Article de M. Jacques Chirac, président du RPR, dans "Le Figaro" du 1er juin 1992, sur l'impuissance de l'Europe et de la France face au conflit en Yougoslavie, intitulé "Devant le massacre : la démission de l'Europe".

Prononcé le 1er juin 1992

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Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro

Texte intégral

Devant le massacre : la démission de l’Europe

La construction européenne n’aura de sens que si les grandes puissances exercent enfin leurs responsabilités.

Il aura donc fallu les images effroyables des femmes et des enfants assassinés à Sarajevo pour qu’enfin – après onze mois de barbarie – l’Europe et les Nations unies se décident à prendre des sanctions contre la Serbie.

Tardives, seront-elles au moins efficaces ? Certains en doutent déjà qui pensent que les Nations unies devront aller plus loin sur la voie de l’intervention.

Les mesures décidées à Bruxelles le 27 mai n’ont, en effet, qu’un caractère symbolique : pour l’essentiel, elles se bornent à suspendre l’octroi de crédits à l’exportation pour les Douze, ainsi que la coopération scientifique et technique. Pour le reste, l’Europe délègue une nouvelle fois aux Nations unies le soin de prendre des sanctions plus sévères, comme le gel des avoirs de Belgrade à l’étranger, la suppression des droits d’atterrissage de la compagnie yougoslave JAT et surtout l’embargo sur le pétrole et les armes que j’ai, pour ma part, demandé depuis neuf mois.

L’histoire jugera sévèrement nos pays et ceux qui les gouvernent. Car cette affaire yougoslave est aussi scandaleuse sur le plan moral qu’elle est grave pour l’avenir de la paix en Europe.

Le désastre humain de cette guerre moyenâgeuse se passe de commentaire : chacun a vu ces images terribles, chacun sait les millions de réfugiés, les milliers de blessés, de morts, le plus souvent dans la population civile. Ce qui est grave, ici, c’est que tous nos gouvernements savaient des mois à l’avance que l’irréparable était au bout du chemin. Véritable chronique d’une mort annoncée : la date de l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie (26 juin 1991) était depuis longtemps connue de tous ; chacun savait aussi que, sauf pressions extrêmement fortes sur le gouvernement alors fédéral de Belgrade, la Serbie profiterait de l’occasion pour se livrer à une guerre de conquête territoriale. Or qu’avons-nous fait ? Rien ou presque.

Tandis que les Américains, sortis vainqueurs de la guerre du Golfe déléguaient cette affaire « européenne »… aux Européens, ces derniers pataugèrent misérablement dans leur division et leur impuissance. Très vite la tentative de médiation conduite par la troïka européenne en juillet dernier échoua devant la dynamique de guerre et en l’absence de pressions sérieuses de la part des Européens. Plus grave encore, l’Europe des Douze, qui travaillait alors activement, à la préparation du traité de Maastricht, ignore en fait cette guerre à deux heures de Paris et à une demi-heure de Rome. Et chacun retrouva les vieux réflexes des années 1920 : la France de M. Mitterrand soutenant la Serbie, l’Allemagne et l’Autriche prenant fait et cause pour la Slovénie et la Croatie, tandis que l’Angleterre restait soigneusement à l’écart…

Trois mois plus tard, devant la réalité des faits sur le terrain – et devant le poids de la diplomatie allemande –, chacun s’aligna sur la thèse de Bonn, et les Douze reconnurent à l’automne 91 l’indépendance des Slovènes et des Croates.

Mais, là encore, ce qui était prévu de longue date arriva : dès qu’un cessez-le-feu – combien précaire – put intervenir sur le front serbo-croate (une fois 40 % du territoire occupé par l’armée serbe !), la guerre se déplaça naturellement au Sud, c’est-à-dire vers la Bosnie et demain vers le Kosovo. Et aux massacres de Croatie succèdent aujourd’hui et succéderont demain d’autres massacres.

Voilà donc près d’une année que dure cette guerre terrible. Une année pendant laquelle l’Europe a manqué de clairvoyance et a constamment été en décalage par rapport aux événements : malgré leur courage, les Casques bleus européens, trop peu nombreux et à peine armés, que ne soutenaient aucune volonté politique et encore moins de force militaire sérieuse, ont dû être retirés des zones de combat, laissant les populations civiles sans protection. Le pétrole, sans parler d’autres échanges, continue à couler à flot depuis la Grèce – membre de la Communauté – vers la Serbie, alimentant les chars et les avions de son armée. Et, pendant ce temps, l’Europe des Douze « fait » Maastricht, et la France et l’Allemagne annoncent un corps d’armée commun qui sera opérationnel… en 1995 !

 “ Une France sans ambition qui tente de masquer son impuissance ”

Mais le plus grave est peut-être encore à venir. La guerre en Bosnie, et celle qui menace d’un jour à l’autre dans le Kosovo (dont la population est à 90 % musulmane et d’origine albanaise), risque désormais de dégénérer de guerre civile en vrai guerre interétatique, entraînant Grecs et Turcs, Bulgares et Albanais et, bien sûr, Serbes, dans un autre épisode des conflits balkaniques qui ensanglantèrent le début de ce siècle.

Faudra-t-il qu’on en arrive là pour qu’enfin nos gouvernements veuillent bien se réveiller ? Ou bien faudra-t-il que l’Amérique, comme vient de le laisser entendre James Baker, prenne une nouvelle fois le relais d’une Europe inexistante ?

J’ai un peu honte devant le spectacle que donnent nos pays, pourtant riches et puissants, qui se payent de mots creux et de songes lointains, tandis que la guerre se déroule à leurs portes.

Et je suis triste pour une France sans ambition qui ne se donne pas les moyens d’une politique de paix, et qui tente de masquer son impuissance et les errances de sa diplomatie, en se posant en chevalier de l’aide humanitaire. Comme si l’aide, nécessaire et courageuse, aux malheureuses victimes civiles de Dubrovnik ou de Sarajevo lui donnait encore l’illusion d’exister sur la scène internationale. Il est certes louable d’aider à panser les plaies de la guerre, mais n’est-il pas plus urgent encore d’éteindre l’incendie et d’empêcher son extension ? Il fut un temps où la France avait encore cette ambition. Elle préfère aujourd’hui, à l’image de l’Europe assouplie et impuissante, soulager ainsi sa conscience. Je crains fort que cela ne suffise ni à faire cesser cette terrible guerre ni à nous protéger des périls qui menacent. En un mot, cette démission n’est conforme ni aux exigences de la morale ni aux intérêts des pays européens.

La construction européenne n’aura de sens que si les grandes puissances, clairvoyantes et résolues, exercent enfin leurs responsabilités.

Par Jacques Chirac