Union économique et monétaire. Des premières mesures ont suivi, mais il est apparu, vers le milieu des années soixante-dix, que le processus avait perdu de sa force, en raison des divergences des politiques économiques suivies par les pays membres, face aux chocs venus de l'extérieur.

Puis, en 1979, la création du système monétaire européen et de l'unité monétaire dénommée écu. Constatation remarquable : contrairement à la tentative précédente, celle-ci réussit, malgré le deuxième choc pétrolier, à provoquer, puis à soutenir la convergence économique progressive des pays dont les monnaies évoluaient dans ce système de changes relativement fixes. En d'autres termes, la dynamique monétaire engendrait un cercle vertueux économique.

Les succès du SME contribuèrent à cette relance par l’économie que proposa la Commission européenne en 1985, en faisant adopter l’objectif 1992 de réalisation d’un grand marché sans frontière intérieure. Puis ce fut la modification des traités (l’Acte unique) destinée à faciliter les prises de décisions nécessaires et à renforcer les politiques structurelles et les coopérations entre les États membres. L’approche par l’économique faisait donc, une nouvelle fois, ses preuves, dans une sorte d’engrenage vertueux complète par une nouvelle constitution financière adoptée en février 1988 et qui donnait à a Communauté les moyens financiers pour développer la solidarité à l’égard des régions en difficulté ou en retard de développement (six fois plus de ressources consacrées aux politiques structurelles en 1996 par rapport à 1985).

Comme cette relance de 1985 avait stimulé nos économies qui retrouvaient le chemin de la croissance et de la création d'emplois (9 millions de postes de travail créés de 1985 à 1992), l'ambiance était à l'optimisme chez les responsables européens. À ce point que certains d'entre-deux envisageaient, dès 1988, la suite logique de réalisation de ce grand marché : une monnaie unique pour l'Europe. Si bien que le Conseil européen de Hanovre décida de confier à un comité, composé des gouverneurs des Banques centrales et que l'on m'avait demandé de présider, la mission de définir les objectifs, le cadre et les conditions d'une union économique et monétaire. Le rapport de ce comité fut adopté en juin 1989, par le Conseil européen qui décida même de fixer au 1er juillet 1990 le démarrage de la première phase du processus, coïncidant ainsi, avec l'échéance déjà décidée pour la pleine libération des capitaux dans la Communauté.

Il s'agissait bien de couronner la construction de l'Europe économique. Ce rappel est, me semble-t-il, utile pour bien montrer b dynamique propre de cette construction, alors que certains défendent une thèse en grande partie, erronée selon laquelle c'est l'unification de l'Allemagne qui aurait provoqué, sous la poussée des partenaires de ce pays, l'accélération de l'intégration économique et monétaire.

En réalité, si un lien a été fait, c'est bien, après dix-huit mois de discussions, celui entre l'UEM, d'une part, et un progrès vers l'Europe politique, d'autre part. D'où la mise en œuvre parallèle des deux conférences intergouvernementales et leur aboutissement, le traité de Maastricht. Ainsi, le politique tentait de rejoindre l'économique.

Mais le climat d'euphorie allait vite s'estomper. Ce fut la tragédie yougoslave qui trouva les membres de l'Union européenne, divisés, et en partie impuissants. Ce furent les attaques spéculatives de septembre 1992 et juillet 1993 qui ébranlèrent le SME. Ce fut aussi l'entrée dans un cycle récessionniste qui, on ne le sait que trop, complique sérieusement les efforts des pays européens pour satisfaire les critères d'admission à la monnaie unique. Dans un tel contexte, les conséquences sociales et les vives polémiques qu'engendrent les politiques de réduction des déficits, nourrissent les débats souvent orageux sur la validité du projet lui-même.

Les conditions de réussite de l’UEM

L’UEM comme processus d’adaptation

L'Union économique et monétaire se présente, aux yeux des opinions publiques, avant tout comme une contrainte, dans la mesure où elle oblige à un assainissement financier et à une réduction de l'endettement public. En réalité, il n'était plus possible à nos pays, avec ou sans perspective de la monnaie unique, de continuer sur la vole des déficits.

Tout d'abord pour des raisons démographiques, car ce serait léguer aux générations à venir, une charge insupportable compte tenu de la dégradation du rapport entre actifs et inactifs. Mais aussi pour des raisons économiques : les pays européens étaient entrés dans un cercle vicieux où la dette se nourrit de la dette, aux dépens de l’équilibre budgétaire et en sacrifiant d’autres dépenses publiques pourtant indispensables pour assurer aussi bien le progrès social que la compétitivité de nos économies.

Certes, l’assainissement financier n’est pas une condition suffisance, mais une condition nécessaire. Une fois achevée, il redonnera aux États, des marges de manœuvre pour soutenir la croissance et développer les tâches d’intérêt général.

Ceci étant dit, comme le soulignait le Livre blanc de la Commission européenne sur « croissance, compétitivité et emploi », des réformes structurelles sont également indispensables. L’accent étant mis en particulier sur la recherche-développement, alors que nous vivons une mutation technologique de grande ampleur. L’Europe prend du retard, notamment dans le domaine des nouvelles technologies de l’information. Malheureusement, si le Conseil européen de décembre 1993 a pris en considération les orientations du Livre blanc, les actions proposées de coopération au niveau européen n’ont pas été réellement mises en œuvre. De même, alors que la conjoncture économique donnait des signes de faiblesse, il n’a pas été possible de s’engager, avec l’ampleur souhaitée, dans de grands programmes européens d’infrastructures, dont l’objet essentiel était d’améliorer la compétitivité globale de l’économie européenne. De tels programmes étaient pourtant réclamés par les entreprises qui mettaient l’accent, depuis quelques années, sur ces réseaux qui font défaut pour une circulation plus rapide et moins coûteuse des personnes et des biens.

Quant aux propositions faites pour améliorer le fonctionnement du marché du travail et l’employabilité des travailleurs, elles ont été retenues par certains pays membres qui, comme les Pays-Bas ou le Danemark, en recueillant déjà les bénéfices, dans la lutte contre le chômage. Mais là encore, l’effort accompli ne l’est pas par tous les pays, avec suffisamment de vigueur. N’oublions pas que nous entrons dans une troisième révolution industrielle, caractérisée par l’émergence constante de nouvelles technologies qui bouleversent les compétences professionnelles acquises et l’organisation du travail. D’où la nécessité de promouvoir une éducation tout au long de la vie, qui renforcerait la capacité d’adaptation des travailleurs et faciliterait l’actualisation des connaissances et des manières de faire.

Pour en revenir à la période récente, il va de soi que les changements structurels auraient été facilités par le maintien d’une croissance économique plus forte que celle que nous avons connue. Il y a la matière à réflexion sur deux points essentiels : la nécessaire coopération, au niveau européen, entre les politiques macroéconomiques et la recherche d’un bon dosage entre politique budgétaire et politique monétaire. Or, nous devons constater, ces dernières années, une carence sur ces deux plans et en tirer les enseignements pour l’avenir.

Les débats autour de l’UEM

Il est normal qu'un projet aussi ambitieux donne lieu à des débats et à une discussion démocratique. Qui s'en plaindrait ? On doit tenir compte aussi des craintes particulières qui s'expriment dans tel ou tel pays. Mais attention, il ne faudrait pas qu'en exagérant les arguments pour convaincre ici, on n'envenime le débat ailleurs. Car le risque serait alors grand de déboucher sur une crise politique ou sociale.

Je n'entrerai pas dans un de ces débats, à savoir qui fera partie du premier train de pays aptes, dès le 1er janvier 1999, à entrer dans l’UEM. Car il existe un traité qui fixe les conditions d'accès à la troisième phase. Et ce traité a été rédigé avec beaucoup de soin, pour permettre une interprétation dynamique des critères et fonder les bases solides et durables pour un bon fonctionnement de la monnaie unique. Que l'on se rassure. En tant que citoyen français, je ne suis pas décidé à accepter l'échange d'un franc désormais stable et solide contre un euro n'offrant pas toutes les garanties d'une monnaie forte.

Si bien que la seule dispute qui mérite une clarification est celle qui porte sur ce que les Français appellent le « gouvernement économique ». La formule, me dit-on, inquiète. Laissons-la donc de côté pour en revenir au traité. Car il s'agit d'appliquer, rien que le traité, mais tout le traité. Or que dit celui-ci dans son article 103 ? Que les pays membres considèrent leurs politiques économiques comme d'intérêt commun. Que le Conseil européen adopte chaque année, sur les propositions du conseil des ministres des finances et de la Commission, des orientations communes en matière de développement économique. Et enfin, que le conseil est chargé de les meure en œuvre dans le cadre d'une véritable coopération. À ces conditions, me semble-t-il, il sera possible d'éviter des chocs asymétriques et de maximiser la croissance, la compétitivité et la création d'emplois.

Je l'ai déjà dit : le passé récent n'est pas encourageant en la matière. C’est une raison de plus pour préciser, dans un pacte spécial, d'une valeur juridique égale à celle du pacte de stabilité déjà adopté, les procédures et les moyens d'une coopération réaliste et efficace entre les politiques macroéconomiques des États membres.

Le récent Conseil européen, tenu à Amsterdam, n'a pas pris de décision claire et concrète sur la coordination des politiques économiques. Or, c'est pour moi, une précondition indispensable pour la réussite de l'UEM.

Les promesses de l’UEM

Alors, pourrons-nous attendre beaucoup des potentialités d'une union économique fondée simultanément sur la coopération des politiques macroéconomiques et une bonne gestion publique et sur une union monétaire basée sur une Banque centrale européenne pleinement indépendante ?

Dans ce cadre, nous pourrons établir les bases d'un développement économique soutenable, qui redonnera à l'Europe des raisons de se féliciter de cette grande idée politique créée dans les années cinquante : unir nos forces pour consolider la paix, améliorer la compréhension mutuelle entre les peuples, jeter les bases d'une prospérité durable, se donner la capacité de défendre nos intérêts dans le monde et d'y servir nos idéaux, d'entente et de justice.

L'Union européenne disposera, en effet, avec une monnaie unique et forte, d'un atout considérable pour assurer la stabilité nécessaire à une augmentation des échanges intra-européens et bénéficier ainsi de tous les avantages d'un grand marché unique. L’euro se développera comme monnaie de paiement, instrument d'épargne, et aussi monnaie de réserve. L’Europe sera mieux armée pour améliorer la concertation internationale, en matière monétaire et financière, comme en matière commerciale, alors qu'elle subit, jusqu'à maintenant, les « caprices » du dollar.

Nous tournant vers l'avenir, nous devons inclure, dans nos politiques économiques, la défense de l'environnement, la mise en œuvre des nouvelles technologies, l'aménagement du temps. Une coopération plus étroite entre les pays membres permettra de trouver les voies d'un redressement indispensable pour créer de nouveaux emplois répondant à ces exigences, mais aussi aux nouveaux besoins de la population. C'est ainsi que nous pourrons maintenir le modèle social européen et ses valeurs de solidarité et de responsabilité, tout en l'adaptant aux nouvelles conditions économiques et démographiques.

Ainsi conçue, l'Union économique et monétaire deviendra la rampe de lancement de l'Europe politique. Tant il est vrai, comme l'histoire de la construction européenne le montre, que la réussite économique appelle un pas en avant politique.