Texte intégral
Q - Bernard Stasi organise pour la deuxième fois les Entretiens européens d'Epernay. Pensez-vous qu'il y a suffisamment d'initiative de ce genre en France ?
Non, je crois que nous manquions singulièrement de grands débats sur les questions européennes en France, notamment dans un esprit pluri-partisan qui permet à la fois de dégager les convergences et les différences. De telles réunions sont beaucoup plus nombreuses dans d'autres pays. Or il serait bon de susciter le débat afin que la campagne pour les élections européennes ne porte pas sur des questions que franco-françaises.
Q - L'Europe souffre d'un manque crucial de lisibilité et de compréhension par les citoyens. Quelles sont, de votre point de vue, les initiatives prioritaires qui permettraient de rendre l'Europe plus populaire ?
Il y a tout d'abord un problème d'organisation du travail au niveau européen et ensuite une question de comportement des responsables politiques en France. Sans modifier les traités existants, on peut améliorer la transparence et l'efficacité des décisions. C'est pour cela que j'ai proposé que, tous les quinze jours, se réunissent les ministres des affaires européennes ou des vice-premiers ministres.
Ils seraient chargés, avec le président de la Commission, de mettre en oeuvre les priorités avancées par le Conseil européen, c'est-à-dire la réunion des chefs d'Etats et de gouvernement, de manière à ce que les citoyens sachent quels projets sont engagés, leurs contenus, leurs motivations. Cela permettrait aux parlementaires nationaux de distinguer les points forts de l'action européenne. Et aux médias de rendre compte de la vie politique européenne.
Q - Etre d'accord sur « le contrat de mariage »
Et qu'entendez-vous par « une question de comportement » ?
Les affaires européennes ne sont plus des affaires étrangères au sens classique du terme. Ce sont des affaires françaises car elles ont des incidences sur le fonctionnement de la nation. Elles doivent être traitées comme telles par le gouvernement et le Parlement.
Pour qu'il en soit ainsi ; il faut cesser la mauvaise habitude de beaucoup de responsables politiques européens qui consiste à revenir d'une réunion du Conseil européen en paraphrasant la formule célèbre d'un premier ministre britannique : « jeu, set et gagne ».
Dans toutes mes visites, j'insiste sur ces deux points qui, même s'ils ne sont pas très sexy, permettrait de faire avancer les choses avant de penser à des grandes réformes institutionnelles, par ailleurs nécessaires pour permettre l'élargissement.
Q - Le grand débat concerne l'Europe a trait à la perspective de son élargissement à une douzaine d'autres pays. Quelles sont selon vous les principales réformes institutionnelles qui devront nécessairement accompagner cet élargissement ?
La première question qui se pose c'est de savoir si ces pays sont tous d'accord sur « le contrat de mariage ». Je ne pense pas. J'ai toujours été partisan de deux ensembles européens. Un grand ensemble où seront accueillis tous les pays qui le souhaitent et qui répondent à trois conditions : être une démocratie pluraliste respectueuse des droits de l'homme, avoir une économie ouverte et acquérir une législation conforme au cadre juridique européen.
Il s'agirait d'un grand espace économique qui, en stimulant la multiplication des échanges, favoriserait la compréhension mutuelle entre les peuples, et la paix, c'est-à-dire les objectifs fondamentaux de la construction européenne. Et puis il y a les pays qui veulent aller plus loin car ils pensent que, dans le monde du XXIe siècle, nos nations doivent exercer en commun une partie de leur souveraineté pour ne pas être marginalisés par l'Histoire.
Ou tout simplement pour défendre leurs intérêts. Ces pays-là pensent monnaie unique, actions communes de politique étrangère, moyens de défense, espace de sécurité pour les citoyens. Si l'on ne propose pas cette distinction, les affaires européennes deviendront de plus en plus obscures, la stagnation dominera, et l'Europe, menacée de déclin, n'arrivera pas à surmonter ses difficultés.
Pour une fédération des états-nations
Q - Il y a un sentiment assez répandu chez les Français, que l'Europe de l'argent est plus forte que l'Europe des gens. Partagez-vous ce point de vue ?
Non, évidemment. A-t-on demandé aux Français où en serait la France sans l'Europe ? Deuxième argument : l'Europe sociale. Je prétends que le verre est à moitié plein. Avec l'égalité homme-femme prononcée pour la première fois par le Traité de Rome. Avec la solidarité entre régions pauvres et riches.
En 1985, quand je suis arrivé, les politiques consacrées à cet effet représentaient 5 milliards d'euros. Aujourd'hui, elles se montent à 33 milliards. Je vous signale au passage que 46% du territoire français sont couverts par les politiques structurelles. Dans l'Acte unique, nous avons institué une législation commune d'hygiène, de santé et de sécurité sur les lieux de travail.
Il y a eu également une législation minimum concernant la durée et les conditions de travail. Quand je suis arrivé à la Commission, J'ai provoqué, malgré un scepticisme général, la reprise du dialogue entre les patronats européens, les syndicats européens et la Commission. Les débuts ont été difficiles, mais le dialogue continue.
Trois, et bientôt quatre conventions collectives en sont le fruit. Il y a donc bien un cadre social au niveau européen. Et je vous rappelle que, sous la poussée de la réalisation du marché unique, les pays européen ont créé 9 millions d'emplois nouveaux entre 1985 et 1991. Alors qu'ils en avaient perdu 1,5 million entre 1980 et 1984.
Q - Pourquoi les créations se sont-elles stoppées en 1991 ?
Le mouvement s'est arrêté car nous avons payé les conséquences de l'unification allemande. D'abord l'augmentation des taux d'intérêt puis un ralentissement de l'économie. Pour réagir contre cela, j'ai fait accoler en décembre 1993 le livre blanc sur « croissance, compétitivité et emploi », qui mettait l'accent sur la nécessité de réformes de structures et d'une coopération accrue entre les pays européens dans les domaines de la politique macro-économique, de la recherche et des infrastructures.
Ces recommandations ont été suivies d'effets dans certains pays . Pas dans d'autres. Surtout, on n'a pas appliqué ces orientations dont un programme de grands travaux au niveau européen. Depuis, l'accord s'est réalisé sur des directives pour l'emploi qui devraient permettre à chaque pays de bénéficier des bonnes recettes des autres mais aussi inciter à une meilleure coordination des politiques économiques.
La politique de l'emploi ne se mène pas au niveau européen, mais au niveau des pays et des bassins d'emploi. L'Union européenne peut seulement apporter une valeur ajoutée, ce qui n'est pas mince.
D'autre part, je demande à tous ceux qui bêlent « l'Europe sociale, l'Europe sociale », les cabris, s'ils accepteraient que la France perde sa souveraineté en matière de santé, d'éducation, de culture et de sécurité sociale. Ces domaines doivent rester de la compétence nationale.
Car ce sont des politiques qui avec l'aménagement du territoire, constituent la basse nécessaire à la cohésion sociale et nationale. Alors arrêtons d'ignorer volontairement ce qui a été fait. Je suis, comme je l'ai toujours dit, pour une fédération des états-nations avec, dans le traité, l'énoncé des compétences exclusives de la nation.
Q - Un grand débat a lieu pour savoir s'il ne serait pas opportun de mettre en place un gouvernement économique de l'Europe. Quelle est votre position sur ce point ?
Je me suis prononcé là-dessus depuis que j'ai présidé le groupe d'experts qui a tracé les contours et établi les modalités de l'Union économique et Monétaire. Il faut que l'UEM marche sur ses deux jambes. La jambe monétaire, qui elle, a été parfaitement constituée. Et la jambe économique, qui ne l'est pas. Et c'est pour cela que j'ai proposé en vain qu'à côté du pacte de stabilité, il y ait un pacte de coordination des politiques économiques.
Q - Mais cette jambe économique ne risque-t-elle pas d'aboutir à un alignement des politiques sociales et fiscales de tous les pays ?
Il est vrai que, s'il y avait une coordination des politiques économiques des pays, cela poserait trois problèmes. Que fait-on si un pays manque à son devoir ? Quels sont les instruments d'intervention dont on se dote, au niveau européen, pour soutenir la croissance ? Quels sont les domaines dans lesquels, pour bénéficier d'une concurrence loyale, il faudrait procéder à une harmonisation progressive ?
Je pense notamment au régime de l'impôt sur les sociétés et au contrôle des revenus de capitaux mobiliers. Soit sous la forme d'une taxe retenue à la source, soit sous la forme d'une déclaration obligatoire ? Cela vaut surtout pour des non-résidents. On n'a pas besoin de plus que l'Union économique et monétaire fonctionne correctement.